Syndicalisme et politique : Denis Gravouil (CGT)

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Denis Gravouil, secrétaire confédéral de la CGT depuis le congrès de 2023, en charge notamment des questions d’assurance chômage, répond aux questions de Contretemps à propos du conflit social de 2023 et sur le rapport du syndicalisme aux questions politiques. Cette interview est datée du 22 mai 2024. 

« Il faut poser la question du rapport entre syndicalisme et politique ». Entretien avec Denis Gravouil

 Chef opérateur de prises de vues, Denis Gravouil a rejoint le bureau confédéral de la CGT lors de son élargissement, en juin 2023, suite au très mouvementé 53e congrès, qui a conduit à l’élection surprise de Sophie Binet à la tête de la Confédération. Secrétaire de la CGT-Spectacle pendant une décennie,  remarqué pour son rôle dans les mobilisations dynamiques qui ont jalonné ce secteur – on se souvient notamment du mouvement d’occupation des théâtres du printemps 2021 -–, il apporte une expérience riche en matière de négociations des droits sociaux et de questions liées aux secteurs atypiques du salariat, à l’image des « intermittent.es du spectacle » et de leur régime particulier de droits au chômage.

Nous avons abordé avec lui des défis qui se posent aujourd’hui au mouvement syndical, et en particulier à la CGT : bilan de l’échec du mouvement contre la réforme des retraites, stratégies de l’action syndicale face à un pouvoir de plus en plus autoritaire, situation interne de la CGT et rapport au politique dans un contexte de durcissement des conditions de la lutte sociale et politique.

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Quel bilan de l’échec du mouvement contre la réforme des retraites ?

Contretemps – Nous sommes à un peu plus d’un an après la fin de la séquence du mouvement exceptionnel contre la réforme des retraites par le pouvoir. L’ampleur de ce mouvement était inédite depuis au moins 2010, une mobilisation également dirigée contre une réforme des retraites. Le mouvement de l’an dernier était massif et largement soutenu par l’opinion publique. Pourtant, le pouvoir n’a pas reculé. Comment expliquer cet échec ?

Denis Gravouil  – Le bilan a été fait dans la CGT par la direction confédérale, et en premier lieu par Sophie Binet, en CCN [Comité Confédéral National], le « parlement » de la CGT. Il porte essentiellement sur deux points : le passage en force du gouvernement et nos propres difficultés, car chacun doit aussi balayer devant sa porte. Il faut tout d’abord relever le recours au 49.3 par le gouvernement. Tout le monde savait qu’il n’y avait pas de majorité au parlement pour voter le texte. La preuve en a été que la motion de censure qui a suivi a été elle-même rejetée de justesse, à 9 voix près.

Le 49-3 est un gros problème depuis l’instauration de la Ve République, mais sous Emmanuel Macron les choses se sont particulièrement aggravées. Plusieurs responsables syndicaux au niveau européen avec lesquels Sophie Binet a pu échanger sur le sujet lui ont dit que dans n’importe quel autre pays européen avec un régime parlementaire, la réforme aurait été retirée par le gouvernement avant de passer au vote. Ce passage en force pose à l’évidence un problème majeur de démocratie politique.

Par ailleurs, nous pensons qu’avec un meilleur rapport de force on aurait pu bloquer la réforme. Nous avons en particulier un problème d’implantation syndicale insuffisante, ou inexistante, dans un grand nombre d’endroits. En fait, le problème est double. C’est vrai que la grève coûte cher et que des salariés ont fait grève pendant bien plus que les 11 journées d’action appelées par l’intersyndicale. Les manifestations de rue ont, par ailleurs, été extrêmement suivies. Mais le problème de fond était de bloquer l’économie, d’arriver à rendre insupportable par la grève le coût du passage en force de la réforme.

Cela impliquait de lancer des grèves reconductibles dans différents endroits. Il y a bien eu des appels à la grève reconductible dans certains secteurs et des salariés ont fait grève jusqu’à 25 ou 30 jours, ou ont organisé des grèves tournantes. Diverses tactiques ont été tentées mais, au total, il n’y a pas eu suffisamment de grévistes. Il faut ajouter dans les secteurs des transports, par exemple, les grèves se voient beaucoup moins du fait du télétravail, des lignes de métro automatisées en région parisienne et des dispositifs restrictifs de l’exercice de la grève. Il nous faut donc repenser la stratégie de la grève dans la durée. Cela passe notamment par le développement de l’implantation syndicale dans les boîtes, par la formation de davantage de militant.e.s et par la croissance des effectifs.

A cet égard, le seul point positif dans cette séquence de la réforme des retraites, c’est que tous les syndicats, et en particulier le nôtre, avons gagné en adhésions. A la CGT, nous avons eu 50.000 adhésions supplémentaires, ce qui a sans doute permis d’enrayer la baisse des effectifs, même s’il faut attendre les comptes définitifs, qui sont faits avec un décalage dans le temps pour prendre en compte les remontées du terrain.

Est-ce que la tendance s’est inversée juste pour 2023, du fait du mouvement, ou est-ce que ce sera durable ? L’histoire nous le dira, mais on a quand même plus généralement le sentiment que, dans une partie du salariat, on se dit que les syndicats servent à quelque chose, et que le passage en force du gouvernement est une victoire à la Pyrrhus. La leçon à retenir est qu’il faut développer l’implantation syndicale et la capacité à faire grève, parce qu’on ne fait pas grève dans une entreprise où il n’y a pas de syndicats et en particulier où il n’y a pas de syndicats CGT.

Contretemps – Le constat de la nécessité d’une reconstruction de l’action syndicale par en bas, au niveau des bases et des implantations syndicales, est assurément très largement partagé. Mais parlons aussi de ce qui s’est passé au sommet, au niveau de l’intersyndicale. Il est incontestable que le caractère massif du mouvement n’aurait pas été possible sans ce cadre intersyndical.

Néanmoins, il y a eu un coût aussi à cette unité parce qu’elle ne pouvait pu se faire que sur la base d’un dénominateur commun. Et le dénominateur commun avec des confédérations dont on sait que l’action gréviste n’est pas spécialement leur moyen d’action privilégié s’est traduit par des journées d’action espacées. Entre la première et la deuxième journée d’action, il y a eu par exemple un décalage d’une bonne douzaine de jours. On sait d’expérience que cette stratégie de journées d’action saute-mouton ne peut pas donner de grands résultats face à un pouvoir déterminé à ne pas céder.

Quel bilan convient-il donc de tirer selon toi de ce cadre intersyndical ? Y a-t-il quelque chose qui aurait pu être tenté de la part de secteurs syndicaux plus disposés à faire monter le rapport de forces ?

Denis Gravouil – Il est indéniable que l’existence de l’intersyndicale a fait venir énormément de monde dans les manifs. D’une façon générale, les salarié.es, ça dépend lesquel.les évidemment, étaient et sont majoritairement favorables à l’intersyndicale. C’est la raison pour laquelle celle-ci continue d’exister : ceux qui sortiront du dialogue intersyndical, même si c’est difficile, même si on n’est pas d’accord sur tout, loin de là, sont ceux qui perdront. Bien sûr, tout le monde n’est pas engagé au même niveau.

A la CGT, c’est dans notre ADN de travailler de façon unitaire, y compris si cela conduit à repenser la question de la recomposition syndicale. D’où le travail qui a été entamé avec la FSU. Solidaires n’a pas voulu pour l’instant s’engager mais ils sont quand même d’accord pour en discuter[1]. Avec la FSU, on amorce un processus pour envisager le « retour », en quelque sorte, de la FSU dans la CGT, « retour » au sens où le syndicalisme enseignant, historiquement représenté par la FEN, faisait partie de la CGT avant la scission de 1947 [qui a donné naissance à FO]. Ces discussions sont un point majeur.

Ceci étant dit, je ne justifie pas tout, mais il fallait tenir sur la durée, donc il y avait des compromis à trouver. Rien n’empêchait, et on a essayé d’y inciter, en tout cas j’espère que c’était le cas, d’aller au-delà des journées d’action intersyndicales. On n’aimerait rien tant que de se faire déborder par notre gauche dans un mouvement comme, par exemple, celui sur les retraites. La difficulté consiste évidemment à évaluer dans quelle mesure l’intersyndicale et les rendez-vous dans un temps espacé qu’elle annonçait ont empêché les gens de se mettre en grève.

Pour ma part, je crois que, fondamentalement, quand on interroge les salarié.es, ce qui les a empêchés de se mettre en grève, ce n’est pas le fait que les dates soient espacées. Ce discours, on l’entend parmi certains responsables ou certaines organisations qui affirment que « l’intersyndicale nous a empêché de faire des grèves reconductibles ». Or, la réalité c’est que nous avons tous une difficulté à lancer des grèves reconductibles. Quand, j’étais dirigeant de la fédération du spectacle, même si c’est petit et que ce n’est pas ce secteur qui va bloquer le pays, la grève reconductible, nous ne l’avons jamais eue, malgré nos appels, y compris dans les entreprises où on est très bien implantés, dans l’audiovisuel public par exemple. Dire que c’est la stratégie de journée saute-mouton qui a empêché les gens de faire grève revient, à mon sens, à plaquer une analyse qui a pu, peut-être, être vraie il y a longtemps mais qui ne correspond pas à la situation actuelle des salarié.es. Une situation qui combine effets du télétravail, du chômage, de la précarité, qui rendent très compliqué le recours à la grève, a fortiori à la grève reconductible.

Plutôt que de se lancer dans des débats un peu théoriques, il faut interroger les salarié.es pour savoir ce qui a fait que certain.es ne sont pas mis en grève, ou très peu, sans le leur reprocher bien évidemment. Ce qui nous a fondamentalement manqué, à mon sens, c’est une implantation sur le lieu de travail.  A la CGT, on va juste repasser au-dessus de la barre symbolique des 600.000 adhérent.es, dont environ 100.000 retraité.es. C’est sans doute une grande organisation, mais ce n’est pas la même chose que quand on comptait plus de deux millions, jusque dans les années 1970, où la seule fédération des métaux comptait pour près des deux-tiers que l’ensemble des adhérent.es de la CGT actuellement.

La radicalisation antisociale et autoritaire du pouvoir macronien

Contretemps – Comme c’était largement prévisible, le pouvoir a profité du passage en force sur les retraites pour relancer son offensive antisociale et autoritaire. Les mauvais coups s’accumulent : loi immigration, annonces d’attaques du statut de la fonction publique, réforme de l’assurance chômage, un dossier dont tu es depuis longtemps responsable au sein de la CGT. Quelle est la signification profonde de cette réforme et, plus largement, de ce rouleau compresseur néolibéral ?

Denis Gravouil – Macron est là pour faire passer les réformes dont il estime qu’elles ont permis à l’Allemagne ou au Royaume-Uni d’améliorer leur croissance et leur « compétitivité ».  Davantage que les réformes de Thatcher, de Blair ou d’autres, son modèle c’est les réformes Hartz IV que le gouvernement de Gerhard Schröder a fait passer en Allemagne au début des années 2000. C’était écrit dès 2014 dans le rapport sur la situation comparée de la France et de l’Allemagne qu’il avait commandité à deux économistes, Henrik Enderlein, un expert allemand, et Jean Pisani-Ferry, proche de lui à l’époque. C’était également marqué noir sur blanc dans son programme : on fera une réforme des retraites, puis une réforme de l’assurance-chômage. Les réformes Hartz IV ont été particulièrement violentes mais elles sont passées dans l’opinion allemande, malgré quelques couacs, parce qu’il s’est passé la même chose qu’en France : les chômeur.ses n’ont pas de poids sur leurs outils de travail, puisqu’ils et elles en ont été écarté.es. On joue également dans l’opinion la carte selon laquelle les personnes privées d’emploi ne veulent pas travailler car elles préfèrent vivre des allocations chômage.

On a même eu un député macroniste, Damien Adam, qui a déclaré, en 2017, que des gens partent aux Bahamas avec des allocations chômage ; Hélène Crouzillat vient justement de réaliser un documentaire sur le sujet dont le titre est « L’effet Bahamas ». Il est certain que le chômeur ou la chômeuse qui touche une allocation chômage autour du seuil de pauvreté pense avant tout à la survie, et fort peu aux Bahamas, mais cet épisode est révélateur de l’imaginaire de ce personnel politique.

On voit bien le cynisme politique qui consiste à se dire que, puisque le plus dur est passé, on va en profiter pour fourguer tout le reste. Le point de non-retour, tu l’as mentionné, c’est la loi immigration. Réduire le débat politique à « moi ou l’extrême droite » était déjà une opération scandaleusement cynique du temps de Mitterrand, mais c’est pire encore avec Macron. Maintenant, on est allé au-delà, on installe un marchepied permanent pour l’extrême droite. La loi immigration c’est la banalisation de la xénophobie et des mesures anti-migrant.es. Marine Le Pen a dit que c’est une loi inspirée de ses idées, et c’est entièrement vrai, certaines dispositions sont directement pompées de leur programme.

Pourtant, comme l’indiquent les études d’opinion sérieuses, ou le documentaire d’Hélène Desplanques « Les doléances » [disponible sur France 3], qui fait écho aux cahiers de doléances apparus suite au mouvement des Gilets jaunes, les véritables préoccupations des classes populaires ne portent jamais, ou très peu, sur l’immigration, ou l’insécurité. Quand la parole est prise, ce qui ressort c’est « ma pension est trop faible », « je n’arrive pas à payer mon loyer », « les droits sociaux ont fondu », « ma poste est fermée », « mon hôpital, ma maternité ont disparu ». C’est le sentiment de déclassement de millions de personnes, celui de ne pas arriver à vivre correctement. C’est ça le terreau de l’extrême droite. Les réformes néolibérales qui détruisent les services publics, la protection sociale, la Sécu ou l’assurance chômage en particulier, alimentent cet aspect-là.

L’effet des réformes combinées va être meurtrier, ce sera un saccage dans la période qui précède immédiatement 2027. Pour l’instant, la réforme des retraites se traduit par un ou deux trimestres supplémentaires, mais d’ici 2027, ce sera un an de plus. Et d’ici 2032 deux ans, dans le meilleur des cas, parce qu’il ne faut pas oublier le passage aux 43 annuités et l’accélération de la réforme Touraine, qu’on n’a pas assez combattu à l’époque. Au bout du compte, pour la plupart des gens, ce sera 67 ans pour atteindre le taux plein, notamment pour celles et ceux qui auront fait des études et connu un peu de chômage. C’est déjà mon cas, par exemple.

Par ailleurs, d’ici 2027, il faut s’attendre à un accroissement considérable du nombre de personnes touchées par des licenciements, ou une fin de droits au chômage. Nous assistons déjà à un enchaînement de « plans sociaux ». Lors d’une conférence de presse de ce matin [22 mai], nous en avons relevé pas moins de 130, qui prendront effet dans les prochains mois, avec 60.000 suppressions de postes au minimum. C’est une estimation forcément basse, effectuée à partir des remontées de nos fédérations notamment dans l’industrie, qui ne prend pas en compte ceux qu’on ne connaît pas encore, ou qu’on ne connaît pas du tout du fait de notre absence d’implantation. Pour citer d’autres chiffres, tout aussi catastrophiques, l’AGS (Association de garantie des salaires) prévoit de doubler ses cotisations (patronales) pour pouvoir faire face aux défaillances et payer les salaires. Les données sont là. Les seniors seront particulièrement touchés, par un triple effet cumulé de perte d’emploi, de raccourcissement des droits au chômage et de recul de l’âge de la retraite.

De plus, les mesures concernant l’assurance chômage qui ont déjà été prises n’ont pas encore eu d’effet. Il y a déjà eu un raccourcissement des droits depuis le 1er février 2023 mais en réalité cela ne deviendra perceptible que lorsque les gens constateront qu’ils et elles vont passer de 36 mois à 27 mois d’allocations chômage. Ils vont ainsi perdre trois trimestres de retraite et neuf mois d’allocation chômage mais ils ne le constateront qu’en arrivant en fin de droits, en 2025-2026. Les effets combinés de ces mesures entre la fin 2024 et 2027 seront terribles en termes de revenus, de conditions de vie décentes, mais aussi en termes de déclassement et de violence sociale subie. Tout cela va alimenter, pour une part, le vote RN. Cela paraît totalement incroyable, mais il faut croire qu’il n’y a personne dans le camp du pouvoir capable de voir qu’on va droit dans le mur.

Contretemps – Le tableau que tu dresses est très sombre mais, en même temps, très lucide. Comment faire face ?

Denis Gravouil – C’est toute la question. La réforme de l’assurance chômage est une question que je porte depuis longtemps. Il se trouve que je viens d’un secteur, la fédération du spectacle, où on a marqué des points dans ce domaine. Et si on a réussi à gagner des choses, c’est parce qu’on a réussi à faire grève, notamment en 2003 et en 2014, sur les lieux de travail. C’est donc possible de se mobiliser sur ce sujet-là. Peut-être que, face au rouleau compresseur du gouvernement, il nous faudrait un temps que nous n’avons sans doute pas. Essayons tout de même !

Jusqu’à présent, nous avons eu une grève dans les remontées mécaniques sur la question des retraites et des mesures de la convention chômage. Les salarié.es se sont mis en grève au moment de la saison, ils et elles ne peuvent pas le faire au mois de mai-juin, c’est certain. Il y a eu également, en 2019, des mouvements très forts chez les assistantes maternelles ; suite à leur mobilisation, elles seront moins affectées par les changements de régime. Du côté des dockers et des marins, leurs actions ont réussi à défendre certaines règles particulières. Il faudrait toutefois arriver à démontrer à des salarié.es qui travaillent de façon alternée que c’est possible de se mobiliser sur cette question. C’est par exemple le cas des précaires qui travaillent sur les festivals de cinéma, notamment le festival de Cannes, et qui relèvent du régime général, pas de celui des intermittent.es. Mais c’est un boulot à long terme et il est vrai que le gouvernement avance de façon ultra-rapide. Toutefois la date d’application, au 1er décembre de cette année, doit nous permettre de construire une riposte.

Par ailleurs, on utilisera toutes les armes juridiques pour contester les décisions. Parfois ça marche, parfois non, on connaît quand même les limites de la justice de classe. Le point d’espoir de l’année 2023, a été de montrer qu’on peut se mobiliser de façon massive et qu’on est face à un gouvernement minoritaire. Mais un mouvement massif, qui laisse entrevoir la possibilité de gagner, cela reste à construire.

Difficultés et stratégies de l’action syndicale

Contretemps – Je voudrais justement qu’on aborde certaines des difficultés de fond auxquelles l’action syndicale doit actuellement faire face. Il y a tout d’abord le fait qu’avec la réforme du code du travail, à partir de la loi de 2016 et des ordonnances de 2017, le primat accordé aux accords d’entreprise déplace le cadre de la négociation vers le niveau où le syndicalisme est le plus faible. La réforme des instances représentatives du personnel a également participé à cette érosion du pouvoir syndical, sans parler de ses conséquences sur la santé des travailleur.ses et en matière d’accidents du travail.

A ceci, il faut ajouter le poids de la répression antisyndicale, qui déborde largement du secteur privé, et des dispositifs qui ont restreint l’exercice du droit de grève, par exemple dans les transports et dans d’autres services publics, où il faut déclarer en amont si on compte se mettre en grève. L’impact négatif s’est fait ressentir sur la dynamique des assemblées générales, de moins en moins suivies parce que la décision de participation à l’action est prise à l’avance et de façon individualisée. Plus fondamentalement, il y a l’éclatement du tissu productif et du salariat, avec de moins en moins de grandes entreprises, points forts traditionnels de l’implantation syndicale, et avec de plus en plus de sous-traitance et de travail précaire.

Comment penser dès lors le travail de syndicalisation dans ce contexte profondément transformé et bien plus hostile à son déploiement ? L’une des questions qui, on le sait, est depuis longtemps débattue au sein de la CGT, est celle d’une réforme des structures syndicales, la façon d’articuler l’activité des unions locales et départementales avec celle des fédérations et de répartir les ressources attribuées à chaque niveau. Quel est l’état de la réflexion au sein de la CGT sur ces questions ?

Denis Gravouil – Un premier problème de la question de l’implantation se pose pour nos bourses du travail, un espace essentiel pour nos unions locales (UL) ou nos unions départementales (UD). Dans un certain nombre de villes de droite ou d’extrême droite, voire même de « gauche », des municipalités veulent déloger les syndicats, et en particulier le CGT, de leurs locaux. Donc on travaille là-dessus. Plus généralement, le problème avec les moyens syndicaux, c’est qu’ils se réduisent. Répartir la pénurie ne nous renforcera en rien. Est-ce qu’il faut réformer les structures syndicales ? Je pense qu’il faut le faire à certains niveaux mais surtout pas à la schlague, pour une réforme du type de celle mise en œuvre à la CFDT. Il serait inacceptable pour la CGT d’instaurer un dispositif centralisé de cotisation. Ce serait le contraire du syndicalisme CGT, qui a toujours voulu que le syndicat de base touche la cotisation et l’adresse aux structures dont il fait partie. Mais il y a des endroits où on a plus de mal à se développer, et c’est inévitablement là où on a le moins de moyens, en particulier dans le secteur privé. Il faut donc qu’on arrive à avoir davantage de coopération, c’est sûr, et le niveau interprofessionnel [les structures territoriales : UL et UD] est normalement le lieu pour le faire.

Le périmètre des fédérations, pour certaines, peut changer, mais cela ne peut se faire que par des constructions sur une base de coopération. Ce serait une très mauvaise idée d’imposer un schéma d’en haut. Il faut trouver la bonne échelle pour l’action. Le principal but, c’est d’arriver à ce qu’on soit plus nombreux.ses et plus visibles partout, notre gros problème c’est la disparité de notre implantation.

J’ai été frappé l’autre jour d’entendre une salariée qui ne voyait pas vraiment la différence entre un responsable syndical qui passe à la télé et un ministre. Pour elle, ce sont les mêmes qui nous parlent depuis un écran télé. Cela veut dire qu’elle n’a jamais rencontré de sa vie de syndicat dans les entreprises où elle a travaillé.

Un autre exemple : j’ai lu dans un petit bouquin d’Alain Guinot sur Georges Séguy [secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982]  que la CGT avait innové en réunissant, à fin des années 1970, 700 jeunes chômeur.ses dans le patio de la confédération. Une bonne partie de ces jeunes avaient perdu un emploi en CDI, mais c’est grâce à cet emploi qu’ils et elles étaient entré.es en contact avec le syndicalisme. Si on devait réunir maintenant 700 jeunes chômeur.ses, on peut être certain qu’ils et elles n’auraient jamais connu de CDI. C’est ça le changement structurel.

Contretemps – J’entends ton discours sur la nécessité de coopération entre structures interprofessionnelles et de branche, mais ne penses-tu pas qu’il bute sur un problème structurel du fait du poids traditionnel des grosses fédérations à l’intérieur de la CGT ? Leur aire de syndicalisation est celle des travailleur.ses à statut, des grandes entreprises, du secteur public essentiellement, ce qui complique une stratégie d’implantation précisément dans les lieux devenus très majoritaires au sein du salariat, à savoir le secteur des services, des petites et moyennes entreprises du privé, avec, comme tu viens de le dire, un important volant de salarié.es précaires.

Denis Gravouil – Le fait d’avoir des bastions historiques, qui se maintiennent grâce aux moyens qu’on a pu gagner, doit être un point d’appui pour élargir le périmètre de l’action, sinon on finit par ne disposer que de bastions assiégés, c’est clair. Il est vrai que c’est compliqué d’arriver à dégager des moyens pour essayer de s’implanter dans l’entreprise d’à côté quand les ressources se réduisent. Des tentatives existent toutefois pour aller dans ce sens, et parfois elles fonctionnent, par exemple quand on arrive à remonter une filière des sous-traitants jusqu’aux donneurs d’ordre. Je pense à des coopérations du type de celles qui se sont construites autour des travailleu.r.ses sans-papiers, quand on a réussi à bouger au niveau des donneurs d’ordre, des intérimaires et des sous-traitants. Ces questions vont également se poser sur les questions environnementales. On se retrouve avec un système de sous-traitants en cascade dont l’organisation impacte négativement à la fois l’environnement et la santé des salarié.es, souvent confrontés à des conditions de travail dangereuses, et dont la responsabilité incombe avant tout aux donneurs d’ordre.

Il faut donc trouver les moyens de s’organiser de façon à la fois « verticale », sur l’ensemble des sous-traitants, et « horizontale », sur les territoires, là où il s’agit d’aller tracter chez le voisin pour créer un syndicat. L’évolution des structures, c’est toujours un sujet compliqué, un vrai serpent de mer. C’est plus facile à envisager quand on est dans une phase de développement. Je pense qu’on va finir par y arriver. Dans ma fédération, par exemple, après quelques années, on devrait réussir cette année à faire en sorte que le syndicat des journalistes intègre la fédération du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel ; mais cela touche à la difficulté de mutualiser les moyens, ce n’est pas une voie facile.

Contretemps – Au-delà de la question des moyens et des structures organisationnelles, ne faudrait-il pas aussi poser la question des thématiques de l’action syndicale ? Une réflexion s’est développée au cours de la dernière période au sein de la CGT, sur les questions liées au travail, à son sens, à la façon dont les salarié.es vivent le rapport à leur activité, un sujet que la crise de la Covid a remis sur le devant de la scène. On a toutefois le sentiment d’un décalage entre des élaborations intéressantes, mais relativement abstraites, et la capacité de l’action syndicale à s’en emparer. Est-ce que tu penses que ces thématiques doivent être davantage mises en avant dans l’action syndicale ? Et si oui, comment peuvent-elles aboutir à des chantiers concrets ?

Denis Gravouil – J’ai adoré participer à la réflexion sur la question du travail, que je continue de trouver très importante. La difficulté est d’arriver à trouver le temps nécessaire parce qu’on a constamment le nez dans le guidon. Mais il faut arriver à s’en extraire ; chacun essaie de le faire dans son champ, c’est le rôle de la Confédération d’animer ce travail d’ensemble.

Plus généralement, la difficulté est d’articuler une revendication de terrain, de défendre par exemple quelqu’un qui est menacé de licenciement, et d’essayer de changer la société. Il ne faut pas oublier cet objectif de transformation sociale. Cela veut dire changer le sens du travail, abolir l’exploitation, comprendre que le travail, et le sens de ce que l’on y fait, ce n’est pas la même chose que l’emploi. La revendication immédiate qui en découle c’est d’avoir des services publics qui vont répondre aux besoins, un système de santé par exemple dont il faut arrêter la dégradation.

Si on veut approfondir la question, il faut reprendre une réflexion qu’on a trop mis de côté, celle sur le nouveau statut du travail salarié (NSTS). Pour dire les choses rapidement, le NSTS est cette revendication de sécurité sociale professionnelle, de protection tout au long de la vie. Maintenant, il y a de plus en plus de structures au sein de la CGT qui en débattent, y compris certaines qui traditionnellement étaient très méfiantes, mais qui font maintenant des formations sur le sujet. C’est par exemple, le cas de la fédération des services publics, l’une des plus importantes, ou celle des industries électriques et gazières.

La remise en cause des statuts, en particulier suite à la réforme des retraites, réactive une réflexion sur le principe commun qui permet d’unifier les salarié.es à partir du moment où sont supprimés les régimes spéciaux qui étaient au départ conçus comme des régimes pionniers permettant de tirer tout le monde vers le haut. Mais la question va se poser aussi pour des intermittent.es du spectacle, les intérimaires, les salarié.es confrontés à la précarité et qui ont besoin de droits attachés à la personne pour ne pas dépendre simplement d’un contrat de travail qui en plus est de plus en plus court.

Ce sont ces questions qu’il faut réactiver, notamment pour répondre au débat sur le revenu minimum. Je comprends qu’un certain nombre de gens qui sont dans la survie disent qu’il faut qu’il y ait au moins la garantie d’un revenu minimum. Mais il faut faire attention, parce qu’il y a une version de droite du revenu minimum qui consiste à dire « on vous assure un filet de sécurité, comme ça vous ne vous révolterez pas parce que vous ne crèverez pas complètement de faim ». Notre position est évidemment de dire qu’il faut assurer qu’on ne subit pas de perte de revenu quand on est privé de son droit au travail. C’est d’ailleurs le principe de la Constitution de 1946, qui prévoyait un revenu de remplacement si on est privé du droit au travail. Ce principe s’est concrétisé avec le droit à la retraite, aux congés maladie et aux congés maternité, et, par la suite, à l’assurance chômage, à tout ce qui permet de s’arrêter et de ne pas mourir au travail.

La CGT après son 53e congrès

Contretemps – La CGT est à peu plus d’un an d’un congrès qui a été particulièrement mouvementé. Les tensions internes se sont notamment traduites par le rejet du bilan de la direction sortante, chose tout à fait exceptionnelle dans un congrès de la CGT. Celui-ci également été marqué par l’arrivée de la nouvelle secrétaire générale dont l’élection a été à la fois saluée et perçue comme une surprise. Où en est maintenant la CGT ?

Denis Gravouil – Le rapport d’activité n’a pas été voté mais le rapport d’orientation a été voté à 73%, avec beaucoup d’amendements dont certains portent sur des points importants notamment le retrait de la CGT du collectif  « Plus jamais ça »[2]. Cela n’interdit nullement de travailler sur les questions de transition écologique, c’est surtout d’un changement de méthode qu’il s’agit. Après des tensions fortes qui sont apparues, pour dire les choses clairement, entre une majorité de fédérations, d’un côté, et une majorité d’unions départementales, de l’autre, il faut reconstruire et faire travailler de nouveau ensemble toutes ces organisations. Le bilan qui a été tiré est qu’une coopération plus forte état nécessaire. Une réunion trimestrielle du CCN [Comité Confédéral National] ne suffit pas. Un travail a donc été entrepris pour réunir plus souvent les fédérations sur des sujets qui concernent leur prérogative de négociation de branche, de négociation professionnelle ou interprofessionnelle, et pour organiser des réunions régulières avec les UD à l’échelon de plusieurs grandes régions. Grâce à ce travail de rencontre sur le terrain mené par la direction confédérale, on a le sentiment qu’au bout d’un an les choses se sont apaisées.

Trois mois après le congrès le bureau confédéral a été élargi, en passant de 10 à 14 membres ; c’est du reste ainsi que j’ai moi-même été amené à en faire partie. Cet élargissement a été très largement approuvé. Je ne dis pas que tous les débats sont réglés, tant mieux d’ailleurs s’il y a des débats, mais on affronte directement ce qui a amené les crispations du congrès. Je pense que Sophie Binet est incontestable dans la façon dont elle travaille en interne et aussi dans la façon dont elle communique au nom de la CGT, dans les débats médiatiques en particulier. C’est un point d’appui extrêmement important.

Ceci étant dit, il reste beaucoup de points discutés au congrès qui méritent d’être travaillés. La reconstruction de l’organisation est un travail de longue haleine. On aurait pu le faire dans de meilleures conditions si on avait gagné dans le conflit des retraites. Mais, comme me le rappelait une ancienne dirigeante de la CGT, c’est assez rare de gagner au niveau interprofessionnel ; la dernière victoire de ce type, c’est celle sur le CPE, en 2006. A l’évidence, on ne peut pas se permettre un deuxième congrès comme celui de l’an dernier. Il faudra donc préparer le prochain très activement, s’assurer que tout le monde se retrouve dans la façon de poser les enjeux. Il y a une référence historique qui est à cet égard intéressante, je ne sais pas si tout le monde sera d’accord avec moi, c’est celle de la préparation du 40e congrès de la CGT, en 1978.

Contretemps – Ce congrès a effectivement été marqué par le souffle unitaire que Georges Séguy en particulier avait impulsé.[3]

Je ne le reprends pas en ce qui concerne la question des rapports au Parti communiste, mais dans l’aspect de la préparation, de l’intensité et de l’ouverture des débats.

Le rôle politique du syndicalisme

Contretemps – Certes, par rapport au 40e congrès, le contexte politique a changé évidemment du tout au tout. Il y a quand même une question de fond qui demeure et qui est liée à toute l’histoire du mouvement ouvrier, c’est celle du rapport entre syndicalisme et politique. J’ai été frappé par la tonalité d’urgence qui se dégage des dernières interventions de Sophie Binet, à l’occasion notamment des 80 ans du programme du Conseil national de la résistance [CNR].

En référence à cet anniversaire, elle évoque le danger majeur que représente aujourd’hui l’éventualité de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, mais elle souligne également le rôle que le syndicalisme a joué dans les dynamiques qui ont conduit au Front populaire et au programme du CNR, mis en œuvre à la Libération, autant de moments forts de victoire et d’avancées sociales.

Elle a appelé à un travail programmatique qui s’inspirerait du programme de 1944, évidemment adapté au contexte actuel, mais qui reprendrait la nécessité d’arracher des conquis sociaux contre le capital, donc de rupture avec le néolibéralisme aujourd’hui dominant. Elle a également évoqué le besoin d’un « rapport équilibré » entre la gauche politique et le mouvement syndical, et plus largement le mouvement social.

Comment aborder cette question dans un contexte politique pour le moins compliqué ?

Denis Gravouil – Les positions exprimées par Sophie Binet ne sont pas des positions personnelles. Elle les porte avec beaucoup de justesse, mais ce sont des débats que nous avons au sein de la direction confédérale et que nous comptons poursuivre dans la direction au sens large, le CCN et les organisations de la CGT. Il est vrai que les 80 ans du CNR, et l’échéance d’une présidentielle où l’extrême droite a une chance sérieuse d’arriver au pouvoir, amènent à se poser très sérieusement la question du rapport au politique. Mais de façon générale, on ne peut pas juste cantonner le syndicalisme à l’entreprise, comme voudrait le macronisme. Par exemple, selon Marc Ferracci, député macronien et l’un des auteurs de la réforme de l’assurance chômage, le syndicalisme devrait agir dans l’entreprise et s’occuper de recevoir les gens qui ont un problème. C’est la vision soft du libéralisme qui a besoin, en gros, d’instances pour faire tampon à la violence qu’il engendre. On ne peut donc pas ne pas se poser la question du rapport au politique. Par contre, il faut mener le débat sur l’indépendance et l’autonomie : l’organisation syndicale ne peut pas être la déclinaison d’un quelconque parti politique.

De toute façon, pour l’instant, à gauche, on ne sait pas trop comment sera le paysage dans la période à venir. Il faut absolument éviter de se retrouver dans le débat de 2017 et de 2022, qu’on avait déjà connu en 2002. Cela fait trois fois qu’on se retrouve à avoir le choix au 2e tour de la présidentielle entre l’extrême droite et, les deux dernières fois, la droite ultralibérale de Macron. Il faut donc affronter cette question en amont, établir un dialogue pour arriver à peser et à influer sur un programme qui ne soit pas simplement défensif.

Contretemps – Permets-moi d’être un peu plus direct sur ce point. Il me semble que l’une des difficultés majeures qu’on a depuis toute une période historique est que toute une partie de la gauche a été directement impliquée dans la gestion du néolibéralisme. Le corollaire en a été que toute une partie du mouvement syndical a opté pour une stratégie d’accompagnement du néolibéralisme, en essayant d’obtenir quelques contreparties, avec une efficacité qui n’a cessé de décroître.

C’est la stratégie du partenariat social et de la dépolitisation qui a été en particulier celle de la direction de la CFDT, dans un contexte d’affaiblissement syndical et de défaites sur le front des luttes sociales. Comment aborder dès lors cette question d’une façon qui ne soit pas, comme tu viens de le dire, simplement défensive ?

Denis Gravouil – Les positions que je vais exprimer ici ne sont pas les positions de la direction de la CGT, puisque ce débat n’a pas encore été suffisamment approfondi. Mais je partage avec Sophie Binet l’idée qu’il faut qu’on se pose la question, c’est-à-dire comment faire pour ne pas être juste des gardiens du temple pendant que le monde change dans le sens où on ne veut pas aller. Il faut qu’on soit en mesure de peser sur l’évolution du monde. Et peser sur l’évolution du monde, cela veut dire discuter avec celles et ceux qui sont en mesure d’accéder au pouvoir pour que leur programme reprenne ce que nous voulons comme transformation. Discuter, cela veut déjà dire établit des rapports. Bien sûr, on exclut la discussion avec l’extrême droite. Il faut alors porter nos propositions auprès de toutes les autres forces politiques, et particulièrement de gauche, pour tirer le bilan de ceux auxquels tu faisais référence et qui ont participé au social-libéralisme, lequel n’est pas tellement social d’ailleurs. L’échec de Hollande, par exemple, doit être analysé de façon très claire.

Il faut arriver à discuter pour viser l’unité sur la base d’un programme d’orientation forte. Si on veut faire des analogies avec le Front Populaire, on sait que le syndicalisme a amené la question des congés payés qui n’étaient pas dans le programme. L’une des questions qui se posent, y compris dans une partie de la gauche, c’est de savoir quel est l’équilibre entre démocratie sociale et démocratie politique. Ce qui suppose bien sûr que la gauche arrive au pouvoir, mais cela doit être une vraie gauche progressiste qui défend un programme qui permette d’améliorer concrètement la vie des gens, qui apporte des services publics, de la protection sociale, qui lutte contre la précarité.

Pour le mouvement syndical, la question est celle de la capacité à participer à l’élaboration de ces politiques. Une partie de la gauche politique voit ce processus de façon très étatique. Même dans une sixième république, elle ne voit le pouvoir que concentré entre les mains de celles et ceux qui ont été élu.es au suffrage universel et qui n’ont pas forcément envie de le partager dans le cadre d’une démocratie sociale, par exemple avec des représentant.es du personnel.

Contretemps – C’est une question tout à fait importante, mais il y a une différence disons qualitative entre ce débat, qui effectivement doit être mené, et celui du rapport avec une partie de la gauche qui refuse la remise en cause du cadre néolibéral pour la simple raison qu’elle a activement participé à sa mise en place.

Denis Gravouil – C’est sûr, il faut favoriser une gauche capable de remettre en cause ce cadre. Pour nous, cette remise en cause doit partir de revendications précises, concrètes. Aujourd’hui [22 mai], comme je le disais il y a un instant, lors d’une conférence de presse, nous avons fait état de 130 plans sociaux. Mais le 28 mai, se tiendront au siège de la CGT des états généraux de l’industrie et de l’environnement, qui visent à formuler des propositions pour relocaliser, repartir sur une industrie respectueuse de la transition écologique et permettant la création d’emplois dans un circuit court en s’attaquant au coût du capital. Il faut une véritable redistribution des richesses au profit des travailleuses et des travailleurs, c’est-à-dire de toutes celles et tous ceux qui vivent de leur travail, même quand ils et elles sont au chômage, qui n’ont pas de rente, qui ne vivent pas des revenus du capital.

Un tel objectif nécessite des débats très approfondis. Pour dire les choses clairement, je pense qu’on est,  depuis 1981, dans une forme d’évitement de cette question. Aujourd’hui, une majorité de nos adhérent.es n’ont pas de carte dans un parti politique ; avant il y avait un équilibre, entre des communistes, des socialistes, un peu de Verts, enfin des gens issus de différents partis de gauche. Le résultat en est qu’à chaque élection, on attend de voir quel pouvoir va sortir pour dire qu’on veut telle et telle chose. Là, dans la perspective de 2027, la question est de savoir quel pouvoir va devoir émerger et comment on lui impose nos vues. C’est cette ambition-là qu’il faut avoir.

Contretemps – Est-ce que la CGT compte prendre des initiatives dans cette direction au-delà de revendications sectorielles ?

Denis Gravouil – Il faut commencer par reprendre contact, pour voir avec qui on peut discuter sur la base de nos positions sur des sujets comme les droits sociaux. On a eu tendance, par exemple, à déserter les relations avec les parlementaires. Au-delà, la question de savoir ce qu’on fait pour s’exprimer face aux politiques va se poser au fur et à mesure des débats qu’on aura dans la CGT. Après les européennes, qui risquent de se traduire par un vote extrême droite très important, la question va se poser d’avoir un débat public sur le sujet. C’est en particulier ce qui motive les propos de Sophie Binet dans son entretien avec Edwy Plenel.

Entretien réalisé par Stathis Kouvélakis le 22 mai 2024 au siège de la CGT.

Illustration : WikiCommons

Notes

[1] Le dernier congrès de Solidaires a acté de se tenir à l’écart de cette discussion (note Contretemps).

[2] Lancé durant la période du Covid, le collectif « Plus jamais ça », renommé entre-temps Alliance écologique et sociale, regroupait jusqu’alors des syndicats comme la CGT, la FSU et Solidaires, mais aussi des associations et ONG dont Greenpeace, Attac et Les Amis de la Terre. Ce rapprochement, initié sous le mandat de l’ex-secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, s’était concrétisé autour d’un plan de sortie de crise sanitaire et sociale de 34 mesures. L’initiative a été d’emblée vivement contestée par des secteurs importants de la CGT, à la fois pour des désaccords de fond (la position de sortie du nucléaire par exemple,) et pour la méthode suivie par Martinez, plus largement critiquée pour son centralisme et son manque de prise en compte des positions des organisations de la CGT (note Contretemps).

[3] Le 40e congrès de la CGT s’est tenu en novembre-décembre 1978, dans un contexte marqué par la rupture de l’Union de la gauche en 1977, suivie par son échec aux législatives de mars 1978, et son prolongement au niveau syndical, avec le début de recentrage de la CFDT. Mais Georges Séguy se démarque de la ligne de la direction du PCF (dont il fait pourtant partie) et maintient une ligne unitaire. Il ménage la composante socialiste de la CGT et insiste sur la nécessaire unité d’action avec la CFDT, en espérant que le mouvement syndical pourrait ainsi infléchir les positions du PCF et de la gauche. Le 40e congrès s’est tout entier placé sous le signe de l’autonomie et de la démocratie syndicales. Le principe de tribunes libres dans la presse syndicale avant chaque décision importante est adopté. Lors du congrès, dans une forme d’autocritique et d’affirmation d’une approche revendicative autonome, Georges Séguy indique qu’au cours des années qui ont précédé la démarche de la CGT avait été trop calée sur les perspectives politiques suscitées par le Programme commun conclu en 1972 entre le PS et le PCF. Le 40e congrès a également été marqué par l’accent mis sur le renforcement de la prise en compte des questions du travail féminin et par l’ouverture stratégique en direction de l’autogestion (dont le contenu concret est désormais considéré comme équivalent à celui de la « gestion démocratique », selon la formulation traditionnelle de la CGT), en particulier à travers l’objectif d’instauration de « conseils d’atelier » dans le cadre de la nationalisation des grandes entreprises telle que l’évoquait le Programme commun (note Contretemps).

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