Le travail en temps de pandémie

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Un des paradoxes du confinement pendant l’épidémie COVID-19, c’est qu’il a mis au grand jour les travailleurs et travailleuses invisibles en « temps normal » : ceux et celles qu’on a appelé les « petites mains« , d’abord les soignant-es bien sûr, mais aussi celles et ceux qui font tourner la société dans ses rouages : le nettoyage, les livreurs, les éboueurs, les saisonniers, etc. Nous donnons accès ici à un article très complet du sociologue Stephen Bouquin (qui dirige la revue Les Mondes du Travail) sur cette étude du travail dans toutes ses dimensions. Cet article devrait intéresser les syndicalistes dont c’est devenu une grande préoccupation. Nous  publions ici un extrait en commençant par citer Yves Clot, psychologue du travail, qui explique que les travailleur-euses pendant le COVID ne sont pas des « héros » : « Ils sont là, c’est tout« .

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Les Mondes du Travail est une revue éditée par l’association du même nom. Elle développe une orientation critique à l’égard des réalités contemporaines du travail, en lien avec le hors-travail et la structuration sociale en général.

Les Mondes du Travail est une revue interdisciplinaire (sciences sociales, économiques, juridiques, politiques, anthropologie, démographie, psychologie, philosophie) et s’adresse autant au monde de la recherche et de l’enseignement qu’à celui des acteurs sociaux.

Directeur de publication : Stephen Bouquin

 

  • Accès à l’article complet :http://lesmondesdutravail.net/a-quand-les-luttes-virales/
  • Plan de l’article complet :

Plan: 1. Le travail essentiel devient visible / 2. Un marché de l’emploi à l’arrêt / 3. Le précariat sur la touche /4. Les conditions de travail sous tension / 5. Un télétravail aliénant / 6. La santé au travail comme enjeu de santé publique / 7. Vers une intensification des conflits ?

A quand les luttes virales ? Le travail en temps de pandémie

« …[…] Pour Yves Clot, l’héroïsation est inutile car elle peut avoir comme effet de faire disparaître une deuxième fois le travail ordinaire « Les agriculteurs, les travailleurs sociaux, les ouvriers autour de lui, c’est pareil : ils sont là, c’est tout. Et au fond, c’est une belle définition du travail : travailler, c’est être là…»[1].

Et justement, si il existe une activité de travail super-invisible, c’est bien celui du nettoyage ! Nettoyer doit se fait à l’abri des regards, comme l’a montré Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham. Transparent.es ou invisibles, présent.es aux heures où les autres dorment ou prennent leur pause repas, l’invisibilité représente en quelque sorte la condition normale de ce labeur. Pour François-Xavier Devetter et Julie Valentin, l’externalisation n’a fait que renforcer cette invisibilité, en imposant au passage davantage de travail à temps partiel, des contrats courts et des conditions de travail au rabais[2]. Le lien de causalité entre cette externalisation et une baisse de la qualité du service (provoquant des maladies nosocomiales en milieu hospitalier) a également été établi. Dans les conditions de la crise sanitaire, une revalorisation du travail passe obligatoirement par une ré-internalisation : « La crise plaide ainsi en faveur d’une revalorisation importante du travail des agents d’entretien : ils ne sont pas à la base d’une consommation intermédiaire dont le coût doit être réduit par la mise en concurrence de leurs fournisseurs. Ils sont en charge d’un service au cœur de l’activité des entreprises et des administrations. Ce service a un prix et cela ne peut être aux salariés de participer à son rabais en subissant salaires indignes et conditions de travail encore dégradées. ». En conséquence, même si des mesures partielles peuvent améliorer les conditions d’emplois « seule une remise en cause du processus d’externalisation semble à même de renverser la tendance à la délégation du « sale boulot » aux plus précaires. ».

Reconnus comme « héros de la nation », le personnel soignant a partout fait preuve de dévouement, d’engagement et d’abnégation. En même temps, cette mobilisation s’est faite au prix d’une acceptation de conditions de travail dégradées. D’abord au niveau des protections contre les risques de contamination. Selon Philippe Crepel, responsable de la CGT Santé, la mobilisation des équipes s’est faite en faisant fi de la pénurie des matériels de protection. Le sondage réalisée par la CGT-Santé, publiée dans l’Humanité du 6 mai 2020[3] , indique que 64 % de ses sections syndicales, dans des établissements représentant environ 80% des personnels, font état de pénurie de matériels de protection (avec une situation aggravée dans les zones rouges). Environ un tiers des équipes s’est vu contraint de travailler sans masque tandis qu’un autre tiers n’avait que des masques non adaptés.  Certains établissements manquaient de surblouses, d’autres de masques ou de lunettes. Selon Laurent Laporte, secrétaire général de la CGT-UFMICT (médecins et cadres hospitaliers) « la politique de gestion régionalisée des risques montre bien l’incapacité d’une réponse nationale au Covid19  ». Fin avril, le personnel soignant comptait environ 12 000 cas de contamination dans la catégorie « symptomatique » (et donc malade). Selon la CGT-Santé, la proportion de soignants contaminés serait « onze fois supérieure à celle de la population générale ». Les services infectieux dédiés au Covid19 tels que les urgences et la réanimation sont les plus touchés. Au niveau du personnel, les infirmières seraient les premières à être contaminées, suivies des aides-soignant(e)s, des médecins et du personnel de ménage. L’enquête de la CGT révèle aussi que de nombreux soignants contaminés ont continué à travailler auprès des patients : début avril, 10 % des syndicats déclaraient que dans leur établissement, des collègues atteints du Covid étaient maintenus en service. Selon les syndicalises de la CGT Santé, ce taux est monté à 16 % fin avril et à 25 % dans les grands hôpitaux. Faute de personnel, même en étant malade, il fallait reprendre au bout de 3 ou 5 jours d’arrêt: « Des cadres ordonnaient aux infirmières: tant que tu tiens debout, on te donne un masque et tu viens travailler»

Soignants, éboueurs, chauffeurs–livreurs, préparateurs de commandes, agents de nettoyage, toutes et tous se sont vus devenir visibles socialement. Pendant que l’épidémie se propageait, il fallait continuer à travailler « faute de quoi les gens vont avoir des problèmes ». 

Pour beaucoup de ces salarié.es, la conscience de la nature essentielle de leur travail était déjà présente de façon latente. Mais elle ne s’exprimait pas au grand jour, tant les identités professionnelles souffraient d’un déficit de reconnaissance. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’enquête de l’UGICT-CGT révèle que la moitié des salariés encore au travail estiment leur activité comme essentielle. Du côté des ouvriers et des employés d’exécution, ce taux augmente et atteint 65 à 80% dans les secteurs du nettoyage, des soins, de l’enseignement, de la logistique ou de la maintenance.

Pour Thomas Coutrot, cette prise de conscience et les débats qui s’en suivent représentent avant tout une remise en question de la subordination du travail au capital : « En effet, le contrat de travail, qui organise cette subordination, exclut toute participation du salarié à la détermination des finalités de son travail, tout jugement sur le caractère socialement ou écologiquement utile de son activité. » [4] De fait, cette remise en cause va bien au-delà d’une revanche symbolique des « premiers de corvée » sur les « premiers de cordée »[5]. En effet, il est difficile de rester silencieux après avoir risqué « sa peau » et avoir fait la démonstration du rôle essentiel et vital que représente un « labeur » peu rémunéré et mal reconnu. L’épidémie représente un événement majeur à partir duquel la violence symbolique ne sera plus acceptée comme auparavant.

Axel Honneth avait soulevé la question de la reconnaissance comme un enjeu de justice sociale[6]. Désormais, avec l’épidémie du Covid-19, la question est posée à l’échelle de toute la société. L’exigence d’une revalorisation salariale pour les « premiers de corvée » est évidemment des plus légitimes. Mais par-delà l’aspect financier se pose la question du jugement social sur la qualification. Pourquoi continuer à représenter des métiers et des fonctions comme étant « semi » ou « non-qualifiés » ce qui ne fait que renforcer la dévalorisation symbolique? Depuis les 1980, on sait que le « travail réel » exige un savoir-faire et un engagement subjectif important. Or, par-delà la complexité et la « métisse » du travail réel, c’est d’abord l’utilité sociale qu’il s’agit de reconnaître politiquement, non seulement à l’échelle de la société mais aussi sein des structures et organisations. La division du travail doit changer et le pouvoir se démocratiser.

Je rejoindrai donc également David Graeber pour qui la pandémie la pandémie non la différence entre les bullshit jobs (« boulots à la noix ») et les shitjobs (« les boulots de merde »). Pour Graeber, la pandémie  a confronté la société à une réalité souvent déniée:

« L’économie peut aussi se concevoir non comme un marché mais comme une manière de prendre soin les uns des autres, en assurant à chacun les besoins matériels et la base pour des vies pleines de sens. En basant la productivité sur cette conception de l’économie, il devient difficile d’échapper à la conclusion que plus les emplois sont économiquement bénéfiques – la cueillette de fruits, le personnel de soin, les chauffeurs-livreurs, les électriciens, les éboueurs – plus ils seront mal rémunérés, avec moins de reconnaissance et de respect pour le travail fourni, et très souvent des activités à risques ou dangereuses. Par dessus tout, il apparaitra que plus de la moitié du travail le plus important [reproductif] n’est pas du tout rémunéré mais réalisé par amour, et très majoritairement par des femmes. »« 

[…]

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