L’équipe de Syndicollectif a demandé à Jean-Marie Pernot une contribution sur la situation du syndicalisme, qui a fait l’objet de discussions. Jean-Marie Pernot est politiste, chercheur associé à l’Institut de recherche économique et sociale (IRES) et au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Cette contribution pointe la situation très préoccupante du syndicalisme. Les derniers résultats agrégés des élections professionnelles le montrent, mais aussi les questions posées dans les mobilisations sociales, à commencer par les Gilets jaunes, l’irruption de luttes féministes, écologistes, etc. Quel avenir syndical ? Ouvrons le débat !
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Malaise dans la syndicalisation
Quelques réflexions sur les enjeux contemporains du syndicalisme
Le « monde d’après » n’est qu’une métaphore pour inciter à réfléchir à ce que change, peut ou va changer, la longue crise sanitaire dont nous sommes loin d’être sortis à l’heure où ces lignes sont écrites. Les interrogations sur l’avenir du syndicalisme ne sont pas toutes incluses dans ce questionnement récent. Elles s’inscrivent dans une sortie du paradigme de « la crise » du syndicalisme longtemps évoqué dans les années 1990 et 2000 pour entrer dans une caractérisation plus structurelle et continue d’a-syndicalisation d’une large partie du monde du travail. Elle s’accompagne d’une mise en doute profonde de la légitimité du syndicalisme à parler au nom de celui-ci. L’état de faiblesse syndicale est devenu tel que les pouvoirs publics peuvent sans retenue ignorer superbement un point de vue unanime des confédérations syndicales, par exemple sur la réforme de l’assurance chômage au début de 2021. Cette situation doit être placée dans une double perspective : d’une part un déclin général de la puissance syndicale en Europe, d’autre part, pour la France, le maintien d’une certaine disposition à se mobiliser comme l’ont montré ces dernières années le mouvement des Gilets jaunes ou les mobilisations des personnels de la santé ou contre la réforme ferroviaire, voire les retraites, ainsi que, plus récemment, les luttes contre la fermeture d’entreprises industrielles ou certaines mobilisations au cours de la crise sanitaire (travailleurs de la culture…).
On fera ici l’économie d’un long rappel sur les méfaits du néolibéralisme, documenté par ailleurs : nous sommes bien toujours dans une société capitaliste, le profit reste bien la raison ultime de l’activité économique et du contrôle politique exercé par la classe dominante sur l’État. On rappellera aussi que, à l’instar des périodes antérieures, le champ politique, social et culturel est traversé de tensions et de contradictions sans lesquelles il n’y aurait aucun espoir de changement ni stratégie possible dans la perspective d’une « transformation sociale, écologique et démocratique ».
Le syndicalisme est un acteur possible de ces transformations mais sa légitimité première est de permettre aux travailleur.se.s, salarié.e.s ou autres, de gagner en reconnaissance et considération, que ce soit vis-à-vis de leur employeur ou de la société dans son ensemble. Le salaire, la dignité des conditions de vie et de travail en sont des traductions, la possibilité d’exercer les libertés démocratiques en sont la condition. Ce rappel attire l’attention sur une évolution amplifiée par la pandémie mais qui lui préexistait et qui est la réduction tendancielle des libertés publiques, l’empêchement croissant d’exercer un certain nombre de droits comme le droit de manifester, pour ne prendre que le plus évident.
Cette « première besogne » du syndicalisme est un impératif pour regagner la confiance, construire un acteur collectif capable d’imprimer une marque sur le réel. Sans cette puissance d’agir, il est difficile de donner corps au projet d’émancipation au cœur du syndicalisme historiquement majoritaire en France (mais qui ne l’est plus !).
On s’arrêtera ici sur quelques points saillants de la période avant de soulever quelques questions sur l’état actuel du syndicalisme en terminant par quelques considérations sur le « cas » de la CGT. Il ne s’agit pas d’un « programme » ou d’un essai de définition du syndicalisme idéal adapté aux exigences écologiques, sociales et féministes de notre temps. Il s’agit de quelques réflexions ouvertes en partant du syndicalisme réellement existant et de voir comment améliorer les choses. Dit négativement, il s’agira plutôt de considérer qu’« Il y a des choses qui ne sont plus possibles dans le syndicalisme français », pour reprendre une formule qui, appliquée à un autre objet, fit quelque bruit à la fin des années 70.
Trois changements fondamentaux
Nous partons du principe que ce monde qui bascule dans des inattendus de toutes sortes ébranle nos modes de pensée construits sur la durée et dans des cadres offrant au moins quelques repères stables. En une vingtaine d’années, parfois moins, quelques vecteurs de transformations majeurs se sont imposés qui existaient auparavant mais avec une position beaucoup moins centrale dans l’espace public : les questions dites « environnementales » qui ne concernent pas l’environnement d’ailleurs, mais les conditions mêmes de reproduction de l’existence humaine ; l’exigence féministe, qui monte partout et sous toutes ses formes dans le monde.
Le troisième domaine concerne directement le champ d’exercice traditionnel de l’activité syndicale : les changements dans le travail. On commencera par là.
Les transformations du travail
La pandémie de Covid 19 laissera des traces dans les rapports sociaux : l’étendue de la misère et du chômage, les secteurs d’activité vidés de leur substance, la précarité accrue pour beaucoup (les étudiants par exemple, les jeunes dans leur ensemble), l’exclusion croissante des travailleurs âgés des entreprises, la liste est longue ; mais elle aura aussi des effets sur le travail, sur les modalités et les sociabilités liées à celui-ci. Souvent contraintes et forcées, nombre d’entreprises ont dû expérimenter des modalités de mise au travail inconnues ou marginales jusque-là : le télétravail, le travail de plate-forme, qui peuvent très bien, une fois la pandémie maitrisée, trouver une place importante dans les relations de travail. Ces fenêtres d’opportunité s’ouvrent à un moment où bien d’autres évolutions planent sur les conditions d’exercice du travail : ainsi l’évolution du numérique dopé par l’intelligence artificielle est porteuse de changements considérables dans une partie des activités humaines. Il ne faut sans doute pas tomber dans le piège du catastrophisme sur l’avenir de l’emploi car un grand nombre des activités déployées dans la société requiert la présence et l’intervention humaines. Ces secteurs là (le soin, l’accompagnement des personnes mais aussi un grand nombre de services comme le nettoyage, le transport, etc.), ont été mis en lumière par la crise sanitaire. Mais même dans ces activités, le renfort de la digitalisation peut amener à des évolutions majeures dans les façons de travailler.
L’essor de l’automatisation est donc plus important que jamais, il est porteur d’économies supplémentaires de travail humain et il y a, comme à tous les grands moments de redéploiement technique du capitalisme, un enjeu essentiel de lutte pour la captation de ce temps gagné : le capital va-t-il accaparer les profits potentiels de ces transformations ou le bénéfice peut-il être mis au profit d’une société consacrant ses ressources à l’amélioration de la vie de tous ?
Si M. Roux de Bézieux, Président du Medef, évoquait au mois d’avril 2020 la nécessité de poser la question du temps de travail, il évoquait bien sûr celle de son rallongement, ce qui permet de montrer l’enjeu des luttes à venir. Aux revendications « classiques », salaires, temps de travail et conditions de travail, il convient également de d’ajouter les aspirations montantes bien avant la crise : l’intervention sur le contenu du travail, dans le secteur privé comme dans les fonctions publiques, car ceux qui travaillent en ont assez d’être actionnés comme des marionnettes dans le grand guignol néolibéral.
L’échange implicite entre acceptation de la subordination versus extension des droits sociaux propre aux années de reconstruction du pays est caduc depuis que le néolibéralisme a entrepris la défaisance des services publics, la précarisation de la relation d’emploi, l’intensification du travail et un contrôle accru sur celui-ci. Cette emprise du capital s’est accentuée au cours des dernières années : la dictature des indicateurs, les méthodes managériales du type Lean management et ou le New public management dans le secteur public sont omniprésentes ; le pilotage par les algorithmes propres au travail de plateforme est amené à s’étendre. Mais il est important d’observer que cette nouvelle forme d’extraction du travailleur de ses œuvres (pour reprendre une formule ancienne) fait l’objet de contestations croissantes, « la gouvernance par les nombres » (Alain Supiot) connait une forte délégitimation parmi les salariés.
Avoir son mot à dire, intervenir sur le contenu du travail, dénoncer l’absurdité des indicateurs ou la politique du chiffre, légitimer le regard critique sur les missions pour les agents publics, remettre en cause les productions ou les services non éthiques, c’est mettre un coin dans la société de surveillance qui commence dans le travail.
Si le contrat salarial a longtemps reposé sur une acceptation du rapport de subordination, un nouveau statut du travailleur devrait remettre la en cause pour progresser dans le sens d’une véritable émancipation du travail.
L’écologie, une urgence, une ressource
Une observation rapide des rapports de forces constatés depuis trente ans inclinerait au pessimisme. Mais les contradictions et les dangers que font peser les chemins du capitalisme sur les sociétés et sur l’humanité entière ouvrent progressivement des espaces pour une remise en cause de masse de ce modèle. La perception croissante du dérèglement climatique, des effets de la réduction de la biodiversité et l’incapacité d’anticipation ou de réponse à la crise sanitaire entrainent progressivement une crise de légitimité du néolibéralisme. La défiscalisation des riches et des entreprises multinationales, le refrain sur la dette publique, ces belles certitudes s’effilochent. Ça ne signifie pas que le néolibéralisme soit à l’agonie et qu’il suffit d’attendre en confiance la réforme du capitalisme par lui-même. Un certain nombre de mobilisations, celles des femmes, déjà citées, mais aussi contre le racisme ou contre les dégâts environnementaux s’inscrivent dans une dimension internationale qui suggère l’ouverture possible d’une autre période.
Soulignons au passage que les modèles néolibéraux ne sont pas les seuls à rencontrer de telles oppositions : bien des régimes autoritaires se heurtent à une résistance des peuples, une aspiration à la liberté, un refus de l’oppression ou des dégâts de l’hyper-industrialisation. A la différence du conflit industriel né au XIXe siècle qui a fait peser le poids des transformations de la société sur la classe ouvrière naissante, les grandes mutations du capitalisme du XXIe siècle affectent très largement les modes de vie du plus grand nombre même si les premiers touchés appartiennent bien sûr aux classes populaires et frappent en priorité les pays les plus exposés (au risque climatique par exemple, mais aussi sanitaire). Elles affectent aussi des groupes sociaux comme les agriculteurs, certains indépendants (ou faussement indépendants), voire aussi des petits entrepreneurs en situation de dominés du fait de leur position subordonnée dans la chaine de valeur. L’étendue des méfaits du néolibéralisme permet d’envisager la possibilité d’alliances larges pour combattre non seulement les effets mais aussi les causes du saccage des conditions de vie.
Une autre perspective positive s’affirme avec « l’exigence féministe ». Si beaucoup reste à faire pour sortir des inégalités, des violences et des discriminations de toutes sortes, dans le travail comme en dehors de celui-ci, il suffit de regarder trente années en arrière pour mesurer le changement parcouru. Si le passage de la société paysanne à la société urbaine a constitué un changement radical au cours du XXe siècle, le passage d’une société machiste à une société de l’égalité des genres pourrait bien être l’affaire des décennies à venir. C’est avant tout un objectif de lutte et de mobilisations des femmes qui met en cause également le syndicalisme, lui-même interpellé dans son fonctionnement, ses coutumes, encore souvent marqués par la domination masculine. Mais si le mouvement syndical sait opérer sa nécessaire mutation, il y a là une réserve de combativité qui peut modifier en profondeur et en positif le rapport des forces. Ceci pose naturellement la question de l’articulation entre luttes féministes et luttes sociales, qui n’a rien de naturel.
Un état des forces préoccupantes, des stratégies épuisées
C’est un point qui rassemble les différents regards portés sur l’état des forces syndicales : sa faiblesse, devenue structurelle.
Il y a des victoires ici ou là et qui ne sont pas négligeables. On sent bien toutefois que le syndicalisme n’est pas assez puissant pour se rendre inévitable. La fuite dans la radicalisation du discours sert parfois de compensation à la perception de cette impuissance mais elle ne peut rien y faire : le rapport des forces réside dans la capacité à s’incarner dans des forces matérielles susceptibles de peser sur le réel. Pour l’instant aucune des stratégies en cours dans le mouvement syndical ne semble trouver ce point d’impact. Prenons un exemple : la stratégie de la CFDT, avant d’être ceci ou cela (accompagnement, réformiste ou hyper réformiste), elle est d’abord inefficace. Elle ne convainc pas, peut-être pour des raisons idéologiques mais d’abord parce qu’elle ne marche pas. Elle joue « à la marge », elle peut parfois se satisfaire d’être entendu sur le détail mais le fait est là, c’est une stratégie en échec.
On peut tout aussi bien regarder du côté du pôle « contestataire » : le bilan (jamais fait par ailleurs) des séquences de « saute moutons », de manifestation en manifestation qui ont produit davantage de lassitude que d’espoir, sans parler de résultats revendicatifs ou de syndicalisation. Patronat et gouvernements s’en moquent, c’est aussi une stratégie en échec. Tout le monde s’est affaibli et ce n’est pas cette course dérisoire à la « première place » dans les scrutins de représentativité qui masquera ce fait.
Toutes les incidences et conséquences de cette faiblesse ne sont pas tirées. On s’interroge même parfois sur l’inconséquence qu’il y a à évoquer la perspective de la « grève générale » ou même de « Tous ensemble et en même temps », slogans guerriers vides de contenu tant ceux qui les mettent en avant sont éloignés de toute possibilité concrète d’en esquisser le moindre début de réalisation. Le décalage abyssal entre les troupes mobilisables et la dynamique actuelle du salariat devrait suffire à éloigner ces chimères qui sont un obstacle à une vraie réflexion (et à l’action).
Renoncer à une chimère n’oblige pas à se ruer dans les bras d’une autre. Attendre le renforcement syndical de la participation au « dialogue social » est une figure symétrique conduisant au fond d’une autre impasse. Sans chercher ici à réhabiliter à toutes forces le « réformisme », on peut toutefois souligner (une bonne part du syndicalisme allemand ou italien le montre) qu’un réformisme qui n’intègre pas la nécessité du rapport de forces a l’efficacité d’un couteau sans manche et dépourvu de lame.
Il faut viser juste, entre le discours radical renvoyant la solution du problème à une grève générale hors d’atteinte et l’exaltation du pragmatisme, entre l’incantation et la résignation. Ces deux voies se confortent en se nourrissant réciproquement de leur caricature, le conformisme des uns justifiant le radicalisme des autres et inversement. Si le syndicalisme ne sort pas de cette opposition-connivence, la poursuite du déclin ne conduira qu’à une marginalisation progressive et un doute général sur la capacité des centrales syndicales à véritablement « représenter » les travailleurs.
Sortir de l’institutionnalisation ?
Le constat d’une très forte institutionnalisation du syndicalisme est également largement partagé. De l’entreprise jusqu’au niveau confédéral en passant par la fonction publique ou les structures territoriales, les militants sont appelés à siéger dans de multiples lieux pour y exprimer la voix des salariés. La question de leur légitimité à les représenter se pose de plus en plus même si elle n’est pas nouvelle. Ce surinvestissement, dicté le plus souvent par l’agenda de la partie adverse, a creusé la distance entre les travailleurs et ceux qui sont supposés parler en leur nom. Au niveau national, après quelques années d’inflation de réunions, d’accords nationaux interprofessionnels et de conférences sociales, la méthode Macron a dégagé le terrain : elle n’a que faire du point de vue syndical (pas plus que de celui du Parlement d’ailleurs) et, contrairement à celle de ses prédécesseurs, elle ne fait même plus semblant. Loin de la « refondation sociale » de la fin des années 1990, le Medef ne propose plus que des rencontres à objectifs limités. Il a relancé en mars 2021 un calendrier de « discussions » dont la portée est bien modeste. La solution est-elle de déserter ces lieux ? Trop simple, ça ne suffit évidemment pas à régler le problème.
C’est un dilemme et même une contrainte paradoxale : ces institutions, en particulier celles de la négociation collective, sont des acquis des périodes antérieures, elles ont été imposées par des rapports de force ; ceux-ci faiblissant, ces institutions sont remises en cause dans le sens d’une réduction des droits des représentants des travailleur.se.s. Comment comprendre autrement les ordonnances Macron, après la loi El Khomri, si ce n’est pour adapter les modes de confrontation aux rapports de force actuels, beaucoup plus favorables aux employeurs ? La défense de la négociation de branche contre l’assignation à l’entreprise, la défense des CHS-CT, ont pris en compte cette tendance, c’est-à-dire la volonté des gouvernements successifs d’abaisser l’intervention des représentants des travailleurs dans la vie des entreprises. Du côté de celles-ci, le refus patronal de toute négociation dans l’entreprise qui prévalait jusqu’en 1982 a cédé la place à une récupération opportuniste et la transformation de la négociation annuelle obligatoire en outil de gestion managériale : professionnaliser les représentants, les éloigner de leur base sociale sont un autre moyen (avec la répression qui n’a pas disparu) d’asphyxier un syndicalisme militant et combatif. Le paradoxe est donc qu’il faut à la fois défendre les institutions utiles et, « en même temps », se défier de leurs effets dissolvant de la pratique syndicale.
La remarque vaut également pour les fonctions publiques au moment où le recul des pouvoirs des commissions paritaires dégage le syndicalisme de certaines ambiguïtés de participation à la gestion mais en même temps, réduit son rôle de médiation entre les agents et l’arbitraire administratif.
S’il faut faire le tri selon ses propres priorités, il serait bien inconséquent de faciliter le travail des employeurs en désertant par principe ces lieux, sans alternative sérieuse et sans rapport de force, ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il ne faille pas quitter ou refuser telle ou telle réunion. Il y a, à l’évidence, un risque d’enlisement dans l’institution mais qui ne doit pas ouvrir la voie à une politique de l’absence qui n’est pas davantage un signe de la puissance.
Résister, élargir la base militante, renouer avec les pratiques de proximité, il n’y a pas de solution miracle à la question de l’institutionnalisation, pas plus qu’à celle de la bureaucratisation des organisations, qui n’épargne personne.
Les problèmes que posent les institutions de la négociation collective ne sont pas simplement qu’elles absorbent trop d’activité des militants. C’est qu’elles les absorbent souvent en vain, c’est-à-dire qu’elles sont pour nombre d’entre elles aujourd’hui, décalées des enjeux de lutte et de solidarité entre les travailleurs. Si on met de côté le niveau confédéral, les lieux principaux de négociation sont la branche et l’entreprise, c’est-à-dire les lieux principaux où le syndicalisme a construit des mobilisations collectives. On ne fera pas ici l’histoire de la négociation collective mais on remarquera tout de même que ces lieux correspondaient à peu près, jusqu’aux années 1980, aux espaces de production de la norme sociale : sans être homogène, la branche regroupait des métiers identiques ou comparables ou des qualifications équivalentes et l’entreprise était un lieu à peu près homogène en termes de relation d’emploi.
Tout cela a disparu : la branche n’est plus un découpage pertinent de l’activité économique, l’entreprise est devenue un palais des courants d’air. Les branches ont des contenus très inégaux, il ne faut pas trop généraliser mais nombre d’entre elles et, en particulier les plus grandes (ou les plus anciennes), ont vu se réduire considérablement leur rôle normatif : nombre de règles se sont déplacées vers l’entreprise ; d’autres ont été reprises dans le code du travail. Quant à la négociation d’entreprise, elle assure la défense des travailleurs en CDI dépendant par contrat de travail de l’entreprise, c’est-à-dire qu’elle délaisse l’ensemble des travailleur.se.s qui y interviennent en dépendant d’une autre entreprise (travailleur.se.s en régie, prestataires, intérimaires, etc.) qui constituent le plus souvent une partie appréciable du personnel quand ce n’est pas la majorité. Par ailleurs l’ample mouvement d’externalisation et de sous-traitance qui a affecté l’activité économique en une trentaine d’années a déplacé les lieux de production de la norme : plus que la branche, c’est bien souvent le donneur d’ordre qui détermine la relation d’emploi.
Cela signifie que les lieux où se déterminent les conditions d’emploi ne sont plus logés aux lieux de la négociation collective. C’est un problème ou, du moins, ce devrait en être un. Or aucune organisation syndicale, même celles qui se disent « de proposition » ou « particulièrement attachée » à la négociation collective, n’a mis en avant les réponses adéquates à cette évolution majeure ; ceux qui se réclament d’un syndicalisme de lutte ne font guère attention à ce qui relève de la négociation parce qu’en France, et en France seulement, la négociation a été historiquement abandonnée aux réformistes. De leur côté, les « pragmatiques » préfèrent ne pas s’interroger sur le sens de la négociation : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! »
On ne négocie pas pour occuper son temps mais pour deux raisons essentielles : faire valoir les revendications, construire la solidarité entre les travailleur.se.s. Il faut bien sûr continuer à défendre le niveau de la branche dans certains cas (nettoyage, télécommunications et d’autres), mais le véritable lieu de production des normes en matière de conditions d’emploi (salaires, conditions de travail, statut d’emploi), est moins déterminé par l’appartenance à une branche que par la place occupée dans la chaîne de valeur, c’est-à-dire l’ensemble des rapports d’externalisation et de sous-traitance qui tisse une trame de relations plus ou moins serrée entre les entreprises. C’est le long de cette chaine que se constitue le drainage du profit (le plus souvent vers le haut), c’est là aussi que peut se reconstituer une solidarité entre travailleurs.
Ce modèle semble se référer à l’industrie mais le problème est de même nature dans les activités du commerce ou des services (voir depuis longtemps le secteur du nettoyage). Le travail de plateforme n’est rien d’autre qu’une forme d’externalisation ou de sous-traitance appliquée à d’autres activités.
Il est connu aussi à l’hôpital qui a depuis longtemps externalisé toutes les activités dites « hôtelières » (restauration, blanchisserie) mais aussi dans nombre de collectivités territoriales ; une note d’un collectif de hauts fonctionnaires « Nos services publiques », parue en mars 2021, établit à 160 milliards d’euros, soit le quart du budget de l’État, le coût de la sous-traitance et de l’externalisation qui ne cesse de croître dans l’action publique, au détriment de sa qualité, auquel il faut ajouter le recours croissant aux emplois de contractuels au sein même de chacune des fonctions publiques.
Revendiquer un droit à la négociation collective hors des convenances patronales est important : c’est autour d’enjeux concrets de ce type qu’on peut reconstruire un véritable contre-poids au pouvoir du capital, qu’on peut insérer les travailleurs des PME ou les pseudo-indépendants dans une dynamique d’action collective. Revendiquer un droit de regard syndical sur toute forme de sous-traitance dans la fonction publique est aussi une façon d’intégrer les personnels concernés, au sein et en dehors des administrations.
Qui dit lieu de négociation dit lieu de mobilisation, dit lieu de création de sentiments collectifs et, possiblement, lieu de production de résultats qui entretiennent (reconstruisent) la confiance dans l’action collective. Certes, une telle évolution ne détruit pas le capitalisme mais c’est en tous cas un moyen propre à reconstruire des rapports de forces assis sur la classe dans son ensemble et pas seulement la minorité concernée par les modes d’organisation actuels des syndicats.
Les Commissions paritaires régionales interprofessionnelles instaurées après 2017 ne sont qu’un leurre, une institution de plus, loin du terrain et des conditions économiques réelles. Il faut se battre pour un changement systémique des institutions de la négociation collective : le patronat n’en voudra pas, c’est l’évidence, de même qu’il n’a pas voulu la négociation de branche, de même qu’il n’a pas voulu la négociation d’entreprise. La négociation n’est qu’un moyen au service d’objectifs. Mais pouvoir négocier est un objectif de lutte face à un pouvoir patronal qui n’en veut pas, si ce n’est lorsque ça lui sert.
C’est donc moins la question de la présence dans les institutions qu’il s’agit que du besoin de transformer celles-ci en outil au service de l’unité des travailleur.e.s alors qu’elles sont aujourd’hui un outil de gestion managériale et un instrument de découpage des collectifs de travail.
Mais lutter, négocier, c’est mettre en œuvre des moyens d’action : la grève, la manifestation font partie du répertoire traditionnel de l’action collective, elles sont en difficulté aujourd’hui : bloquer la production ou la délivrance d’un service par la grève est devenue compliqué, cesser le travail lorsque l’emploi est fragilisé ou si les intérimaires continuent de travailler, manifester quand le travail se poursuit dans les entreprises ou les services, tout cela affaiblit l’impact de l’action collective. La grève par délégation est un substitut provisoire qui ne tient guère, tout comme la grève commando qui bloque à quelques-uns une unité de production sans engagement d’une majorité de travailleur.se.s. Il faut diversifier les modes d’action, associer des parties prenantes extérieures à l’activité, les usagers, les « consommateurs », les associations ou les ONG qui peuvent mobiliser au-delà de l’entreprise. Le mouvement syndical ne peut survivre retranché dans les entreprises et les services, il a besoin d’alliances efficaces pour produire des rapports de force.
Travailler l’outil syndical
Le syndicalisme ne sera légitime à parler au nom des travailleur.se.s que s’il parvient à reconstituer une communauté réelle ou imaginaire (c’est-à-dire vécue dans la conscience même si la relation n’est qu’à distance) autour des enjeux du travail et de la société.
Les « communs » syndicaux sont connus : salaires, qualifications, conditions de travail, protection sociale, services publics, etc. On peut y ajouter désormais quelques universaux comme l’égalité de genre (y compris LGBT) ou la lutte contre le racisme qui pourraient (devraient) occuper aujourd’hui une place importante dans le répertoire revendicatif.
Mais ces communs ne font sens auprès des travailleur.se.s que s’ils s’accompagnent de pratiques inclusives qui ne laissent personne au bord du chemin sous prétexte qu’il ou elle ne travaille pas dans la bonne entreprise ou n’a pas le bon employeur, c’est-à-dire celui que la structure syndicale est capable d’atteindre. Le syndicalisme « d’entreprise » tel qu’il s’est constitué au fil du XX° siècle reste adapté à une partie du champ de syndicalisation mais dans bien des cas, il recoupe et renforce aujourd’hui la séparation entre les travailleurs. Ceux qui exaltent « la classe » et la lutte des classes en restant sagement assis dans le petit jardin à la française de leur syndicat d’entreprise, bien ordonné par leur CSE et leur négociation annuelle obligatoire, passent largement à côté de ces enjeux.
Renouveler le syndicalisme, ce n’est pas seulement le doter d’objectifs adaptés aux questions de notre temps (saisir dans un projet à peu près cohérent les enjeux sociaux, écologiques et féministes), c’est aussi en faire un outil pratique capable de saisir les formes et les statuts de travail réellement existants. Si l’objectif est de mobiliser les communautés de travail, alors il faut largement déborder les frontières dites « professionnelles » qui constituent souvent aujourd’hui autant de modes de séparation des travailleur.se.s.
La tâche n’est pas simple, elle oblige à repenser les organisations, du syndicat de base jusqu’aux structures internes des centrales syndicales, ce sur quoi s’est construit tout l’appareillage des organisations, les lieux de prises en charge revendicatives, les modes d’échanges et de confrontation internes, la construction des instances de direction, etc. En clair, ce schéma remet en cause une partie de l’architecture des fédérations professionnelles qui constituent encore, bien que fragilisées, les poutres maitresses des édifices confédéraux. Plusieurs centrales syndicales ont d’ailleurs commencé à redéployer leurs structures. Il n’y a guère que la CGT à camper dans l’immobilisme. Alors que plusieurs structures interprofessionnelles ont pris des dispositions dans ce sens, les « grandes » fédérations figent l’évolution des structures et transforment peu à peu la plus ancienne confédération française en musée des arts et traditions syndicales.
Il ne s’agit pas de tout mettre à terre mais de généraliser des pratiques existantes qui font leur preuve en permettant la syndicalisation de toutes et tous c’est-à-dire la réappropriation du syndicalisme par cette grande majorité de travailleurs (souvent les plus jeunes) qui travaillent en dehors de la grande entreprise du sommet de la chaîne de valeur.
L’unité syndicale, c’est quoi déjà ?
Le syndicalisme français est fragmenté, ce n’est pas nouveau mais le processus s’aggrave. Si elle reste la plus capable de mobiliser ses membres, la CGT a perdu sa position hégémonique, que ce soit en termes de nombre d’adhérents, d’implantations ou de résultats électoraux.
La publication récente par le ministère du travail des résultats cumulés des élections sociales 2017-2020 jette un regard cru sur l’état des forces syndicales. Quelques observations s’en détachent. La première a trait au taux de participation. La participation globale (38,25 %) est en baisse de 4,5 points par rapport à la période 2013-2016. La CFDT consolide sa première place, non pas parce qu’elle progresse, elle perd environ 39 000 suffrages, mais parce que la CGT en perd trois fois plus (environ 150 000). FO et CFTC en perdent également (respectivement 53 000 et 21 000), Solidaires reste stable avec un gain de 3000 voix. Seules les confédérations les plus petites progressent, en particulier l’Unsa (+ 20 000 suffrages) et surtout la CFE-CGC (+ 39 000) : elle gagne des premières places dans de nombreuses entreprises industrielles (chez Renault, par exemple). L’hégémonie de la CGT appartient au passé, aucune hégémonie alternative ne la remplace, c’est la fragmentation qui l’emporte.
Le syndicalisme est donc de plus en plus divisé et, plus grave encore, les relations intersyndicales sont au plus mal. Il existe deux camps, irréconciliables selon les tenants de l’un ou de l’autre. La CGT n’est évoquée dans les rangs de la CFDT que comme un repoussoir et prononcer l’acronyme CFDT dans une assemblée de la CGT provoque une bronca plus bruyante que la mention du Medef. De part et d’autre, on voit se durcir les références à « l’identité » comme si les organisations syndicales étaient des invariants historiques !
Cette division a été en quelque sorte naturalisée, c’est-à-dire que rien de ce qui est humain ensemble pouvoir la modifier. C’est le signe d’une dégénérescence profonde des rapports entre les syndicats qui doit être corrigée sinon chacune des deux organisations principales (les « matrices » historiques dont dérivent la plupart des autres), sera reléguée dans des coins opposés du terrain mais sur les bords du salariat. Chacun prend prétexte de certaines formes caricaturales chez l’autre pour justifier un durcissement de ses propres tropismes. C’est une sorte de « dialectique à l’envers », au lieu d’une synthèse dépassant par le haut les termes d’une contradiction, on glisse le long d’une spirale descendante… vers le trou noir.
Les divergences existent, c’est un fait incontestable. Elles sont inscrites dans des visions du monde social très différentes. Ce n’est pas nouveau : au milieu des années soixante, les divergences n’étaient pas moindres et il existait en outre l’Union Soviétique, camp de référence de la CGT et repoussoir pour la CFDT. Il y eut pourtant signature d’un pacte d’unité d’action en janvier 1966. Il créa des remous au sein des deux organisations mais eut une portée décisive dans l’implication ouvrière lors des grèves de mai et juin 68. Les divergences empêchent-elles toute unité ? Cela dépend des choix : « Là où il y a une volonté, il existe un chemin ». Il faut constater (on y reviendra plus loin concernant la CGT), que cette volonté n’existe pas et même qu’il existe une volonté explicite de ne pas la rechercher.
La CFDT n’a jamais fait de l’unité une question centrale. La CGT en revanche l’a toujours mise en avant selon une conception qui n’a pas toujours facilité les rapprochements. Dès lors que la CGT se considérait comme garante de l’unité et de la conscience de la classe ouvrière, elle ne pouvait concevoir l’unité qu’autour d’elle-même. Il lui revenait donc « naturellement » de dicter les mots d’ordre et de décider les modalités de l’unité, plaçant souvent ses partenaires dans l’obligation de souscrire à ses décisions ou de refuser l’unité. Il n’est pas certain d’ailleurs que tous les secteurs de la CGT aient renoncé à cette conception. C’est avec cela, entre autres, que voulait répondre la notion de « syndicalisme rassemblé », un abandon par la CGT de la prétention à dire le juste en toute circonstance, l’acceptation de la discussion et de la négociation des « communs syndicaux », on y reviendra. On en est très loin aujourd’hui, même si, on l’oublie trop souvent, les années 1990 ont vu Force ouvrière lever son véto à toute relation avec la CGT, règle qui avait cours depuis 1948.
Traiter les divergences, le cas de la CFDT
La CFDT est naturellement le point d’achoppement le plus sensible de toute stratégie unitaire. Celle-ci a choisi il y a plus de trente ans un certain isolement qui était le prix à payer pour convaincre patronat et gouvernements de l’intérêt à la privilégier dans le partenariat social. Mais tout comme l’action revendicative, cette orientation a besoin de résultats et, on l’a évoqué, ceux-ci manquent à l’appel. Comme elle a échoué à distancer les autres, voire à renforcer ses effectifs, elle a tenté de s’allier avec d’autres, l’Unsa en l’occurrence qu’elle a, en grande partie, portée sur les fonts baptismaux à sa naissance en 1993. Mais l’héritière de la FEN n’a pas que des atomes crochus avec la CFDT et les intérêts particuliers ont rapidement pris le dessus pour insérer un coin dans les relations entre les deux organisations. Après quelques accords de partenariats (pour accéder à la CES par exemple pour l’Unsa), les destins des deux alliées se sont séparés et elles vivent aujourd’hui en relative concurrence dans bien des secteurs, notamment dans la fonction publique, le secteur public et, en particulier dans les transports. La CFDT ayant radicalisé sa marque identitaire, elle a du mal à être un pôle de rassemblement, elle ne parvient pas à s’imposer seule face au patronat ni même à des gouvernements au départ amis de ses orientations et l’Unsa est un partenaire faible et peu fiable. La CFTC n’a qu’une existence électorale, elle y exprime un conservatisme social présent parmi les travailleurs mais qui n’ajoute guère de forces à un « pôle » de partenariat social en piètre condition.
Cet isolement est ressenti dans ses rangs, il explique pour une part la conclusion de ce « Pacte pour le pouvoir de vivre » en mars 2019 où la CFDT s’est jointe à 18 organisations pour formuler des propositions à « la convergence de l’écologie et du social ». Il y avait bien sûr quelques aspects tactiques (faire pièce aux gilets jaunes, par exemple) mais l’initiative introduisait quelques nouveautés qu’il faut considérer comme une évolution de la CFDT. Tout d’abord, on est assez loin du temps où l’action syndicale n’était conçue que comme « ce qui est négociable dans les entreprises ». La CFDT renoue ainsi, sans le dire, avec une dimension sociétale, certes évoquée dans ses textes de congrès mais largement délaissée depuis les années quatre-vingt. La seconde est une logique d’alliance même si le regroupement réalisé se manifeste plutôt comme un club de pensée et ne semble pas avoir de grande vocation à la mobilisation.
Ces tensions et ces contradictions de la démarche CFDT ne sont pas sans effet sur sa cohésion interne. La bienveillance à l’égard du macronisme des débuts n’a plus beaucoup de points d’accroche, la deuxième gauche a été enterrée (Pierre Rosanvallon en a signé un acte de décès assez cinglant dans un ouvrage paru en 2018) et elle s’est bien souvent recyclée en troisième droite derrière Emmanuel Macron. N’y aurait-il donc aucun syndicaliste conséquent au sein de cette organisation de 600 000 membres ? Pense-t’on sérieusement que cela ne génère aucun débat interne ? Alors, pourquoi si peu d’extériorisation ? Pourquoi cet unanimisme apparent et si peu d’expressions d’opinions divergentes sur une ligne pourtant malmenée ?
Les explications qui proviennent de l’intérieur évoquent deux facteurs principaux : le premier est une sorte de traumatisme hérité des affrontements internes des années 1990 (avec la tendance « Tous ensemble ») ; le second, plus convaincant, est le climat d’hostilité à l’égard des militants de la CFDT en provenance des autres organisations et, en particulier de la CGT. « Ils l’ont bien cherché », diront certains. Mais, quelle que soit l’opinion qu’on en ait, il faut bien reconnaître que les dirigeants et les militants de la CFDT vivent un pilonnage constant et parfois d’une extrême violence de la part de militants et de responsables d’autres syndicats.
Il n’est pas question de porter un jugement sur ces réactions, qui, encore une fois, peuvent être considérées comme le résultat de certains choix faits par la CFDT. Il s’agit simplement de mesurer l’effet de consolidation interne que cela produit, au profit de la direction, abritée de la critique du fait de cette hostilité de l’environnement. C’est un mécanisme que l’on a bien connu dans l’histoire du Parti communiste ou tout désaccord exprimé sur la ligne était fustigé comme cadeau fait à l’ennemi de classe. L’expression des désaccords est figée par le pilonnage incessant qui s’adresse à la CFDT. Allons plus loin : cette agressivité est de plus inutile car la stratégie de la dénonciation permanente n’a jamais rien apporté à ses auteurs, cela, l’histoire longue du syndicalisme devrait l’apprendre à chacun. La CGT le sait mieux que d’autres : lorsque, après 1984, elle n’a eu de cesse de dénoncer la CFDT et le gouvernement socialiste, peu importe de savoir si elle avait raison ou non « sur le fond », le fait est là : elle s’est affaiblie comme jamais auparavant dans son histoire.
Comme l’a écrit Hegel, s’il y a une leçon à tirer de l’histoire, c’est que personne ne tire les leçons de l’histoire. Et les mêmes travers réapparaissent, produisant les mêmes résultats : les guerres de tranchées intra syndicales n’ont d’autre résultat que la destruction du syndicalisme lui-même par lui-même. Comme si l’environnement ne constituait pas déjà une menace majeure : des organisations patronales arrogantes, un gouvernement de hiérarques imprégnés d’idéaux éculés, une sortie de crise sanitaire qui promet une catastrophe sociale, des perspectives politiques qui mettent en grave danger la question même des libertés, il serait temps, plus que temps peut-être, de sortir de l’ère glaciaire. Aucun miracle ne viendra rétablir des relations civilisées entre les organisations : aussi ne rêverons-nous pas mais des propositions existent, des chemins sont possibles. Pourquoi ne pas suggérer des confrontations publiques et/ou moins publiques, avec l’impératif de dégager des positions communes au moins sur les sujets qui ne font pas blocage immédiat ? Certes, il ne faudra pas commencer par les retraites, mais des campagnes communes sont envisageables, tous syndicats réunis, pour la défense des services publics, la rénovation du système de santé ou pour la reconquête d’une assurance chômage décente. Personne ne peut croire qu’il n’existe aucun commun syndical : c’est une affaire de volonté.
Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui a produit des résultats dans d’autres domaines ? Mettre en place une convention de « citoyens-travailleurs », conçue selon les mêmes modalités que la convention citoyenne pour le climat (tirage au sort, pondéré ou non selon d’autres critères) avec une visée de redéfinition de ce qui serait nécessaire pour reconstruire un syndicalisme de masse en France ? Ce serait l’occasion d’impliquer largement au-delà des rangs syndicaux et des organisations figées dans leur jeu de rôle, créer un débat et un nouvel intérêt public sur un sujet largement délaissé par les médias. Une convention nationale, des conventions par régions ? A ceux qui craignent un affadissement des objectifs historiques du syndicalisme, on peut opposer la hardiesse des propositions formulées par la convention sur le climat. C’est un risque, il est moindre que celui de l’immobilisme.
Tout sera bon pour sortir de ces relations mortifères qui ne suscitent que découragement et éloignement des travailleur.se.s. A ce prix seulement, les syndicats inverseront la dynamique de l’indifférence manifestée à leur égard par le monde du travail.
Louis Althusser publia quatre articles dans le journal « le Monde » en avril 1978. La série s’intitulait « Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste français », texte prémonitoire même s’il n’inspira guère de changement. Peut-être faut-il affirmer avec force et en espérant davantage d’effets qu’il y a des choses qui ne peuvent plus durer dans le syndicalisme français ? Reste à trouver celles et ceux qui pourraient, avec quelque légitimité, porter une telle interpellation dans l’espace public. Le résultat des élections sociales, la configuration politique qui se dessine à l’approche de l’élection présidentielle, autant de moments possibles pour prendre date et formuler des propositions ?
Quelques réflexions sur le débat dans la CGT
Il faut pouvoir distinguer parmi les multiples tensions qui traversent la CGT : il y a des problèmes généraux de fonctionnement qui ne datent pas tous de l’arrivée de l’actuel secrétaire général, il y a des problèmes propres au fonctionnement de celui-ci et à sa personnalité ; il y a bien évidemment les problèmes liés à une conjoncture sociale complexe et, enfin, des problèmes stratégiques sur lesquels la CGT bute depuis de nombreuses années.
Diverses voix d’opposition à la direction actuelle se manifestent depuis plusieurs mois, soit des regroupements (récusant bien sûr par avance la qualification de « fraction » ou de tendance), soit des structures (fédérations) ou leurs porte-parole. La référence à la FSM semble par ailleurs cristalliser une sensibilité particulière pour une partie de cette opposition. Si l’existence de telles paroles ne pose pas de problème particulier, un certain nombre de positions avancées nous semblent, en revanche, en poser quelques-uns : des éclaircissements seraient bienvenus, en particulier sur des questions qui ne sont pas mineures comme la démocratie, la liberté (les libertés) et puis, si aucun sujet ne doit être tabou, sur le bilan du communisme ayant réellement existé. Pourquoi ramener ce problème a priori si éloigné des enjeux du moment ?
Parce qu’au détour d’appréciations de l’état du monde, sur le syndicalisme international, sur les alliances à construire, on est bien obligé de s’interroger sur le bilan ou l’absence de bilan que font de nombreux camarades qui, effet générationnel aidant, n’ont pas vécu les introspections de leurs ainés à la toute fin du XX° siècle, lors de l’agonie d’un monde auquel ils avaient cru. Certaines complaisances à l’égard du régime chinois, quelques négligences à propos de l’appréciation de la FSM, de curieuses considérations sur la bonne et la mauvaise culture, font craindre que ce que l’on croyait être un acquis politique de la plus ancienne confédération française n’ait été au fond qu’un moment d’émotion avant d’en revenir aux « fondamentaux » assimilés sans autre forme d’examen à une « identité de la CGT » largement fantasmée.
Autre signe inquiétant, ce sectarisme virulent qui disqualifie toute parole différente, distribue les épithètes et les mauvais points à partir du point de vue du détenteur exclusif de la « vérité » de la lutte des classes. Le ton n’est pas celui de la controverse entre camarades de la CGT mais celui de la sainte inquisition distribuant les anathèmes, traquant le malin (le réformisme) dissimulé dans tous les corps hérétiques.
Ce n’est pas une question de forme, il ne s’agit pas de jouer ici les sensibilités effarouchées par la vigueur d’un propos. Ce ton guerrier est le signe d’une simplification outrancière des enjeux accompagnée d’une bonne dose de virilisme. Dire cela n’est pas rejeter les arguments mobilisés : une bonne part des critiques formulées par les « opposants » sont parfaitement recevables. Encore faut-il qu’elles soient proposées à la discussion et non prononcées comme des oukases. Dès lors qu’une différence de point de vue ne peut être attribuée qu’à la trahison ou à l’influence de l’impérialisme, il n’y a plus de discussion possible.
On s’arrêtera ici à trois considérations importantes à notre sens dans le débat actuel : la question de l’unité, la question de la démocratie, le rapport de la CGT « au » politique.
Haro sur le syndicalisme rassemblé
Il y a de quoi s’interroger sur la stratégie conduite par la confédération au cours des vingt à trente dernières années. Il ne s’agit pas de tout rejeter comme un bloc, mais la politique d’action se résume à peu près à une répétition d’appels à des journées d’action parfois seuls ou avec des partenaires ajoutés au dernier moment sur la feuille de match. Les objectifs sont souvent dilués dans l’ensemble des problèmes du moment, des chantiers de fond qui avaient été entamés depuis parfois longtemps disparaissent du jour au lendemain, le chantier « travail et émancipation » par exemple ; des questions apparaissent puis sont englouties (les 32 heures …), le plus souvent sans débat ; les décisions adoptées en congrès restent lettre morte ; il semble enfin que le fonctionnement de « l’appareil central » ne soit pas d’une efficacité et d’une convivialité radieuses comme en atteste la démission récente du bureau confédéral de Virginie Gensel-Imbrecht.
On reconnaitra cependant que l’exercice attendu d’une direction confédérale n’est pas facile pour une confédération dont les moyens concrets pour assurer la coordination sont extrêmement faibles. Le « fédéralisme intégral » qui préside au fonctionnement de la CGT a certes des avantages mais il réduit sensiblement les capacités de la confédération à produire un sens de la marche très identifiable. Et lorsque celle-ci s’engage dans une voie (« Plus jamais ça » pour prendre un exemple récent), il n’est pas rare que les structures locales ou fédérales l’ignorent ou la combattent.
La CGT a tenu son rang dans les grandes séquences protestataires de 1995 à 2010 qui, certes, n’ont pas atteint leurs objectifs (à part, partiellement en 1995), mais ont entretenu jusqu’en 2012, un sentiment de confiance dans l’action syndicale. Les « années Hollande » ont marqué un recul dans l’ampleur de ces mouvements dont les raisons sont multiples. A la clé, une chute spectaculaire de la « confiance dans les syndicats » telle qu’appréhendée par quelques sondages, vécue aussi à travers les difficultés de la syndicalisation. Les résultats des élections sociales évoqués plus haut constituent également des signaux qui gagneraient à être pris au sérieux. Les petits redressements d’image de la période récente ne sont rien en comparaison de la chute abyssale enregistrée depuis 2012.
Le bilan de ces échecs n’est jamais tiré en profondeur. Quelques explications rapidement fournies (le patronat, le gouvernement, la CFDT, bref, les autres) tiennent lieu d’analyse, les instances officielles (CCN, CE) sont souvent le lieu d’interventions intéressantes qui se succèdent sans susciter de retours d’analyses approfondies qui éviteraient de refaire toujours la même chose sans aucun effet d’apprentissage. Plus étrange encore, la situation électorale et la grande panne des objectifs de syndicalisation ne figurent que rarement en tête des questions débattues. Un congrès confédéral peut très bien se passer sans que personne ne l’évoque en tribune où se succèdent plutôt des appels enflammés à la lutte et à la grève sans que jamais l’état des forces ne fasse partie de l’argumentation.
Plus récemment un texte collectif, modestement signé Monatte, n’hésite pas à conclure ainsi : « Il faut anticiper, bloquer les entreprises, l’économie et les profits, en même temps et tous ensemble (…) La France, dans toutes ses profondeurs, (…) attend cet appel de la CGT ». Quand, comment, avec qui ? sont sans doute des questions déplacées. Quant à l’appel des profondeurs de la France, on est impatient d’en entendre l’écho.
Autre travers de ces difficultés à poser les vraies questions, les procès faits à la confédération proviennent parfois de structures qui s’exonèrent assez facilement de leurs propres responsabilités : telles ou telles fédérations par exemple, en pointe dans la contestation mais qui enregistrent elle-même des reculs continus de leur influence et de leur implantation depuis vingt ou trente ans et qui n’hésitent pas à en imputer la cause à l’appartenance de la confédération à la CES !
Depuis quelques années maintenant, l’imputation de ces échecs a trouvé le bouc émissaire idéal, il s’agirait de la « stratégie » du syndicalisme rassemblé, adoptée aux débuts des années 1990, qui aurait paralysé l’action de la CGT et conduit à une dérive. Cet argument de fortune passe totalement à côté de ce qu’était le « syndicalisme rassemblé » au moment où cette notion a été avancée (le début des années 1990). Il néglige un fait majeur : elle a été abandonnée, en 2003, après la « trahison » de la CFDT dans la mobilisation contre la réforme des retraites.
Mais restons sur les attendus de cette stratégie : au moment où Louis Viannet la met en avant, c’est-à-dire au début des années 1990, elle est d’abord une réponse à Mme Notat, devenue secrétaire générale de la CFDT en 1992, laquelle proclamait qu’il existait une réponse à la crise du syndicalisme : cette réponse, c’était le syndicalisme CFDT et la stratégie pragmatique qu’elle mettait en œuvre et qui aurait tôt fait de supplanter tous les autres. Cette belle assurance était étayée par une relative progression des effectifs de la CFDT, la mise en place en son sein de méthodes pour professionnaliser le recrutement et administrer les services qui permettraient de reconstituer une organisation forte alors que la CGT était encore en plein déclin.
La réponse de Louis Viannet était que s’il y avait bien une issue à la crise du syndicalisme celle-ci serait solidaire entre les syndicats. C’est pourquoi il mettait en avant la nécessité d’un syndicalisme rassemblé autour d’objectifs communs et débattus ensemble. C’était une rupture avec les habitudes cégétistes qui prônait jusque-là l’unité mais autour de la CGT, de ses mots d’ordre et de ses décisions. Si l’appel s’adressait à tout le monde, il visait évidemment d’abord la CFDT puisque, dans le secteur privé notamment, l’absence de celle-ci dans les mobilisations handicapait (et handicape toujours) gravement les rapports de force. Viannet a mis en œuvre une petite partie de cette stratégie, il a fait les pas qui appartenaient à la CGT : ne pas agresser les autres organisations et il l’a fait en 1995 dans le mouvement contre le plan Juppé et la réforme de la SNCF ; la CFDT a été invitée lors des congrès confédéraux de la CGT et il a obtenu que la salle ne déclenche pas de huée à l’annonce de la présence de N. Notat au 45e congrès confédéral, à Strasbourg, en 1999. Pour le reste, on ne voit guère les concessions que la CGT aurait faites dans sa politique d’action : si la CGT n’a pas agressé la CFDT en 1995, elle a néanmoins appelé avec une certaine force à rejeter le plan Juppé de réforme de la sécurité sociale, approuvé par celle-ci, comme elle a soutenu le mouvement des privés d’emploi fin 1998 qui occupait les Assedic alors que la présidente de l’Unedic était… Mme Notat. La volonté était donc de laisser les portes ouvertes à qui voulait mais sûrement pas d’attendre passivement que la CFDT veuille bien bouger. Dans les années suivantes, celles de la refondation sociale du Medef ou lors la grande valse des ANI qui a suivi, la CGT n’a guère signé que quelques textes sur la formation professionnelle (une tradition) ; on ne voit pas très bien de quels tournants il se serait agi au nom du syndicalisme rassemblé. A moins qu’une lettre commune au président du Medef ou au chef du gouvernement ne soit considérée comme un rassemblement du syndicalisme !
Il a été dit et il est encore répété parfois que c’était une tactique pour permettre à la CGT d’entrer à la CES mais cet argument est faux et ne témoigne que d’une ignorance des débats syndicaux en Europe. Après la décision de retrait de la FSM en 1995, il n’existait plus aucun obstacle à l’entrée de la CGT aux yeux des grands syndicats de la CES : Allemands, Italiens, Nordiques et mêmes Néerlandais étaient prêts et souhaitaient même cette arrivée de la CGT. La CFDT a bien fait un peu lanterner son acceptation mais elle aurait terni son image auprès des autres centrales européennes en maintenant une position de refus, ce que tout le monde savait à Paris comme à Bruxelles. Même FO s’est débrouillée pour ne pas voter contre l’adhésion de la CGT.
Le syndicalisme rassemblé n’était pas une tactique, mais une stratégie, une stratégie empêchée qui n’a pas produit de résultats : elle n’a pas marché parce que c’était une stratégie dépendante et que la CFDT n’a pas voulu. En 2003, ulcérée par le lâchage de la direction de la CFDT lors de la mobilisation contre la réforme des retraites, la direction de la CGT a rompu avec l’idée de rassemblement du syndicalisme. Elle n’a pas été abandonnée officiellement mais totalement délaissée en pratique. Sans le dire, la direction confédérale a même pensé que comme la CFDT s’était pris les pieds dans le tapis en 2003, ce qui lui avait coûté, de son propre aveu, plus de 30 000 départs d’adhérents ou de militants (dont pas mal venus à la CGT), il n’était plus utile de tenter de la raccrocher et que l’espace au contraire se libérait pour la CGT : l’erreur symétrique de celle de la CFDT au début des années 90, en quelque sorte.
Il y a eu, bien sûr, des relations entre les deux organisations, sarkozysme aidant. La CFDT qui visait l’alternance politique en 2012, n’a pas cédé sur la réforme des retraites de 2010 et s’est retrouvée sans difficulté dans le conflit de cette année-là, avant de reprendre sa liberté dès l’élection de F. Hollande. En janvier 2009, un « programme économique et social » avait été adopté entre 7 organisations syndicales (dont la FSU, Solidaires et l’Unsa) : victoire du syndicalisme rassemblé ? Nullement parce que lors des dernières rencontres inter confédérales de la fin de 2009, la CGT n’a fait aucune proposition de poursuite de la démarche commune. Par ailleurs, lorsque la CFDT a repris contact avec la CGT, quelques temps plus tard, pour rediscuter et actualiser ce programme en commun… c’est la CGT qui a refusé.
En réalité, la direction de la CGT n’a aucune véritable conception des questions unitaires. On évoque ici la CFDT, le « point dur », mais même avec les organisations plus proches idéologiquement, la FSU, par exemple, il n’y a aucune stratégie et même une relative indifférence malgré les signaux (et les propositions) adressés par la FSU en faveur d’un rapprochement.
Depuis son arrivée à la tête de la CGT, Philippe Martinez s’est, en général, dispensé comme ses prédécesseurs d’attaques publiques contre la CFDT. En revanche, il n’a pas fait la preuve d’un grand empressement unitaire. Il le reconnait sans peine et, dans un entretien à la NVO en 2017, il s’en explique clairement : « Quand on est d’accord, dit-il, on agit ensemble ; quand on n’est pas d’accord on fait chacun de son côté ». En réalité, ce n’est même pas ce qui se passe, l’accord préalable n’est jamais testé, le désaccord est au principe même de la relation. Agir ensemble quand on est d’accord, c’est un constat ; la stratégie, ça commence justement quand on n’est pas d’accord.
Prétendre encore aujourd’hui que les faiblesses de la CGT (ou son tournant réformiste) seraient le produit de la stratégie du syndicalisme rassemblé qui aurait bridé l’initiative conquérante de la confédération relève de l’aimable plaisanterie…
La démocratie, les libertés
Un grand nombre des propos tenus sur l’unité insistent sur la nécessité de la clarté, de rompre avec les ambiguïtés que toute situation unitaire entraine. On peut discuter cette assertion : en général, les mobilisations les plus unitaires sont celles qui rassemblent le plus, prouvant que l’inconvénient de l’ambigüité peut être compensé par d’autres avantages utiles en certaines circonstances, par exemple pour construire un rapport de force. Est-il toujours préférable d’être « clair » quitte à être tout seul ou de faire un compromis qui permettra un vrai rapport de force ? Chacun par ailleurs, peut avoir de la clarté une approche différente : généralement, être clair c’est partager la conviction de celui qui exige la clarté ; on peut la considérer aussi comme une notion très idéaliste, proche de la recherche de pureté, au contenu moral, voire moralisateur.
Mais admettons, il faut être clair en toutes circonstances. Dans ce cas, de quelle clarté est le signe ou la volonté d’appartenance à la FSM ? Cette organisation est un assemblage hétéroclite de syndicats, certains très vivants et sans doute démocratiques, mais aussi de ce qui reste de stalinisme à l’échelle de la planète (Syndicats du Vietnam, du Cambodge, de Corée du nord, etc..) et d’organisations qui soutiennent ou font partie du bloc au pouvoir dans les pays islamiques pratiquant la charia. Encore une fois, il n’y a pas que ceux-là, bien sûr, et il est toujours possible aussi de trouver quelques syndicats peu recommandables ailleurs, dans la CSI par exemple. Avec une différence tout de même qui est que, dans la CSI, ceux-ci ne sont pas aux commandes, ce ne sont pas eux les bailleurs, ils n’ont pas de vice-présidence, ils ne sont pas le cœur du dispositif mais sa marge. On rappellera qu’au Conseil présidentiel de la FSM, on trouve parmi d’autres, des représentants de Corée du Nord, Iran, Bahreïn, Syrie… appartenant à des centrales syndicales imbriquées dans leur régime politique.
De même les appréciations portées sur la Chine, au détour d’une formule, laisse penser à une certaine bienveillance à l’égard de ce régime. Il reste quelques traces du « campisme » qui exigeait, pendant la guerre froide, que l’on soit d’un côté ou de l’autre. Si l’impérialisme américain est favorable aux revendications démocratiques des Hong- Kongais, alors la Chine a sûrement raison d’étrangler ces libertés démocratiques héritées, de plus, de la colonisation de l’ile par les Britanniques.
Il faut considérer les arguments, être honnête et ne pas soupçonner ces militants de soutenir des principes contraires aux idéaux démocratiques dont se recommande la CGT en France. Ils sont du « bon » côté lorsqu’il s’agit de les défendre ici mais ils semblent considérer que la validité de ces principes n’a pas à être universalisée, ce qui ne serait que la projection d’un occidentalo-centrisme non respectueux des valeurs dominantes dans d’autres sociétés. C’est une question importante et qui ne date pas d’hier au sein du camp progressiste. Il est impropre de mobiliser sur ce point une « identité » de la CGT car la grande proximité avec le bloc de l’Est pendant les années soviétiques a inspiré des bilans et des révisions dont témoignent plusieurs publications de la CGT (voire, entre autres, les travaux stimulés par l’Institut d’histoire de la CGT). Une génération de responsables et de militants plus jeunes semble faire peu de cas de ce regard critique que la CGT a porté et porte sur sa propre histoire.
Les libertés individuelles et collectives sont-elles des universaux ou un facteur culturel dépendant du lieu et du moment historique ? Cette question est aujourd’hui particulièrement aigüe s’agissant des droits des femmes dont on a déjà dit qu’ils constituaient une dimension majeure des luttes pour l’émancipation. Ce n’est pas qu’une question philosophique à l’heure où les femmes se montrent extrêmement actives dans de nombreux pays y compris ceux qui sont sous le régime de la charia. Elles étaient particulièrement présentes dans les révoltes en Iran en 2019, manifestations sauvagement réprimées par le régime, elles sont très actives au Soudan après la fin de la dictature, elles se mobilisent même en Arabie Saoudite où elles ont obtenu le droit de conduire une voiture après de nombreuses manifestations.
Il ne s’agit pas là de « cultures » locales qu’il conviendrait de respecter mais de lutte politique car les femmes eurent davantage de droit dans le passé en Arabie Saoudite et beaucoup plus assurément en Iran avant 1979. C’est donc bien un problème politique et la complaisance avec ces régimes n’est pas de mise ou ne devrait pas l’être.
Plus généralement, les droits démocratiques ne sont pas des universaux abstraits inventés par les occidentaux. Les luttes de décolonisation portaient aussi ces idéaux même si dans de nombreux cas, ils n’ont pas été respectés par la suite ; ils ne sont d’ailleurs pas respectés non plus dans les pays occidentaux. Défendre les droits démocratiques n’est pas faire une propagande pour l’occident. Dès que la chape de plomb des régimes autoritaires, où qu’ils soient, se soulève un peu, on voit des mouvements émerger pour réclamer ces libertés : dans les pays arabes après la révolution tunisienne, récemment au Soudan, le Hirak algérien qui défie un pouvoir exsangue et même en Chine, avant l’arrivée de Xi-Jinping, lorsque le régime avait relâché la pression contenue depuis la sanglante répression de la place Tienanmen en 1989. On a connu alors, jusqu’en 2013, un grand nombre de débats et aussi de conflits sociaux à ciel ouvert même s’ils étaient réprimés par le pouvoir avec l’aide des syndicats officiels.
Que signifie d’ailleurs cette complaisance à l’égard du régime chinois ? Le texte de l’ainsi nommé G. Monatte évoque ceci : « Le conflit entre capitalisme et socialisme qu’on a pu présenter comme dépassé il y a une trentaine d’années a rejailli avec l’émergence de pays où la propriété publique et la planification de l’État a empêché la dégradation des politiques d’investissements, permis le progrès social, contribué par exemple à l’éradication de la pauvreté. »
L’éradication de la pauvreté est un thème de la propagande du gouvernement chinois, il sera confirmé lorsque l’accès aux provinces centrales et orientales du pays seront possibles. Ce qu’on pouvait en voir en 2013, avant l’arrivée de Xi-Jinping à la tête de l’État et du parti communiste ne le montrait pas. Si la remarque concerne la Corée du nord, le Vietnam ou le Cambodge, il est bien imprudent d’affirmer l’éradication de la pauvreté dans ces pays.
Et même, même si c’était le cas, en quoi l’avancée du progrès social justifie-t-il la répression de toutes les voix discordantes, en quoi justifie-t-il les internements massifs de Ouïgours et de Kazakhs dans des camps, le soutien à la junte de Rangoon qui assassine par centaines ceux qui manifestent pour réclamer le respect de leur vote ? La suppression des libertés d’information, de manifestation, « l’encadrement » du droit de vote à Hong-Kong sont-ils un progrès de la civilisation ?
Qualifier de « socialisme » un tel régime qui est d’abord un capitalisme d’État, dirigé par une bourgeoisie rouge rappelant les 200 familles, est une conception qui mérite au moins discussion. Penser le socialisme aujourd’hui sans penser dans le même temps l’extension des libertés, celles pour lesquelles tant de peuples se soulèvent (liberté d’association, de réunion, d’expression, etc.) est une régression politique majeure. Faut-il rappeler que lorsque Karl Marx dénonce le caractère formel des libertés démocratiques bourgeoises, il n’appelle pas à leur suppression mais à leur donner un contenu concret par la réalisation de l’égalité sociale et économique ?
Ce débat n’a sans doute pas eu lieu en tant que tel dans la CGT : sa direction a insuffisamment expliqué les raisons de son retrait de la FSM en 1995, en tous cas pas dans ces termes-là. Ce retrait, voté à l’unanimité lors du congrès confédéral, rappelons-le, s’est réalisé dans un moment de grande introspection sur les réalités du monde communiste effondré avec la disparition de l’URSS. Une grande partie des dirigeants de la CGT de l’époque, qui avaient pour la plupart partie liée avec l’histoire du communisme, a vécu douloureusement le prix payé par cette absence de libertés dans les pays dits « de l’Est ». L’inefficacité économique de ces régimes appelait sans doute d’autres alternatives que celle du néolibéralisme et la grande désillusion des populations de ces pays est aujourd’hui facile à comprendre. Mais ce n’est sûrement pas sur le mode de la nostalgie qu’il convient de penser les alternatives. Pourtant, les propos d’un Laurent Brun, secrétaire général de la fédération des cheminots, à La Pravda¸ organe des communistes allemands nostalgiques de la RDA, comme son long entretien sur le site d’Initiative communiste semblent fortement teintés de cette nostalgie. Il regrette que le parti communiste n’assure plus la formation politique des militants de la CGT, il regrette que les cellules du PCF aient disparu des entreprises (il les encourage d’ailleurs fortement à renaître au sein de la SNCF). Ces regrets du monde d’avant ont quelque chose de troublant, comme si le souhaitable pour le monde de demain ne pouvait qu’être la répétition de recettes qui n’ont pourtant pas produit que des effets bénéfiques pour la CGT.
Syndicalisme et politique, le retour
La question du rapport entre syndicalisme et politique est aussi ancienne que le syndicalisme lui-même. Les réponses apportées au fil du temps constituent aujourd’hui un certain capital d’expérience dont quelques leçons peuvent être tirées. Une organisation de masse est par définition le lieu d’une diversité politique des membres ou des sympathisants. Celle-ci doit être respectée, ce qui veut dire que l’expression de l’organisation, y compris dans les dimensions politiques de son activité doit toujours partir d’un point de vue syndical, c’est-à-dire détachée d’enjeux partisans. Critiquer ou dénoncer les politiques publiques, proposer des modes alternatifs d’organisation sociale, défendre des principes sur la démocratie et les libertés, tout cela recouvre la dimension politique du syndicalisme. Jusqu’où une confédération ou ses organisations peuvent-elle s’exprimer lors d’une campagne électorale ? Dès lors que les principes évoqués sont en jeu, elle est légitime à le faire en prenant garde toutefois de ne pas sembler « rouler » pour tel ou tel candidat ou tel parti, ce qui introduirait un principe de division et d’opposition au sein du syndicat lui-même.
Pour la CGT et sans remonter jusqu’à la Charte d’Amiens (1906) qui se voulait une réponse à ce problème, la question a longtemps été celle des relations avec le Parti communiste. La confusion des rôles a dominé jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Georges Séguy avait tenté autour du 40° congrès (1978) de desserrer le lien. Au début des années quatre-vingt-dix, son successeur, Henri Krasucki, qui l’avait combattu à cette époque, a initié un mouvement de retrait de la CGT d’une relation trop étroite avec le parti, relation qui ne servait ni la CGT ni le parti communiste. La tendance s’est poursuivie avec ses successeurs. Il ne s’agissait pas de rompre avec la culture de la lutte, de la lutte des classes, mais de mettre une distance entre les questions propres du parti, d’un parti divisé et en grand affaiblissement électoral et les enjeux de reconstruction d’une puissance syndicale en difficulté elle aussi à la même période. La confusion des rôles a diminué : il est vrai que l’écart était devenu très important entre un parti devenu peu représentatif dans le système politique et une organisation syndicale qui, même affaiblie, restait une composante majeure dans le champ syndical.
Dans ce domaine aussi, l’actualité récente au sein de la CGT offre quelques surprises. Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, le parti communiste s’est prononcé au début de 2021 et à l’issue d’un débat interne assez vif, sur l’opportunité de présenter un candidat issu de ses rangs au premier tour de l’élection à venir. Les adhérents de la CGT qui sont membres du PC ont pu participer à ce débat et ont été, comme le reste des adhérents du parti, probablement partagés sur la décision à prendre. Pourtant une pétition a circulé dans les rangs de la CGT et a été rendue publique, appelant « en tant que militant de la CGT » à la présentation d’une candidature communiste au premier tour de l’élection présidentielle en 2022.
En quoi ce choix implique-t-il la CGT ? Quel point de vue syndical peut-il y avoir dans une telle décision ? En quoi le fait que le PCF ait, ou non, un candidat au premier tour de la future élection présidentielle change quelque chose aux destinées de la CGT ? Il y a là un détournement d’usage du sigle CGT au service d’une cause qui n’a pas grand-chose à voir avec les enjeux propres à l’organisation syndicale. Ces pratiques ont eu cours dans le passé, elles ont fait l’objet de retours critiques très largement partagés, y compris parmi ceux qui en avaient été les promoteurs. Voir revenir de telles manipulations a de quoi inquiéter même si, à la différence du passé, elles ne sont le fait que d’un tout petit nombre.
La dimension politique du syndicalisme, ce n’est pas cela, ce n’est pas se mêler des disputes internes à la sphère partisane, on oserait ajouter surtout dans l’état actuel de la gauche française. Agir politiquement, pour une organisation syndicale, c’est porter les grandes questions posées à la société, ouvrir des chantiers de débats et de propositions à partir de ses propres pratiques, tisser des alliances avec d’autres mouvements (y compris les partis politiques si la situation l’exige) sans prétention à l’hégémonie mais en apportant toujours l’éclairage de la dimension sociale, composante majeure des problématiques sociétales. Cela peut conduire à des tensions, voire des contradictions : entre les questions d’environnement et l’emploi, à des divergences (le recours à l’énergie nucléaire par exemple). Et alors ? Qui, dans la CGT, peut avoir peur des contradictions ? Ce sont elles qui font avancer le monde. Le tout est de savoir les gérer, par le débat, la prise en compte des arguments, les tentatives de synthèse qui permettent d’en sortir par le haut. Ce sont ces débats-là qui devraient occuper toute la CGT : « Plus jamais ça » est une initiative qui va dans ce sens, mais un tel engagement ne peut pas être un « coup » porté par la seule direction confédérale, en ignorant les organisations de la CGT concernées. Les comportements autoritaires, les passages en force, tout cela se comprend mal dans une organisation où personne, vraiment personne, ne peut brandir son bilan pour faire fi de l’opinion d’autrui.
Le fait que des voix dissonantes s’expriment aujourd’hui dans la CGT peut témoigner d’une certaine santé démocratique. Il convient toutefois que le débat participe au renforcement de la CGT et non à son autodestruction. L’invective, l’agitation de fétiches ou la recherche permanente de boucs émissaires servent souvent à s’abstraire d’une réflexion sur ses propres pratiques. La situation est difficile pour tous et risque de l’être plus encore demain. Il faut un effort partagé pour sortir des guerres de tranchée et affronter les lourds défis de la période qui vient. Et ceci ne vaut pas d’ailleurs pour la seule CGT.