25 ans de Solidaires: une belle table ronde

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Ils et elles sont réuni-es pour débattre : Gérard Aschieri, Annick Coupé, Claude Debons, Maryse Dumas, Christian Mahieux, Patrice Perret. Une initiative inédite. A l’occasion des 25 ans de l’Union syndicale Solidaires (fondée en 1998), la revue Les Utopiques a réuni une table ronde passionnante. Elle revient  à la fois sur la naissance des syndicats SUD (SUD PTT en 1989, SUD Santé-Sociaux, et d’autres), qui adhèrent très vite au « Groupe des dix » (fondé en 1981), mais aussi sur les débats qui parcouraient le mouvement syndical avant 1995 et après. Ces années voient le déploiement de luttes contre l’offensive néolibérale mondialisée, et le syndicalisme y fait face de manière renouvelée. C’est aussi la naissance de la FSU, la construction d’une « opposition » dans la CFDT en phase de « recentrage« , et des débats dans la CGT autour du projet de « syndicalisme rassemblé » dont le prototype est la lutte de 1995. Ce débat revient sur cette histoire parfois conflictuelle réunissant des responsables syndicaux qui l’ont vécu en direct, de 1989 à 2003.

Nous remercions la revue Les Utopiques de nous autoriser à republier cette table ronde. Lire ci-dessous l’éditorial du numéro.

Ci-dessous, en couverture : Gérard Gourguechon, ex-co-porte-parole de Solidaires

Mise en page 1

1989, 1996, 2003

SUD, Solidaires, vu d’ailleurs

 

Christian Mahieux

Merci à chacun et chacune de participer à cette table ronde. Notre idée est de revenir avec vous sur la création de SUD, de Solidaires, vue de là où vous étiez ; cela à travers trois moments qui englobent plus que les 25 ans que nous prenons en référence pour le dossier de la revue Les Utopiques : d’abord 1988/89, avec la création du premier syndicat SUD, en l’occurrence SUD PTT ; ensuite 1995/96, avec la multiplication des SUD ; enfin 2003, avec les choix d’équipes CFDT de rejoindre soit Solidaires, soit la CGT.

-14- Illust16 - 1989 1996 2003 SUD Solidaires vu d'ailleursAu centre Christian Mahieux « en action »

Mais, comme nous avons tous et toutes connu les trois époques, et aussi un peu avant et après, il n’est pas interdit de déborder ! Commençons chronologiquement par le premier syndicat SUD : aux PTT, en 1988/89. 1988, parce qu’en novembre c’est l’exclusion des syndicats CFDT d’Ile-de-France et le congrès confédéral où Edmond Maire, le secrétaire général, déclare à la tribune qu’il faut « exclure les moutons noirs de la contestation, dont certains se réclament abusivement de la CFDT ». 1989, parce que ce sont les premières élections auxquelles se présente SUD PTT, en mars, puis le premier congrès fédéral, en septembre.

 

Annick Coupé

Les PTT (Postes et télécommunications) sont alors une administration qui regroupe près de 500 000 fonctionnaires. Le Premier ministre socialiste, Michel Rocard, lance à cette période les « chantiers de modernisation de la fonction publique », les PTT en seront le premier laboratoire… On verra très vite que derrière le vocable de « modernisation », il s’agit d’une attaque en règle contre les services publics visant à en affaiblir les missions et à casser les statuts, à ouvrir la voie à une privatisation plus ou moins rampante. La CFDT, depuis la fin des années 70, est engagée dans un « recentrage » qui tourne le dos aux orientations autogestionnaires. Des voix existaient pour s’opposer à cette orientation mais elles étaient minoritaires et l’appareil confédéral était de plus en plus verrouillé. Pourtant, les structures CFDT dans l’opposition menaient les batailles internes de congrès en congrès et pensaient que la coexistence était possible durablement.

L’automne 1988 va changer la donne. Deux conflits importants : le conflit des infirmières dans les hôpitaux et celui des « camions jaunes » à la Poste. Ils vont durer plusieurs semaines et subir de la répression de la part du gouvernement socialiste. Dans les deux cas, des coordinations vont se mettre en place, réunissant syndiqué·es et non syndiqué·es. Les tensions entre une majorité de syndicats CFDT PTT en Ile-de-France et la direction nationale de la CFDT, fédération et confédération, vont se focaliser sur le soutien ou non de ces coordinations. A la suite du congrès confédéral de Strasbourg, en novembre 1988, les procédures bureaucratiques d’exclusion se mettent en place dans les fédérations nationales CFDT PTT et CFDT Santé-sociaux. Ce qui relevait d’un débat interne et de confrontations entre structures sur les orientations de la CFDT passe à une autre étape : le choix de la CFDT de se priver de militant∙es qui, certes étaient critiques mais construisaient l’outil syndical CFDT.

Très vite, notre objectif va être de maintenir aux PTT un outil pour un syndicalisme de luttes et de transformation sociale. Le choix du sigle SUD, pour Solidaires, Unitaires, Démocratiques se veut le symbole de cette orientation. Le choix de construire une nouvelle fédération aux PTT s’est imposé très vite pour les équipes exclues de la CFDT.

Ci-dessous : Annick Coupé ex-co-porte parole de Solidaires

COUV 2 Utopiques 25

 

 

 

 

 

 

 

 

Maryse Dumas

1988 est une année charnière à plusieurs titres. Le contexte politique tout d’abord : on était dans une phase de grand débat sur la crise du syndicalisme, à la fois idéologique et imposé par les faits, même si à l’époque la CGT contestait ce terme. Parallèlement, le ministre socialiste de la fonction publique, Jean Le Garrec, se lançait dans une grande offensive visant à créer ce que lui-même appelait « un grand syndicat social-démocrate en France », autour du pôle FO, CFDT, FEN. 1988, c’est aussi l’année de conflits sociaux où les coordinations prennent une place importante : dans celui des infirmières notamment, qui vient après celui des cheminots en décembre 86 – janvier 87. La CGT est alors dans une phase de réflexion intense à propos de ce qu’elle doit, elle, changer dans son propre syndicalisme pour être davantage à l’écoute des salarié∙es ; sur deux questions principalement : la démocratie et l’unité d’action. La CGT se sent isolée, et elle l’était effectivement. Aux PTT, on venait de mettre le projet Longuet (ministre du gouvernement Chirac de cohabitation) énième projet de privatisation des PTT, en échec. Là, on est sous le gouvernement Rocard qui a plusieurs fois déclaré sa volonté de « réformer » les services publics ; on sait que les PTT sont dans l’œil du cyclone, d’autant plus qu’en janvier 1988 a été adoptée une directive européenne de déréglementation des services de télécommunication. Voilà donc pour le contexte externe et le contexte interne.

La grève des chauffeurs postiers[1] concerne essentiellement la région parisienne et elle est menée par la CGT PTT et la CFDT PTT. Nous essayons de mettre en œuvre ce qui se réfléchit à ce moment-là dans la CGT à propos de la gestion des conflits, notamment sur le rapport démocratique aux salarié∙es. Je me rappelle par exemple que lorsqu’on sent que le mouvement touche à sa fin, la CGT essaie d’impulser dans les assemblées générales deux votes : un premier sur la volonté de chacune et chacun de reconduire ou non la grève ; un second pour que, compte tenu du rapport de force ainsi connu de tous et toutes, l’assemblée générale décide de la suite ; pour nous, il s’agit de faire en sorte que ce ne soit pas la CGT qui décide si la grève doit s’arrêter ou continuer, mais les salariés en grève. Là-dessus arrive donc l’exclusion par la CFDT des syndicats CFDT PTT de la région parisienne. Dans un premier temps, ce que nous y voyons c’est surtout l’affaiblissement de la CFDT, la preuve que sa stratégie de complicité avec le gouvernement Rocard ne passe pas. La CGT se sent renforcée dans sa propre démarche. Ce n’est que dans un deuxième temps, avec la création de SUD PTT, qu’on s’interroge : vers quoi on va là ? Ils et elles seraient mieux à la CGT, mais on constate que ce n’est pas du tout dans le projet des militants et militantes en question. Malgré tout, on pense que cette situation va renforcer le poids et le combat de la CGT. Mais on déchante assez vite.

 Annick Coupé

Nous n’avons pas fait le choix d’aller à la CGT : certain·es d’entre nous y avaient milité et avaient été poussé∙es vers la sortie pour diverses raisons (soutien au syndicat Solidarnosc en Pologne en 1981, fonctionnement vertical, accusation de « gauchisme », etc.).

 Maryse Dumas

Je ne nie pas ce ressenti, mais je remarque qu’il y a toujours eu et qu’il y a encore des militants et militantes d’extrême gauche dans la CGT. Quant à la proposition d’adhésion à la CGT, si elle n’a pas été formulée par la fédération, elle l’a été au niveau des syndicats de la région parisienne, mais je le reconnais, sans grande conviction. Comme Christian l’a dit, il y a des élections aux Commissions administratives paritaires en mars 1989, qui concernent la totalité de ce qui est encore l’administration des PTT (poste et télécommunications) et pour lesquelles tous les syndicats peuvent se présenter ; les nouveaux syndicats SUD vont donc pouvoir se présenter. Et là, alors que nous nous attendions à ce qu’ils affaiblissent plus la CFDT que la CGT, on a le sentiment que leurs coups sont principalement portés contre la CGT. Ce n’est pas qu’un sentiment, on pourrait ressortir les tracts…                                                                             

 

 Annick Coupé

Nous présentons des listes SUD aux élections professionnelles de mars 1989 : les résultats (15% en Ile de France en moyenne, là où les syndicats SUD existaient à cette date et 5% au niveau national) nous ont conforté∙es dans le choix de ce nouvel outil syndical et nous ont donné accès à un minimum de représentativité et de droits syndicaux (même si les autres syndicats, CFDT en tête, tenteront tout pour restreindre ces droits). Même si, par la force des choses, nous construisons alors une fédération professionnelle aux PTT (postes et télécommunications), notre projet était interprofessionnel car il ne nous semblait pas possible de penser un syndicalisme de transformation sociale par le seul biais professionnel…

 Maryse Dumas

A cette époque, on a du mal aussi parce que la réalité ne correspond pas à ce qu’on imaginait : on partait de la grève des chauffeurs postiers, les premiers syndicats SUD étaient à la poste, or c’est aux télécom qu’on constate la rivalité la plus importante entre CGT et SUD. L’analyse des résultats de ces élections nous confirme cette spécificité des télécom par rapport à la poste et ceci va s’accentuer dans le temps. Et nous comprenons que l’une des particularités de ce secteur découle de la grève des techniciens de septembre 1971 (on ne fait jamais du passé table rase !) : une espèce d’amicale des techniciens en était issue[2] englobée depuis peu par la CFDT-PTT ; on retrouve dans le vote en faveur de SUD en mars 1989 le poids de ce collectif catégoriel qui contribue à donner à SUD un poids important aux télécom, d’emblée. A la CGT, nous commençons à comprendre que SUD aux télécom ce n’est pas la même chose que SUD à la poste. Ce ne sont pas les mêmes catégories sociales qui pèsent : avant tout des techniciens et techniciennes aux télécom, des agents d’exécution à la poste dans une configuration là très proche de ce qu’on connait à la CGT (le personnel lié à l’acheminement : centres de tri, camions, ambulants). Nous avons une vraie difficulté ; nous sommes dans une confédération, nous avons une fédération des PTT avec une homogénéité assez importante, même si nous travaillons de manière spécifique dans chacune des branches poste et télécommunications. Nous nous trouvons confrontés à des syndicats qui ont le même sigle SUD dans les deux branches mais qui sont très différents. C’est une difficulté, parce que, dans une confédération et dans une fédération, on fait parfois des arbitrages ; ce que SUD n’est pas amené à faire. On perçoit SUD comme très caméléon. C’est le terme que j’employais à l’époque et que j’assume encore.

-14- Illust17 - 1989 1996 2003 SUD Solidaires vu d'ailleurs

 Annick Coupé

Une remarque à ce propos : les réalités des secteurs et des milieux professionnels à la poste et aux télécoms sont différentes et les syndicats, quels qu’ils soient, que ce soit la CGT, SUD ou d’autres tiennent compte de cette diversité si ils veulent être en phase avec les milieux sur lesquels ils interviennent… cela peut créer des tensions, des contradictions, mais au niveau de SUD PTT nous avons gardé le cap et essayé d’être cohérents sur l’ensemble des secteurs, postes comme télécommunications, sur les grandes revendications comme les salaires, le temps de travail, le statut ou la défense du service public. De la même manière, dans la construction de Solidaires, nous avons toujours été conscient∙es qu’il était nécessaire à la fois de porter et de nous engager dans des combats globaux, politiques, mais que ce n’était pas porté spontanément par toutes les équipes et toustes les adhérent·es de nos syndicats sur le terrain, au quotidien. Cela nécessite de la formation, de la pédagogie en interne, des débats dans les structures… Mais je crois que cette tension n’est pas particulière à SUD PTT ou à Solidaires et qu’elle existe aussi dans les confédérations telle que la CGT.

 Claude Debons

La question que soulève indirectement Maryse, en évoquant les technicien∙nes et les différences entre la Poste et les Télécoms, c’est aussi la capacité du syndicalisme à appréhender les mutations du capitalisme et du système économique ainsi que les transformations profondes du salariat qui en ont résulté, pour construire une intervention syndicale opérante. Je prendrai pour exemple le secteur routier. En 2004, j’ai appris que la CGT comptait 3 000 adhérents dans ce secteur, il y en avait 20 000 à la FGTE/CFDT alors que quinze ans plus tôt nous étions au même niveau. Pourquoi ? Pas parce que les militant∙es CFDT étaient plus valeureux, mais parce que nous avions perçu plus tôt les transformations du transport routier et les points d’appui que cela ouvrait. Traditionnellement, le secteur se composait majoritairement de nombreux artisans, de toutes petites entreprises avec une poignée de salarié∙es. Le climat paternaliste qui prévalait et la fragilité économique bloquaient tout progrès social mais même toute émergence des revendications des salarié∙es. Les syndicats réclamaient des soutiens financiers au secteur. Au point que, quand ont commencé à apparaître des groupes de transport plus importants se développant en rachetant des TPE, certains syndicats choisirent la défense des « petits » contre les « gros ». Cette opposition primaire à la concentration capitaliste du secteur nous parut une impasse. L’occasion fut fournie par l’instauration du permis à points, en 1992, qui fut contestée par les petits patrons mais aussi par CGT, FO et FNCR. Les petits patrons provoquèrent des barrages pour s’y opposer. Nous avons défendu que le problème pour des professionnels comme les conducteurs routiers ce n’était pas le permis à points mais les conditions de travail et de rémunérations qui poussaient les salarié∙es à la faute. C’est sur ces questions qu’il fallait agir. Nous sommes allés sur les barrages pour convaincre les salarié∙es de ne pas suivre les patrons dans cette impasse et de faire valoir leurs revendications. Nous avons souvent réussi à prendre le pas sur les patrons, parfois avec quelques arguments frappants, mais nous avons réussi à changer la trajectoire du mouvement. Et lors des négociations avec le gouvernement de gauche (Bianco, Aubry, Sarre), au-delà d’un diagnostic sur l’économie du secteur, ce sont les questions de calcul des heures, le paiement de toutes les heures travaillées et pas seulement les heures de conduite, les temps de repos et de conduite, les conditions de travail et de sécurité, etc., qui furent abordées. Une commission de travail sous l’égide du Commissariat général du Plan approfondit la réflexion et nourrit les négociations avec le patronat.

Soyons clairs : les progrès sociaux obtenus avec l’accord des grands groupes, malgré l’opposition des « petits », ont accéléré la concentration du secteur, de nombreuses TPE faisant faillite mais, dans un secteur qui était en croissance, il n’y eut pas un chômeur de plus. Cela permit aussi de multiplier considérablement nos sections syndicales. Et dans la lancée, avec les forces accumulées, nous nous sommes sentis assez forts pour porter la revendication de la retraite à 55 ans pour les routiers marchandises longue distance. Fin 1996, nous avons proposé aux autres syndicats d’ériger des barrages pour bloquer des endroits stratégiques (dépôts pétroliers, centre commerciaux…). Au bout de trois semaines, la revendication fut satisfaite sous l’égide de Bernard Pons, ministre des transports, de droite. Et l’année suivante, nouveaux barrages et nouveau succès pour les conducteurs voyageurs longue distance avec un ministre de gauche, Jean Claude Gayssot. Dans la foulée, avec le même appui des grands groupes contre les « petits », ce fut obtenu pour les convoyeurs de fonds, au motif que porter des sacs de billets et des armes n’était pas très raisonnable après 55 ans ! Il reste évidemment de nombreux problèmes avec ce secteur qui subira une concurrence internationale croissante, mais l’acquis de la retraite (maintenant à 57 ans) demeure. On pourrait citer de nombreux exemples où le retard syndical dans la compréhension des mutations a affaibli la représentativité et la capacité d’action syndicale encore aujourd’hui.

debons_claude_3_cfdt_en_lutte-8da4aC. Debons: Image du Maitron

 

 

 

 

Maryse Dumas

Nous étions confronté∙es à une autre difficulté : pour la première fois, la CGT était contestée sur sa gauche. Bien sûr que l’extrême gauche jouait un rôle important dans la CFDT et il arrivait que nous ayons déjà ce problème, mais ça restait la CFDT. Or là, du point de vue de la conception des luttes on se trouve avec SUD qui est capable d’être, à la fois très corpo et très politique, à la gauche de la CGT, ce qui déstabilise une part de notre collectif militant. Dans la confédération CGT, c’est compliqué : dès le début, SUD a bénéficié d’une aura dans les média largement supérieure à son poids dans les entreprises ; plus encore à partir de l’adhésion au Groupe des dix. Via le Syndicat national des journalistes (SNJ), SUD conforte une image médiatique : il serait plus jeune, plus moderne, résoudrait tous les problèmes du syndicalisme qui était trop vieillot, archaïque, communiste … Et cette image touche une partie de l’interprofessionnel CGT. Tant et si bien que nous sommes un peu sur la défensive ; c’est le cas de la fédération CGT PTT, à la fois dans la bataille politique à mener pour le service public des PTT et sur comment prendre en compte l’apparition des syndicats SUD. Cela nous oblige à des réflexions stratégiques, politiques, etc., et, en même temps, il nous faut mener la lutte contre la réforme Quilès. Sur ce plan, on a le sentiment de se retrouver un peu seuls : les syndicats SUD mènent cette bataille, mais ils mènent aussi la bataille contre la CGT. On s’affronte avec le ministère, on s’affronte avec la CFDT et on n’est pas unitaire dans le camp qui devrait l’être pour lutter contre la réforme Quilès. Voilà, en toute franchise, comment nous avons perçu cette période à la CGT, notamment à la fédération PTT.

photo_1244632804108-1-1Maryse Dumas-2009- photo B. Langlois

 

 

 

 

 

 

Annick Coupé

Les rapports entre SUD et la CGT ont été nécessairement compliqués : nous étions conscient·es en créant SUD PTT de rajouter de la concurrence entre syndicats ; nous assumions ce choix pour les raisons évoquées plus haut mais aussi, il faut le dire, parce ce qu’aucune démarche ouverte n’a été faite, qu’aucune main n’a été tendue par la CGT PTT en direction des militant·es exclu·es. Pour être honnête, cela n’aurait sans doute pas marché mais cela nous aurait peut-être divisé sur les choix à faire. Mais la question ne s’est pas posée. Les rapports entre militant·es étaient sans doute différents selon les lieux de travail et les rapports unitaires existants localement.

Maryse évoque des tracts qui ciblaient la CGT… pour ma part, je me souviens très bien d’un tract distribué avant les élections de mars 1989 par la CGT aux services financiers de la poste à Paris (le service dans lequel je travaillais) dont le titre était « Sud, un syndicat créé par la CFDT pour affaiblir la CGT »… Il faut nous remettre dans le contexte : il y avait de notre côté beaucoup de détermination et un grand enthousiasme lié au fait que nous avions été capables de faire face à la répression de la CFDT en créant un nouveau syndicat qui avait un certain écho, mais aussi sans doute quelques illusions sur le fait que la création d’un nouveau syndicat allait permettre de trouver toutes les bonnes réponses aux questions de fond posées au syndicalisme. Cela pouvait être agaçant et a pu être perçu comme « donneurs de leçons » par un syndicat comme la CGT avec qui nous partagions quand même des valeurs. Pour autant, nous avons toujours été porteurs de la recherche de l’unité syndicale, en particulier avec la CGT, au plan national comme local, notamment dans les luttes qui se sont développées contre le changement de statut des PTT dans les années qui vont suivre.

Canal marches Ð ACÊ! - archives © alain dodeler

Canal marches Ð ACÊ! – archives © alain dodeler

Maryse Dumas

Je me souviens de la réflexion d’Alain Gautheron, qui est devenu secrétaire général de la fédération CGT PTT après moi ; à la lecture de certains articles de presse, il disait « si les seconds sont si bons, que dire des premiers ! »

 

Annick Coupé

Concernant la place « surdimensionnée » dans la presse par rapport à la réalité, c’est drôle que revienne l’analyse comme quoi ce serait lié au rapprochement avec le Groupe des 10, dont le SNJ : cela a été aussi une analyse de la CFDT … je peux dire que cela ne correspond en rien à la réalité ; d’ailleurs, les discussions au sein du Groupe des 10, à l’arrivée de SUD PTT, ont été compliquées et certains syndicats dont le SNJ pouvaient être réticents, perplexes… Les journalistes aiment bien ce qui apparaît comme nouveau/différent, en l’occurrence dans un paysage syndical figé, même si parfois leur analyse reste superficielle…

 

Claude Debons

Un petit retour historique est utile à la compréhension de 1989. Les ruptures successives qui aboutissent à la création de plusieurs SUD prennent racine dans les évolutions qu’a connues la CFDT après la « déconfessionnalisation » de 1964 actant la rupture avec la CFTC. La nouvelle organisation s’affirme au travers d’une conception selon laquelle « les luttes sont le moteur de la transformation sociale », d’un projet « socialiste autogestionnaire », conforté par une participation active à Mai 68, y compris dans une dynamique politique avec la participation au meeting de Charléty avec l’UNEF et le PSU. Cette période va progressivement être étouffée par l’accession surprise d’Edmond Maire au secrétariat général, certains rapprochements avec le Parti socialiste via l’opération des Assises du socialisme, puis le fameux Rapport Moreau de 1978 qui lance le « recentrage » de la centrale avec la déclaration de Maire : « Le capitalisme change, changeons notre syndicalisme », accompagnée d’une prise de distance d’avec le politique après la rupture du Programme commun, mais qui ne survivra pas à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Pour mieux faire passer ce tournant, il fut rebaptisé « resyndicalisation » !

Le problème n’était pas le diagnostic sur les mutations du capitalisme qui posaient de nouveaux et redoutables problèmes au syndicalisme, mais plutôt les réponses qui y étaient apportées, à savoir l’accompagnement social-libéral et un renoncement progressif à la construction de rapports de force par les luttes. Ses successeur∙es, Kaspar, Notat, Chérèque approfondirent cette orientation provoquant périodiquement des ruptures sectorielles au gré des trahisons des revendications et des luttes. Le sommet fut atteint en novembre-décembre 95 puis en 2003. Mais ce projet d’un syndicalisme de « codétermination » finit dans une impasse : des négociations sans résultats face à un patronat intransigeant et un pouvoir politique avec Macron refusant de reconnaître le syndicalisme interprofessionnel comme interlocuteur. La réforme des retraites de 2023 où les propositions CFDT furent méprisées conduisit Laurent Berger à retrouver le chemin de la mobilisation unitaire pour sortir d’une impasse stratégique qui risquait de déstabiliser l’organisation… Mais on s’éloigne de 1989…

 

Christian Mahieux

Gérard, peut-être quelques mots sur cette période, vue non pas de la Fédération syndicale unitaire (FSU) qui n’existait pas mais de la Fédération de l’Education nationale (FEN) encore unifiée, si on peut le dire ainsi ?

4530Gérard Ascheri et Frédérique Rollet

Gérard Aschieri

Oui, il faut effectivement préciser que 1988/89, c’est avant la scission de la FEN et la création de la FSU. Moi je suis au SNES. Le SNES, le SNEP, le SNESUP[3] et le courant Unité et Action sont la principale opposition dans la FEN. On est en plein dans des bagarres au sein de l’Education nationale et au sein de la Fédération de l’Education nationale. C’est à ce moment-là que se dessinent les rapports de force et les fractures qui vont aboutir à l’éclatement de la FEN. Je rappelle une chose très brièvement, pour resituer : dans notre secteur, l’Education nationale et particulièrement chez les enseignants et enseignantes, avant la réélection de Mitterrand et le gouvernement Rocard en 1988, il y avait eu, dans les sous-sol du Sofitel du Palais-Bourbon -qui n’existe plus aujourd’hui- il y avait eu une réunion secrète avec les directions du PS et de la FEN pour négocier une revalorisation salariale contre un changement du temps et de l’organisation du travail des enseignantes et enseignants. Et ça, c’était en contradiction avec ce que portait le SNES pour les enseignants et enseignantes du second degré. Il y a eu un bras de fer, externe et interne à la FEN, et le SNES et le SNEP notamment remportent une victoire avec l’obtention d’un plan de revalorisation, sans la moindre contrepartie. Et je m’en rappelle d’autant plus que c’est le premier accord que le SNES signe ! D’ailleurs, ça a été une difficulté considérable dans les débats que de savoir si on devait signer ou pas… Bref, Jospin qui était ministre de l’Education nationale cède devant le rapport de force. Ca prend de plein fouet toute la stratégie de la FEN qui, dans le même temps, est en train de réfléchir, dans le cadre qui a été évoqué par Maryse, à une recomposition avec la CFDT. Au sein de la FEN, le courant Unité et Action se renforce, y compris parce que le nombre d’enseignantes et enseignants du second degré (plutôt Unité et Action) devient de plus en plus proche de celui du premier degré (plutôt majorité fédérale). La majorité peut basculer au sein de la FEN ; je dois dire qu’à ce moment-là pour les responsables du SNES et du courant Unité et Action, le problème n’est pas de prendre la direction de la fédération mais d’obliger la majorité à partager cette direction.

 

Dans ce contexte, on ne regarde pas beaucoup ce qui se passe à côté. Plus exactement on regarde un peu, parce qu’on est toujours en train de se demander « est-ce qu’il se passe ailleurs des choses qui pourraient nous servir, est-ce qu’on peut trouver des alliances, etc. ? » Mais, pour tout dire, les PTT, c’est très loin de nos préoccupations. En fait, on va rencontrer SUD PTT, par exemple Christophe Aguiton, dans des structures que je qualifierais d’extra-syndicales, plutôt sociétales. Un de ces lieux a été Agir ensemble contre le chômage ! (AC !). Des camarades comme Louis Weber ou François Labroille étaient particulièrement actifs dans ces réseaux. En matière d’échanges, de travail commun, les choses vont évoluer à partir du mouvement de 1995. Au début, je le redis, on n’a pas d’hostilité (d’autant que ce n’est pas de la « concurrence » pour nous !), on regarde ça sans animosité, sans crainte et on a des contacts sur des sujets communs mais dans le champ de ce qu’on appellera un peu plus tard « le mouvement social ».

 

Christian Mahieux

Il y avait aussi des passerelles à travers des revues comme Résister, Alternative syndicale, puis Collectif[4]

 

Gérard Aschieri

Oui, c’est vrai ; et aussi via Ressy[5]. C’est là que j’ai appris à connaître par exemple Claude.

 

Claude Debons

Dans cette période, il y eut plusieurs lieux d’échanges et de réflexion, mais aussi d’initiative, sur le syndicalisme auxquels j’ai participé avec d’autres. Alternative syndicale créée en 1983, animée notamment par Daniel Richter (CFDT Renault Flins), était une revue interne à la CFDT réfléchissant à un autre chemin que le recentrage confédéral. J’ai moins connu Résister mais j’ai été partie prenante de la revue Collectif, créée en 1987, qui réunissait des responsables syndicaux de la gauche CFDT (c’était la composante la plus nombreuse), des militant∙es enseignant∙es (surtout de l’Ecole émancipée), quelques militant∙es de la CGT, des chercheurs et chercheuses. L’objectif était d’échanger sur les défis auxquels était confronté le syndicalisme et sur les convergences unitaires nécessaires. Le directeur de publication était Léon Dion, responsable de la Fédération Hacuitex CFDT et l’animateur Serge Volkoff (chercheur). Cette revue fut à l’initiative d’un appel à la création de collectifs de lutte contre le chômage et la précarité qui déboucha sur la fondation, en 1993, d’Agir ensemble contre le chômage ! AC ! fut animé par Claire Villiers (CFDT ANPE), Hubert Constancias (MNCP), Richard Dethyre (APEIS), Christophe Aguiton (SUD PTT) et soutenu nationalement notamment par SUD PTT, la FGTE CFDT, le Groupe des Dix, mais s’y impliquèrent aussi des structures syndicales locales. Il en fut de même lors de la marche des chômeurs, en 1994. La CGT chômeurs se joindra ultérieurement aux initiatives. RESSY (Recherche, société, syndicalisme) est fondé en 1993, sous l’impulsion de Jacques Kergoat, réunissant des responsables syndicaux de la CGT, de la FSU, de fédérations et régions CFDT, du Groupe des Dix, ainsi que des chercheurs et chercheuses, pour élargir la réflexion sur des questions du travail et de société.

 

Maryse Dumas

Avec cette réflexion de Gérard, me revient une remarque que je me faisais quand j’étais secrétaire générale de la fédération PTT de la CGT ; c’est la capacité qu’avait SUD, à la poste ou aux télécom, à être très corpo dans le rapport aux salarié∙es tout en étant très présent à l’extérieur dans des luttes très politiques. J’avais le sentiment que SUD ne tentait pas de gagner les salarié∙es aux enjeux sociétaux ; SUD, plus que la CGT à l’époque, était d’emblée dans les mouvements comme ceux précédemment cités (chômage, logement, etc.), mais les tracts diffusés au personnel, sur le lieu de travail, parlaient très peu de ça. La non confédéralisation permettait de jouer, en quelque sorte, sur tous les tableaux. Et cela nous posait un problème !

 

Patrice Perret

A cette époque-là, dans les années qui précèdent 1995, moi j’étais au chaud au sein de la CFDT, membre du Secrétariat national de la Fédération générale des transports et de l’équipement (FGTE), avec notamment Claude. Par rapport à ce que dit Maryse, il me semble qu’il y a souvent une coupure entre ce que font les équipes dans les entreprises, la façon dont elles se défendent pied à pied, leur quotidien, et les revendications générales de l’organisation syndicale. La façon de dépasser ça, tel que je le vis aujourd’hui dans les Bureaux et Comités nationaux, c’est que ces sujets-là sont toujours mis à l’ordre du jour, sont discutés ; et il en était de même dans les Conseils fédéraux SUD-Rail quand j’y participais. Mais c’est vrai que lorsqu’une entreprise est en difficulté, lorsqu’il y a des conflits sur les conditions de travail ou la rémunération, ce qu’on appelle souvent « les sujets de société » passent après.

unnamedPatrice Perret

Christian Mahieux

C’est aussi un des problèmes du syndicalisme : comment faire en sorte que ces sujets-là soient effectivement débattus dans les sections syndicales et les syndicats ; pas seulement les Conseils fédéraux ou nationaux. Le syndicalisme, en tant qu’outil d’émancipation sociale, doit traiter de ces sujets politiques et ne pas laisser la politique aux groupements partidaires, philosophiques.

 

Claude Debons

Normalement, le cadre interprofessionnel doit favoriser l’articulation du social et du sociétal, mais force est de reconnaître que ce n’est pas toujours le cas. A la FGTE CFDT, l’inclusion dans le même cadre fédéral de toutes les branches des transports et de l’équipement permettait de limiter l’enfermement corporatiste. Nos stages de formation de base essayaient d’ouvrir une fenêtre sur d’autres préoccupations que corporatistes (le chômage, la concurrence internationale et le dumping social…) et les stages nationaux faisaient appel à des économistes et historiens des transports ou issus de l’IRES pour une mise en perspective plus large. Ce qui nous a permis de porter une réflexion sur une politique alternative des transports, que j’ai défendue pendant dix ans avec la délégation FGTE au Conseil national des transports. Ce cadre de réflexion élargi nous a aussi permis de nous impliquer sans trop de difficultés dans les initiatives comme AC! ou ATTAC.

Maintenant, la question de Christian est plus large, elle touche à la conception du syndicalisme et à la plénitude de ses prérogatives. Nous appartenons à une tradition qui refuse la subordination du syndical au politique et considérons que les syndicats ont une responsabilité à s’emparer de tous les sujets et à s’exprimer dessus à l’égal des partis. La seule différence étant que les uns sont candidats au pouvoir et les autres appelés à rester des contre-pouvoirs. Ce n’est pas tout à fait la conception originelle du syndicalisme révolutionnaire exprimée par la Charte d’Amiens qui se défiait du parlementarisme et aspirait au renversement du capitalisme par la grève générale. Mais c’est plus ambitieux que les conceptions hémiplégiques qui réduisent la Charte d’Amiens à l’indépendance syndicale en oubliant le reste !

 

Patrice Perret

C’est d’autant plus une difficulté aujourd’hui avec les Comités sociaux et économiques (CSE) qui absorbent les militantes et les militants et ont diminué le droit syndical accessible à tous et toutes. Mais la grève des travailleurs sans-papiers de Chronopost, qui dure depuis plus de deux ans, est un exemple de l’investissement de militantes et militants Solidaires sur le terrain politique réel ; en l’occurrence, il s’agit notamment de l’Union départementale Solidaires du Val-de-Marne, de la fédération et du syndicat départemental SUD PTT.

 

Christian Mahieux

Les remarques de Maryse visaient, je crois, à expliquer comment les premiers temps de SUD PTT étaient vus côté CGT. C’est utile d’avoir cet éclairage. Dans le même ordre d’idées, il faut expliquer comment nous percevions la CGT de l’époque. Je dis « nous » même si là nous sommes en train de causer de SUD PTT, mais de ce point de vue les choses étaient semblables en 1996 lors de la création de SUD-Rail. On ne peut pas dire que l’hypothèse d’un passage à la CGT ne se soit pas posée ; mais d’une manière très massive, elle était non envisageable. Je ne parle pas là de deux, trois ou quatre animateurs et animatrices de syndicats, mais bien des militantes et militants qui faisaient vivre le syndicat, dans la boîte. D’abord, il y avait, tant pour SUD PTT en 1988/89 que pour SUD-Rail en 1995/96 (et pour d’autres) nombre de camarades qui étaient passé∙es par la CGT et qui l’avaient quitté ou que la CGT avait quitté∙es ! A l’époque, il faut dire que les exclusions de la CGT n’étaient pas un phénomène exceptionnel. Et puis, surtout, nous avions une vision de la CGT qui était « la CGT, c’est les staliniens ». Rétrospectivement, c’était ça le contexte. Maryse pourra sans doute expliquer que c’était bien plus complexe que ça ; bien évidemment ! Tout comme, on peut dire que sa perception de SUD PTT ne correspond pas à la réalité. Mais l’important est qu’aujourd’hui nous soyons en capacité de faire passer le message selon lequel les découpages trop noir/blanc relèvent d’un simplisme qui nous pénalise dans notre action émancipatrice. Ca renvoie à des discussions actuelles, même s’il faut aussi ajouter que les clivages intersyndicaux étaient sans doute plus forts dans ces années-là … et le poids de partis politiques au sein du syndicalisme n’y était pas pour rien.

 

Maryse Dumas

N’oublions pas que 1989 c’est l’année de l’effondrement du Mur de Berlin. Et du fait de son histoire, de ses liens avec le Parti communiste, sujets sur lesquels je ne reviens pas parce que ce n’est pas l’objet, beaucoup estiment à l’époque que la CGT va être emportée, qu’elle ne va pas résister. En créant un syndicalisme neuf, apparait peut-être aussi la possibilité d’occuper un possible vide. La montée en puissance de Marc Blondel à la tête de FO correspond aussi à cette volonté[6].

 

Gérard Aschieri

La rupture de la FEN aussi…

 

Maryse Dumas

Les années 1980/90 sont très structurantes de stratégies dont nous sommes héritier∙es, voire porteurs et porteuses encore aujourd’hui ; même si beaucoup de choses ont bougé.

 

Christian Mahieux

Tu as raison, il s’agit des années 80/90, dont le début des années 1980 ; dans mon secteur, le début de cette décennie, après l’élection de Mitterrand en mai 1981, c’est un ministre du Parti communiste français (PCF) chargé des transports, et les grèves pour l’emploi ou pour les conditions de travail de cheminots et cheminotes qui sont combattues par la CGT à plusieurs reprises. ça fait aussi partie du contexte. Avant de passer à 1995/96, je veux expliquer qu’une partie des équipes syndicales de « la gauche CFDT » avait maintenu des contacts avec les camarades exclu∙es, plus d’ailleurs avec celles et ceux des PTT que de la Santé. Travaillant à la Gare de Lyon, à Paris, j’étais secrétaire du syndicat CFDT des travailleurs du rail de la région Paris-Sud-Est : on avait mis nos locaux syndicaux à disposition d’un comité de soutien aux exclu∙es, puis de SUD PTT ; c’était la suite d’années de militantisme commun dans l’interprofessionnel, notamment l’Union départementale CFDT du Val-de-Marne, et dans l’opposition à la ligne confédérale CFDT plus largement. Ce sont des camarades dont nous étions très proches en termes de pratique syndicale. Ça explique aussi le choix de janvier 1996 pour SUD-Rail. Choix qui n’a pas été celui de plusieurs équipes syndicales qui ont préféré rester à la CFDT.

 

Claude Debons

Je confirme ce que dit Christian sur la persistance des liens en Ile-de-France entre les exclu∙es (SUD PTT et CRC Santé) et les structures oppositionnelles de la CFDT. Les exclu∙es continuèrent à être invité∙es aux réunions de l’opposition régionale CFDT mais les préoccupations divergentes des un∙es (la construction d’une nouvelle organisation) et des autres (la tactique interne à la CFDT) y mirent un terme au bout d’un certain temps. Mais les mêmes se retrouvèrent à l’occasion d’autres initiatives (AC ! et ATTAC notamment). L’opposition dans la CFDT a émergé avec le tournant vers le « recentrage » de 1978, acté au congrès confédéral de Brest en 1979 et s’est élargie au fur et à mesure de l’amplification de la dérive et des prises de conscience.

 

Christian Mahieux

Lors de ce congrès, sur l’initiative notamment des délégués des syndicats de cheminots de Villeneuve-Saint-Georges et Tours (Henri Célié et Michel Desmars), un forum se tient dans l’enceinte même du congrès, réunissant 300 congressistes, pour « débattre sans aucun préalable, avec tous les syndicats prêts à l’échange et à la réflexion ». 135 syndicats sont signataires d’une adresse au congrès.

 

Claude Debons

Il y avait déjà, après 1968, des tensions entre les syndicalistes révolutionnaires et les syndicalistes réformistes, mais dans une synthèse fragile qui fut déstabilisée par l’accession d’Edmond Maire au secrétariat général, permise par le décès prématuré de Fredo Krumnov qui était le successeur favori d’Eugène Descamps. La contestation portait sur le syndicalisme de négociation et d’accompagnement et sur la stratégie face au patronat et au gouvernement. Une des étapes de cette opposition fut le congrès de Strasbourg en 1988, où Edmond Maire ne parvint pas à passer le flambeau directement à Nicole Notat et dut se rabattre sur une transition éphémère avec Jean Kaspar, tout en sortant du Bureau national Pierre Héritier, qui commençait à émettre des critiques sur la dérive qui s’accentuait et aurait pu constituer une alternative. Le sommet de la critique fut atteint au congrès de Montpellier, en mars 1995, qui vota majoritairement contre le quitus à l’action conduite par Nicole Notat, devenue secrétaire générale en 1992, à la faveur d’un putsch contre son prédécesseur. Les amendements de l’opposition recueillirent 43 % des votes. La convergence entre l’opposition de gauche et un « centre critique » permit ce résultat. La réélection de Notat étant menacée, l’appareil confédéral organisa une élection du Bureau national non publique et bourra les urnes pour éviter une mauvaise surprise. On aurait pu penser qu’après ce sérieux avertissement Nicole Notat allait avancer plus prudemment. Ce fut l’inverse.

Quelques mois plus tard, en novembre-décembre 1995, le mouvement social contre la réforme de la Sécurité sociale et des régimes spéciaux dans les transports fut un moment de vérité. Un mouvement de grève puissant, avec en fer de lance les salarié∙es des transports publics (SNCF et RATP) et des manifestations unitaires de masse s’opposèrent au plan Juppé. Nicole Notat et la direction confédérale se désolidarisèrent du mouvement et soutinrent le plan Juppé. Présente au début lors d’une manifestation elle fut bousculée par des militant∙es CFDT exaspéré∙es. Pour la première fois de son histoire, la CFDT se retirait d’un mouvement social. Les structures CFDT engagées dans l’action défilèrent désormais sous la banderole « CFDT en lutte ». Quelques mois après un congrès qui l’avait mise en minorité, ce fut un choix stratégique brutal pour forcer l’organisation à s’aligner et pour bousculer l’opposition. L’émotion interne fut intense et le malaise gagna au-delà de l’opposition. Si le mouvement gagna sur les régimes spéciaux, il perdit sur la sécurité sociale. Le syndicalisme en ressortit profondément fracturé ce qui affaiblit le rapport de force face au patronat et au gouvernement.

Pour l’opposition la secousse fut brutale. Pour une partie des cheminots et cheminot∙es, il n’était plus possible de continuer dans la CFDT et il fallait donc en sortir pour créer une nouvelle organisation. Ce fut la création de SUD-Rail. La majorité de l’opposition fit une analyse différente. Venant après le désaveu subi quelques mois plus tôt au congrès confédéral, ce nouveau coup de force de Nicole Notat ne pouvait qu’élargir le courant oppositionnel et permettre de battre ultérieurement la direction confédérale en place. Les dirigeants des grosses structures (FGTE, Unions régionales interprofessionnelles Basse Normandie, Auvergne, PACA) étaient confiant∙es dans leur capacité à affronter l’appareil confédéral. Par contre, les petites structures, les syndicats de base isolés dans leur fédération ou union régionale, réclamaient un soutien et une identification qui les distingue de la majorité confédérale, sinon ils ne se sentaient pas en capacité de résister. On décida donc de créer un journal, Tous ensemble.

 

Christian Mahieux

Ce besoin de faire apparaitre « notre CFDT », qui n’était pas celle qu’était devenue la confédération, existait dans les équipes de base avant novembre-décembre 1995. Ainsi, à partir de l’été 1995, plusieurs syndicats CFDT Cheminots utilisaient un sigle « Syndicats CFDT » au lieu du sigle confédéral « CFDT » ; on voulait ainsi marquer notre différence, mais aussi que nous, nous étions « les syndicats » de la CFDT. Mais je laisse Claude poursuivre à propos de Tous ensemble.

 

Claude Debons

Les animateurs officiels de Tous ensemble étaient des responsables des grosses structures oppositionnelles. Il s’agissait « d’un cadre permanent de débats et d’initiatives », « d’un lieu d’échanges pour tous ceux/celles qui restent attachées aux principes qui ont fondé la CFDT […] syndicalisme de défense des travailleurs et des plus défavorisés, syndicalisme de transformation sociale, syndicalisme démocratique ». « Notre responsabilité est d’offrir une perspective pour faire vivre ce syndicalisme. Voilà le cadre que nous proposons à tous les adhérents, y compris à ceux que les agissements et les orientations de la direction confédérale poussent à partir ». « Au-delà de cette nécessaire action pour corriger les déviations de la direction confédérale, Tous ensemble s’adresse à l’ensemble des salariés qui, pendant le mouvement social, ont montré leur volonté d’agir unitairement ». Une rencontre nationale eut lieu les 7 et 8 juin 1996 à Clermont-Ferrand et une vingtaine de numéros furent édités et diffusés. Evidemment ce choix de résister à l’intérieur s’opposait à la volonté de celles et ceux qui partaient et il y eut des tensions de ce fait dans plusieurs secteurs où les nouveaux SUD entraient en concurrence avec les structures CFDT restantes.

Bien sûr nous avions conscience que cette initiative Tous ensemble risquait d’effaroucher le « centre critique », mais nous avions sous-estimé l’ampleur de la crainte qu’ils et elles ont eu d’une scission de la CFDT, ce qui allait les éloigner de nous. Le climat au Conseil national confédéral devint de plus en plus pesant, au point que nous nous relayions dans notre délégation pour ne pas avoir à supporter trois jours de réunions consécutifs ! Notat enfonça encore le clou avec ses déclarations hostiles au mouvement des chômeurs et chômeuses de décembre 1997 sur l’UNEDIC, mouvement qui était soutenu par l’opposition CFDT. Le congrès confédéral de Lille en décembre 1998 se déroula dans un climat de stigmatisation extrême de l’opposition et acta l’échec de notre stratégie. Tous nos amendements, quel que soit le sujet, ne recueilleront que 28 % des voix, signe d’une organisation méticuleuse du congrès par l’appareil ! Libération titra « Le 44ème congrès de la CFDT. L’apothéose de Notat. 73 % de votes en sa faveur : à Lille, ses opposants sont écrasés ». Dès lors, le repli sur les structures oppositionnelles permit d’attendre, jusqu’en 2003/2004, de meilleures circonstances…

 

Christian Mahieux

La création des SUD à partir de janvier 1996, c’est vu comment du côté de la FSU ? Comme tu le disais précédemment, Gérard, il commençait à y avoir des liens entre FSU et SUD PTT. Comment est perçue la création de SUD Education dans ce contexte ? Création qui d’ailleurs, a fait débat au sein de ce qu’on peut appeler alors la « mouvance des SUD », puisque Solidaires n’existe pas encore.

 

Gérard Aschieri

En 1995, la FSU existe donc depuis quelques années et on commence à regarder autour de nous, pour voir s’il y a des gens qui nous ressemblent. Comme je l’ai dit tout à l’heure, on a appris à découvrir SUD PTT à travers AC ! Le mouvement de novembre-décembre 1995, dans lequel SUD PTT acquiert une place indéniable, renforce cet aspect. SUD nous apparait comme une force syndicale, certes minoritaire et dont on ne partage pas toutes les orientations, loin de là, mais une force syndicale réelle. Et SUD nous apparait être ancrée dans des professions ; pour nous, c’est important. Dans les années qui suivent le mouvement social de 1995, des choses bougent : il y a la création de syndicats SUD dans divers secteurs mais nous-mêmes, à la FSU, nous allons être contacté∙es par des responsables de syndicats CFDT de l’ANPE qui créeront le SNU-ANPE/FSU (il nous a d’ailleurs fallu contourner un peu nos statuts et régulariser la situation au congrès suivant !). Parmi elles et eux, il y avait notamment Claire Villiers, une des camarades qui fut à l’origine d’AC !

 

Annick Coupé

Le mouvement social de l’hiver 1995 va ouvrir une nouvelle étape dans l’histoire syndicale de Solidaires. L’année 1996 va voir la création syndicats SUD dans différents secteurs (Rail, Douanes, Education…). Ce sont la plupart du temps des équipes venant de la CFDT qui décident de quitter cette organisation compte tenu de la position de sa direction, en soutien au gouvernement alors même que beaucoup d’équipes CFDT étaient dans la rue et en grève… Ce sera aussi la première création d’un syndicat SUD dans le privé à partir d’une équipe CGT à Altshom Belfort (aujourd’hui Général Electric). Cette situation va créer des tensions au sein du Groupe des 10 et poser les questions de structuration, mais aussi avec nos partenaires syndicaux, comme la FSU, ou avec les camarades de l’opposition CFDT (« Tous Ensemble ») qui ont alors fait le choix de rester dans la CFDT. Nous nous expliquerons avec la FSU sur ce choix.

 

Gérard Aschiéri

J’en reviens à 1996 : la création de SUD Education, franchement, ça ne nous a pas inquiété ; beaucoup moins que lorsque la CGT avait décidé de syndiquer les enseignant∙es hors lycées professionnels, quelques années plus tôt. Pour le dire crûment, on pensait que ça n’irait pas très loin. D’autant que certains responsables de SUD, pas tous et toutes, nous disaient que ce n’était pas leur projet.

 

Annick Coupé

Nous savions que les camarades qui créent SUD Education, pour la plupart venaient du SGEN CFDT et refusaient de faire le choix de la FSU pour diverses raisons, notamment des questions de modèle de structuration. SUD PTT a assumé de permettre la création de SUD Education, comme des autres syndicats SUD dans d’autres secteurs car sinon, ces militant·es risquaient d’être perdu·es pour le syndicalisme. Et de plus, il ne nous paraissait pas cohérent d’avoir fait le choix de SUD PTT et de ne pas permettre à d’autres secteurs professionnels de s’inscrire dans cette dynamique… Nous avons assumé la création de SUD Education tout en faisant le pari que nous pouvions continuer à travailler avec la FSU avec qui nous avions des points importants de convergences. Cette question s’est posée de la même façon dans le secteur étudiant puisque nous avons aussi fait le choix d’accepter la création d’un syndicat SUD Etudiant, alors même que nous pouvions travailler avec l’UNEF sur certains sujets. Dans les deux cas, nous avons eu des réunions d’explication, avec la FSU comme avec l’UNEF, des réunions pas très « confortables » et un peu tendues mais qui, heureusement, n’ont pas débouché sur la fin de nos contacts avec ces organisations…

 

Gérard Aschieri

En tout état de cause, l’existence de SUD Education n’a pas empêché de poursuivre les relations. En 1998, il y a la création d’ATTAC, dont le SNUI[7] et SUD PTT sont membres fondateurs comme la FSU. Cela renforce encore les relations, mais elles demeurent limitées à des cadres qu’on peut qualifier de non purement syndicaux

 

Christian Mahieux

La fin des années 1990, c’est la période où émerge le mouvement dit altermondialiste, dans lequel FSU et SUD/Solidaires vont aussi se retrouver.

 

Patrice Perret

En 1995/96, au sein de la FGTE/CFDT nous avions encore l’espoir de faire changer les choses dans la CFDT. Mais je veux aussi insister sur un point : la FGTE rassemblait tous les modes de transports, dont les routiers, secteur dans lequel un gros travail de syndicalisation avait été mené depuis le début des années 1980, en s’appuyant notamment sur les moyens syndicaux, en temps et en militant∙es, des cheminots et cheminotes. Passer dans une petite organisation ne permettait plus aux routiers d’être protégés ; ça a beaucoup joué dans la décision de ne pas quitter la CFDT en 1996.

 

Claude Debons

La secousse du mouvement social de novembre-décembre 1995 suscita en début d’année suivante les Etats généraux du mouvement social, animés par Pierre Bourdieu, et auxquels participèrent plusieurs organisations syndicales. En 1996 aussi, à l’initiative de la FSU animée par Michel Deschamps, se mit en place une éphémère CLUI (une coordination du « syndicalisme de lutte ») où se retrouvèrent pour deux réunions CGT, FSU, SUD Solidaires et « CFDT en lutte », avant que Louis Viannet n’y mette un terme, considérant qu’un tel regroupement partiel allait handicaper l’objectif CGT du « syndicalisme rassemblé ». En 1997, Jacques Kergoat initia la Fondation Copernic, où se retrouvèrent syndicalistes, politiques et intellectuel∙les, qui voulait répondre au défi de l’hégémonie idéologique qu’avait installée la Fondation Saint Simon, dont le social-libéralisme de plus en plus libéral saturait l’espace de la pensée. En 1998, la fondation d’ATTAC (initialement Association pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens, devenue plus tard Association pour la taxation des transaction financières et pour l’action citoyenne), impulsée par la direction du Monde Diplomatique a été soutenue par plusieurs organisations syndicales cofondatrices, notamment la FSU, Solidaires, la FGTE CFDT, la fédération des Finances CGT, et entendait répondre au défi de la mondialisation capitaliste. Dans la foulée, ces organisations et d’autres s’impliquèrent dans le mouvement altermondialiste et les forums sociaux. Toutes ces initiatives eurent des destins variés mais elles témoignent d’une vitalité d’une partie du syndicalisme cherchant à s’ouvrir aux dynamiques de lutte au-delà de l’entreprise. Qu’en est-il aujourd’hui ?

 

Christian Mahieux

Fin 1995, début 1996, on est, à la SNCF, un peu dans la même situation que nos camarades des PTT sept ans plus tôt : il y a les élections professionnelles en mars et donc des candidatures à déposer en février, soit dans quelques semaines. Avec une différence notable : c’est le Code du travail qui s’applique, nous devons « prouver notre représentativité » pour avoir le droit de nous présenter. Systématiquement, même dans les établissements où nos équipes sont très implantées ou manifestement majoritaires, les autres syndicats, CGT, CFDT, FO, FMC, CGC et FGAAC vont au tribunal, avec la direction, pour nous contester ce droit.

 

Maryse Dumas

Oui, en 1989, il s’agissait des élections aux Commissions administratives paritaires et tous les syndicats, même très récents comme SUD, pouvaient se présenter. En 1991, lors des élections au Conseil d’administration, seules les confédérations pouvaient se présenter ; SUD mène alors campagne en exigeant que la CGT s’engage à lui laisser un siège, condition pour appeler à voter CGT. Ce n’étaient vraiment pas des rapports faciles. La CGT était favorable à ce que tous les syndicats puissent se présenter, ce qui a conduit à l’accord interprofessionnel de 2008 introduisant de nouvelles règles pour la représentativité. Mais je voulais revenir sur la période des années 1995. En 1992, à la CGT, on parle encore de « syndicalisme rassembleur » : l’idée est qu’on doit travailler à des rassemblements autour de la CGT. En 1995, on parle de « syndicalisme rassemblé » : les syndicats sont à égalité dans le rassemblement tel qu’on l’envisage. Dès qu’une revendication est commune on doit pouvoir agir ensemble même si on a des divergences par ailleurs. A l’époque, Louis Viannet[8] affirme dans un article que la division syndicale ne va pas disparaitre à court terme, que des identités syndicales différentes vont subsister, que le risque principal est l’émiettement du syndicalisme et qu’il faut donc trouver les moyens de se rassembler sur des objectifs, sans que quiconque se renie. En quelque sorte, la CGT prend acte de la situation de division et essaie d’avancer le plus efficacement dans ce contexte. Le syndicalisme rassemblé veut aussi prendre le contre-pied du discours CFDT qui veut imposer deux pôles, un « contestataire » et un « réformiste » dont elle aspire à prendre la tête.

J’arrive au Bureau confédéral lors du congrès de décembre 1995 et je quitte le secrétariat général de la fédération des PTT en février 1997. Par rapport au sujet qui nous intéresse ici, j’identifie rapidement un problème : il est tout à fait normal que nous discutions avec la FSU, avec les syndicats Solidaires (du G10 à l’époque), voire avec l’UNSA qui n’est pas demandeuse ; mais venant de la fédération PTT, je perçois que si nous, Bureau confédéral, on traite avec eux, on contribue à les installer dans leurs secteurs professionnels par le biais confédéral, alors que ce ne sont pas des confédérations. Compte tenu de la spécificité sectorielle de la FSU, le problème est bien sûr plus aigu vis-à vis de SUD, de Solidaires. Mon idée à l’époque est « que chacun assume sa situation » : si on veut les avantages d’une confédéralisation, il faut accepter celle-ci avec ses contraintes. J’ai du mal à me faire comprendre dans la confédération, l’idée au sein du Bureau confédéral est plutôt « Solidaires est présent dans diverses professions, on les traite comme une confédération, on les rencontre au niveau du Bureau confédéral ». J’étais hostile à cela et, après des débats un peu compliqués, ça n’a pas eu lieu. Cela renvoie à ce que j’ai expliqué tout à l’heure : lors de la création de SUD PTT, avant la multiplication des SUD, et la création de Solidaires, nous apparaissions dans les débats CGT, nous la fédération PTT, comme sectaires parce que nous refusions de banaliser ce que nous appelions « le caméléonisme » de SUD ; nous avions du mal à nous faire comprendre ; je ne dis pas que nous avions raison, mais telle est la réalité. Avec la FSU, dans la suite de ce qui se faisait auparavant avec la FEN, le problème n’existait pas ; mais je me battais pour qu’à chaque rencontre entre la CGT et la FSU, des représentant∙es de nos structures Fonction publique et/ou Education soient présent∙es.

Il y a un changement à partir de 1997. D’abord avec le mouvement des sans-papiers, l’occupation puis l’expulsion de l’église Saint-Bernard durant l’été ; ensuite, pendant l’hiver et les fêtes de fin d’année, l’occupation des ASSEDIC par les chômeurs et chômeuses -un mouvement extraordinaire- qui nous a fait gagner la prime de Noël pour les chômeurs et chômeuses. La CGT s’ouvre sur le mouvement social. Le mouvement de l’hiver 1997 est mené par quatre organisations : le comité de chômeurs CGT, AC !, l’APEIS et le MNCP qui ne sont ni des confédérations ni des organisations confédérées. La CGT bouge donc sur sa pratique du rassemblement ; parallèlement, les syndicats Solidaires font la preuve qu’ils existent dans des luttes durablement et qu’ils ont tendance à s’étendre, même si on remarque que, contrairement à certaines annonces lors de leur création, ils ne parviennent pas à résoudre les principaux problèmes du syndicalisme que sont l’implantation dans le privé, dans les catégories nouvelles du salariat, parmi les précaires, etc.

 

Christian Mahieux

On va arriver à 2003…

 

Gérard Aschieri

En 2003, il s’était constitué une intersyndicale partielle, contre le projet gouvernemental sur les retraites. Il y avait la CGT, FO, l’UNSA et la FSU, mais Solidaires n’y avait pas été associée alors qu’elle était présente dans la lutte. Je crois me souvenir que c’était FO et l’UNSA qui ne voulaient pas ; ça a changé ensuite pour ce qui est de l’UNSA qui a eu un intérêt commun, celui de faire évoluer les règles de représentativité.

 

Maryse Dumas

A propos des intersyndicales, même si c’est un peu plus tard, je veux parler de 2006. Lors de la lutte contre le Contrat première embauche (CPE), les réunions intersyndicales ont commencé au siège de FO ; la troisième, en mars, s’est tenue au siège de la CGT, et c’est là que, pour la première fois, Solidaires a été admis, parce que la CGT a œuvré pour cela. Je vous passe les détails des discussions pour y parvenir, mais depuis cette date, Solidaires est admise dans toutes les intersyndicales. C’est, me semble-t-il, un autre moment clef.

 

Gérard Aschieri

Un peu plus tard, l’intersyndicale s’est réunie dans les locaux de Solidaires ; là encore, non sans quelques difficultés avec certaines organisations.

 

Maryse Dumas

C’est exact ; on a poursuivi le tour de rôle pour l’organisation de ces rencontres et on est donc allés, ultérieurement, à la FSU puis à Solidaires.

 

Gérard Aschieri

Il y a eu un prolongement dans le secteur de l’éducation : SUD a été invité aux intersyndicales, ce qui n’était pas le cas auparavant ; mais d’ailleurs peut-être que cette situation ne leur posait pas de problème initialement. A propos des rapports entre CGT, FSU et Solidaires, il faut citer les intersyndicales Femmes qui ont lieu chaque année depuis 1998 ; ça a été un lieu important de travail commun, de découverte mutuelle.

 

Maryse Dumas

Ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui mais ce serait intéressant de creuser comment la question des femmes a toujours été le creuset de rapprochements intersyndicaux. Par exemple, après l’accord d’unité d’action entre la CGT et la CFDT en 1966, il n’y a pratiquement plus de texte de ce niveau sauf, en 1974, un nouvel accord interconfédéral sur les femmes. On a un autre exemple, contemporain celui-ci, avec les rencontres régulières entre les cellules de nombreuses organisations syndicales, politiques et associatives pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes internes. Ce serait impossible sur d’autres sujets.

 

Patrice Perret

Je reviens à 2003. La grande majorité de la FGTE avait perdu tout espoir de faire évoluer la CFDT. Il était évident que la CFDT se pliait au carcan des règles économiques libérales, brisait l’unité d’action et venait de casser un mouvement national d’ampleur et de soutenir une nouvelle contre-réforme des retraites mais aussi du chômage. Par ailleurs, la revue Collectif, Ressy, Tous ensemble, tout cela avait disparu ou était en sommeil.

Au niveau de la FGTE/CFDT, nous avons essayé de préserver les équipes militantes ; une résolution adoptée le 3 janvier disait que nous allions creuser toutes les pistes possibles, la CGT, la FSU ou Solidaires, avec l’objectif de ne pas voir disparaitre nos expériences et nos collectifs ; nous voulions éviter la dispersion des équipes. Ainsi, les camarades du ministère de l’Agriculture ont rejoint la FSU, celles et ceux de la Météo (le SPASMET) ont voté leur adhésion à Solidaires ; on pourrait citer d’autres exemples. Chez les cheminot∙es, ça a été plus compliqué. Nous nous sommes aperçus rapidement que le Bureau national de la branche cheminots avait fait le choix politique de rejoindre la CGT, sans vraiment mener le débat. Il y avait des contacts depuis un moment avec la CGT, mais ce n’était pas dit, c’était secret.

Une majorité d’équipes de base se sentait plus proche de SUD-Rail ; c’est le choix qui a guidé celles et ceux qui, comme moi, ont poussé en ce sens. Ça avait un côté naturel puisque l’ossature de SUD-Rail venait, sept ans avant, de la CFDT et le fonctionnement permettait de s’adapter facilement. La rupture entre nous en 1995/96 ne s’était pas faite sur les positions politiques de la FGTE mais sur la possibilité ou non d’arrêter la dérive de la CFDT. Nous nous sommes retrouvés à l’aise dans SUD-Rail : à travers les revendications comme les revendications en sommes uniformes que la CFDT Cheminots défendait jusque-là, par l’histoire commune du combat contre Réseau ferré de France (RFF) que le ministre Gayssot avait validé en 1997 puisque seules CFDT et SUD s’étaient alors opposées à l’éclatement de la SNCF en deux entités distinctes ; la proximité de Solidaires avec l’ensemble du mouvement social était aussi un marqueur fort pour nous ; et puis, nous nous sommes retrouvés dans le fonctionnement démocratique qui avait été construit, avec la révocabilité des élu∙es nationaux lors de chaque Bureau ou Comité national, la recherche du consensus plutôt que la victoire d’une majorité sur une minorité. Nous avons marché à la confiance d’emblée : le texte signé par le Bureau fédéral SUD-Rail et les représentant∙es des ex CFDT indiquait que nous nous partagions les responsabilités à tous les niveaux. Plusieurs d’entre nous ont intégré le Bureau fédéral SUD-Rail dès 2004 ; ensuite, j’ai été élu au Secrétariat national Solidaires. Une particularité : membre depuis plusieurs années du Conseil national des transports, j’ai continué d’y siéger « à titre personnel » mais en me revendiquant explicitement de Solidaires. Le point faible, c’est qu’à la FGTE on avait l’habitude de travailler au niveau des transports en général, en essayant de trouver des convergences entre les différents métiers ; or, si SUD-Rail avait initié un travail dans ce sens, il était peu développé. Là encore, la confiance a régné : beaucoup d’ex CFDT se sont intégré∙es au boulot de l’Union Solidaires transports, dont j’ai été nommé secrétaire général. A partir d’objectifs politiques qui étaient les mêmes, l’osmose a très bien fonctionné.

 

Claude Debons

En plein mouvement sur les retraites, on avait prévenu Bernard Thibault que la CFDT se retirerait dès lors que les bas salaires et les carrières longues seraient épargnés. Il n’a pas voulu y croire avant que Chérèque ne l’annonce ! Nous savions qu’une période allait s’achever et que nous ne pourrions pas continuer au sein de la CFDT. Comme le signale Patrice, quand s’est posée la question de l’avenir après la CFDT il y a eu au niveau de la FGTE la volonté de préserver le capital d’expérience accumulé et de ne pas voir exploser les collectifs militants. J’ai pensé un temps qu’une sortie collective de la FGTE et une période d’autonomie permettraient de prendre le temps d’un choix de destination collectif ; des contacts avec la FSU avaient été établis pour sonder s’ils envisageaient une confédéralisation. Mais ce ne fut pas possible pour plusieurs raisons : tous les secteurs de la fédération n’avaient pas ressenti avec la même brutalité la trahison confédérale, les débats étaient beaucoup plus avancés chez les cheminot∙es notamment, le secteur privé était plus réticent. Très vite, ce sont donc les débats au sein des branches fédérales et localement qui décidèrent in fine. A mes yeux, c’était une déception mais impossible à surmonter.

Pour nos syndicats nationaux, ce fut le plus simple, ils se désaffilièrent purement et simplement : la météo pour rejoindre Solidaires, l’environnement pour la FSU. Chez les routiers, seule une minorité envisageait la sortie et elle ne pouvait se faire que vers une confédération, pour des raisons de protection dans les entreprises ; ce fut donc la fédération Transports CGT, après discussion avec Alain Renaud son secrétaire général. Cela se passa plutôt bien et quelques années après, un ex-FGTE devint un temps Secrétaire général. Idem pour une minorité du secteur aérien qui choisit aussi la CGT, mais avec une difficulté imprévue car sur une plateforme aéroportuaire nous syndiquions tous les salarié∙es, sous-traitants compris, donc notamment du secteur manutention et nettoyage : refus de la fédération CGT transports de les accueillir, par peur d’une réaction violente de la fédération Ports et Docks où ils auraient dû adhérer, ce qui était inenvisageable vu les pratiques… Ils restèrent donc à la CFDT. A l’Equipement, les départs se firent vers la FSU, les rapports avec une CGT assez rigide n’encourageant pas cette destination.

Ce fut chez les cheminot∙es que les débats furent les plus vifs pour le choix entre CGT et SUD. La direction de la branche avait, dès le début, fait le choix de la CGT pour l’interprofessionnel, pour l’unité syndicale, mais aussi parce qu’il y avait depuis longtemps des relations unitaires très fortes au niveau national entre CGT et CFDT. Restait aussi le contentieux de la création de SUD-Rail en 1996 qui s’était faite dans la douleur. Pour d’autres camarades, la proximité « culturelle » avec des ex-CFDT facilitait les choses. Ont aussi joué la qualité des relations sur le terrain entre les militant∙es, qui pouvaient ne pas être chaleureuses partout. L’intégration humaine au sein de la CGT Cheminots fut cordiale, mais il n’y eut aucune intégration des pratiques et des savoirs faire qui avaient permis à la CFDT Cheminots de passer de 20 % (ensemble des trois collèges) en 1972-73 à 28 % en 1994, avant de reculer durablement après la création de SUD-Rail, en 1996. Aux premières élections après 2004, la CGT cheminots gagna 2 points puis son recul se poursuivit.

 

Gérard Aschieri

Je reviens sur cette période, vu du côté FSU. Dès notre congrès fondateur, on évoquait la question de l’unification, mais on n’avait pas vraiment avancé. Lorsque j’ai été élu secrétaire général, en 2001, il y avait un mandat de création d’un Comité de liaison unitaire interprofessionnel (CLUI). Solidaires est la seule organisation qui a répondu. Evidemment, ça n’avait pas de sens de poursuivre seulement à deux. Un autre élément qui a contribué à créer des liens avec Solidaires a été la découverte du SNUI, à travers Gérard Gourguechon, notamment mais pas seulement : un syndicat de la Fonction publique, comme nous ; un syndicat majoritaire, comme nous ; un syndicat portant une attention très forte aux revendications professionnelles mais s’ouvrant vers les actions sociétales, comme nous.

Comme Patrice et Claude l’ont dit, la FGTE s’était posé la question d’un passage à la FSU ; nous avions eu des discussions. J’avais perçu la volonté de ne pas perdre la masse des collègues syndiqué∙es ; de ce point de vue, nous n’étions pas les mieux placé∙es ; on pouvait peut-être être décu∙es mais on comprenait car nous avions eu la même démarche lors de la scission de la FEN.

 

Claude Debons

Je voudrais aussi rappeler un épisode : quand j’avais accompagné les responsables de la CFDT Enseignement privé Ile de France qui quittaient la CFDT et voulaient rejoindre la FSU. Ce ne fut pas possible, au nom de la laïcité, pour les responsables du SNES principalement, d’autres à la FSU ayant une approche plus souple. A quoi je fis remarquer que pour résister dans le privé, il fallait avoir des convictions laïques plus solides que dans le public. In fine, ils allèrent à la CGT où ils prirent des responsabilités importantes.

 

Annick Coupé

Dans la suite de ce que je disais précédemment sur la création de SUD Education et de SUD Etudiant, notre volonté, tant à SUD PTT qu’au Groupe des 10/Solidaires, était d’avoir des cadres de discussions avec les organisations syndicales avec qui nous nous retrouvions dans les mobilisations et avec qui nous partagions plus ou moins l’idée de syndicalisme de transformation sociale, de luttes et de rapport de forces. C’était le cas dans cette période (notamment en 95) avec la FSU et la CGT, même si des points de divergences existaient. C’était aussi l’idée que le syndicalisme, en ce début du XXIe siècle, était confronté à beaucoup de défis et qu’aucune organisation n’avait la réponse à elle toute seule, quelle que soit son histoire. Lorsque la FSU a proposé de mettre en place un CLUI, et après discussion en notre sein, nous avons répondu positivement en tant que Solidaires (comme nous avions été favorables, après 1995, à la tenue d’Etats généraux du mouvement social avec la CGT, la FSU et les intellectuel∙les rassemblés autour de Bourdieu). Des discussions ont eu lieu en notre sein et certain·es craignaient que nous fassions le choix de la FSU contre SUD Education. Nous avons tenu les deux bouts : soutenir la construction de SUD Education et défendre l’idée qu’il était nécessaire d’avoir un espace permanent de débats avec les organisations que nous considérions proches.

La CGT a refusé à ce moment-là cette perspective au nom du « syndicalisme rassemblé ». Pour nous, si la recherche de l’unité d’action avec toutes les organisations restait une nécessité, cela ne devait pas empêcher des rapprochements, même informels, avec les organisations les plus proches ; cela aurait peut-être même permis de peser davantage ensemble sur le paysage syndical global.

 

Maryse Dumas

Le refus de la CGT tenait surtout au refus de participer à une structuration du syndicalisme en deux pôles l’un dit contestataire, l’autre dit de proposition, qui répondait à la stratégie de la CFDT. La CGT ne se définit pas comme seulement contestataire. Elle a pour ambition de contester et de proposer, de lutter et de négocier etc…La stratégie de syndicalisme rassemblé a pour ambition que tous les syndicats puissent se rassembler pour agir sans avoir à se saborder. Cela concerne aussi Solidaires et c’est pourquoi la CGT s’est battue pour que Solidaires intègre l’intersyndicale CPE.

La réflexion que la CGT mettait en avant au moment des départs de la CFDT en 2003, c’est que les syndiqué∙es n’appartiennent pas aux dirigeant∙es syndicaux. Il ne suffit pas que ces dernier∙es décident de telle ou telle recomposition (ou mouvement revendicatif d’ailleurs !) pour que tout le monde suive. J’ai eu, à ce moment-là, l’occasion de le dire lors de discussions avec plusieurs responsables de structures CFDT qui nous disaient « ils viendront ». C’est quelque chose qu’on ne doit pas oublier aujourd’hui, par rapport aux mutations diverses qu’on peut souhaiter dans le syndicalisme : les syndiqué∙es ne sont pas « des petits soldats ».

 

Christian Mahieux

Pour rebondir sur ce point, je vais revenir rapidement à janvier 1996. Le premier syndicat SUD-Rail, c’est celui de la région Paris-Sud-Est (Gare de Lyon, Villeneuve, etc.) et on est en plein dans ce que tu soulignes ; c’est le collectif militant dans son ensemble qui fait ce choix, ce n’est pas la décision des seul∙es animateurs et animatrices du syndicat régional. Et ça se fait quasiment unanimement, avec plus de 700 syndiqué∙es parce qu’il y a une longue tradition de tout expliquer, d’informer sur les difficultés rencontrées, sur les désaccords, sur les batailles menées, depuis des années.

 

Gérard Aschieri

Le mandat initial de la FSU portait sur « des formes inédites d’unification » ; c’est-à-dire qu’on ne concevait pas cela sous l’angle d’un retour dans « une maison commune préexistante », en clair la CGT. Aujourd’hui, les orientations FSU visent à avancer dans une construction commune avec CGT et Solidaires, tout en restant ouverts à un travail avec toutes les organisations syndicales. On le sait, les rapports CGT, FSU, Solidaires, ça reste compliqué, y compris pour des raisons internes à chaque organisation. Je suis assez optimiste quand je regarde ce qui se passe au plan intersyndical. Maryse évoquait 2006 ; un peu plus tard, en 2008, au moment de la crise financière, il y a eu un travail intersyndical, un texte commun. Puis, il y a eu une période d’unité d’action, notamment à propos des retraites, mais sans tentative d’élaboration de revendications communes. Or, actuellement, si j’ai bien compris, l’intersyndicale construite pour la mobilisation du premier semestre 2023 se donne comme perspective de continuer les rencontres et le travail commun. C’est une différence considérable. Quand on a gagné sur le CPE, en 2006, au moment même où on fêtait la victoire -c’était dans les locaux de la CGT- l’intersyndicale se séparait. Autre phénomène qui me parait très positif : les alliances qui se sont construites entre organisations syndicales et mouvements associatifs, particulièrement environnementaux, avec d’ailleurs un pôle autour de la CFDT, le Pacte du pouvoir de vivre, et un autre avec CGT, FSU et Solidaires, l’Alliance écologique et sociale, même si c’est un peu plus compliqué que cela pour la CGT depuis le dernier congrès ; sachant par ailleurs qu’une partie des associations sont parties prenantes des deux pôles. Il y a des choses qui bougent positivement, me semble-t-il ; je dis cela en tant qu’observateur extérieur, plus en tant que responsable de quoi que ce soit !

 

Patrice Perret

Dans les textes de Solidaires, dans les statuts même, il est écrit que nous rassemblons celles et ceux « qui pensent que la faiblesse du syndicalisme français réside en premier lieu dans ses divisions, qu’[on] ne considère pas comme définitives et irrémédiables. » Il est précisé que « ce rassemblement n’est pas une fin en soi. » Par rapport à ce que vient de dire Gérard, il y a deux fers au feu : d’une part on a constaté les effets positifs de l’intersyndicale large, complète, durant le mouvement pour les retraites ; d’autre part, il a manqué des actions plus radicales, que font souvent plutôt CGT, FSU et Solidaires, parfois aussi avec FO ; et les deux aspects ne sont pas incompatibles. Puisqu’on cause unité d’action, il faut citer le Groupe des neuf organisations de retraité∙es qui travaillent ensemble depuis des années : CGT, FO, CFTC, CGC, FSU, Solidaires et trois associations. A l’origine, il y a le blocage de l’inter-UCR[9], CFDT et UNSA bloquant toute perspective d’action. Aujourd’hui, ce ne sont pas CGT, FSU ou Solidaires qui répondent aux tentatives de division de la CFDT ou de l’UNSA, mais FO, CFTC ou la CGC qui expliquent être à l’aise dans le Groupe des neuf et ne pas vouloir brader les revendications ou renoncer aux actions.

 

Christian Mahieux

Juste une remarque : à mon sens, ce qui a manqué durant le mouvement du premier semestre 2023, ce ne sont pas des actions dites radicales mais des actions de masse, des grèves, dans les entreprises, sur les lieux de travail et d’exploitation. Et ça, ça interpelle, ou devrait interpeller, toutes les organisations.

 

Claude Debons

Le mouvement de 2023 a illustré les potentialités et les limites de la situation actuelle : des manifestations massives encouragées par la dynamique unitaire qui montrent qu’il n’y a pas d’acceptation du néolibéralisme, mais des actions de grèves limitées révélatrices d’une classe ouvrière qui n’est plus ce qu’elle était, travaillée par les processus d’éclatement et d’individualisation et ayant connu plusieurs défaites. Les conditions de luttes, surtout quand il s’agit de la grève, ne sont plus les mêmes. Même à la SNCF, qui fut un bastion des luttes dans les années 70, 80 et 90, les conditions sont plus difficiles. C’est pourquoi il ne suffit pas d’appels à la grève générale pour qu’elle se produise. La mobilisation à réaliser est plus complexe.

 

Patrice Perret

Pour illustrer ce que je voulais dire par « actions plus radicales » : dans mon département, dès que nous tentions de proposer quelque chose au-delà de la manifestation, par exemple des diffusions de tracts sur un rond-point, il y avait un blocage de la CFDT, alors que les routiers CFDT étaient pour et organisaient leur propre diffusion. Il a manqué un collectif, un organe permettant de faire des actions en plus des journées traditionnelles de manifestation..

 

Maryse Dumas

En 2023, l’intersyndicale a démontré que l’unité c’est ce que les salarié∙es attendent. L’unité, ce n’est pas seulement l’addition des forces de chacune des organisations, c’est beaucoup plus que ça, c’est une dynamique qui permet à des gens éloigné∙es du syndicalisme de se sentir concerné∙es. Ça permet aussi de faire revenir les questions du travail, et le syndicalisme, au cœur des discussions. L’intersyndicale a joué un grand rôle politique. Des liens sont noués et peuvent conduire à de nouvelles choses. En tous cas, moi je souhaite qu’on retrouve le chemin de l’unité d’action avec l’ensemble des syndicats. Ceci étant, je rejoins ce que Christian et Patrice ont évoqué : l’intersyndicale s’est retrouvée sur le plan local interprofessionnel, pour les manifestations, mais elle n’a pas forcément fait des petits dans les boîtes ; et c’est pour ça qu’on n’a pas gagné : le rapport de force n’a pas été suffisant là où est le cœur du sujet.

Concernant l’unification : je suis pour tout ce qui permet à nos organisations de se connaître, de travailler ensemble, de construire ensemble, le plus près possible de là où sont les salarié∙es, tout ça, j’y suis très favorable. L’unification au sens « 2003, la FGTE qui quitte la CFDT pour rejoindre la CGT », je dis attention à ce que ça ne provoque pas, en réalité, un nouvel émiettement ; pour les raisons qu’on a évoquées à propos du processus de 2003. En n’ayant pas suffisamment expliqué, débattu, partagé, on risque d’affaiblir les forces existantes, sans en renforcer suffisamment d’autres. Comme Gérard, je ne suis plus à la conduite des affaires, mais ça ne m’empêche pas de parler, bien entendu. J’ai lu dans le livre consacré aux 30 ans de la FSU, que nous aurions refusé l’affiliation de la FSU à la CGT à cause des réticences de notre fédération de la Fonction publique. J’étais membre du Bureau confédéral dans cette période ; c’est faux. D’une part, la FSU n’avait pas pris une telle décision d’affiliation à la CGT…

 

Gérard Aschieri

Oui, c’est sûr.

 

Maryse Dumas

D’autre part, je faisais partie de celles et ceux qui disaient « la FSU, actuellement, c’est une grande force syndicale dans l’Education nationale ; est-ce que la CGT doit prendre le risque d’apparaitre comme ayant affaibli, divisé, cette force réellement existante ? » Aujourd’hui, autour des débats sur l’unification, j’ai le même souci : on a besoin que le syndicalisme s’unifie pour qu’il devienne une grande force capable de parler et agir de manière autonome, et qui donne confiance au salariat. Et si on travaille mal le sujet, insuffisamment ou de manière non démocratique, on risque d’aboutir à un nouvel émiettement, à un affaiblissement du syndicalisme !

 

Christian Mahieux

C’est un débat un peu marginal vis-à-vis de notre sujet du jour mais passionnant et important. Il y a déjà plusieurs années, j’avais lu un article de Benoit Frachon parlant de l’unité chez les cheminots après le congrès de la fédération CGT‑U en 1934 : « […] les syndiqués unitaires et confédérés conservent leurs cartes à leur fédération respective ; ils ont décidé que les non syndiqués qui voudraient adhérer au syndicat unique pourraient le faire s’ils le désiraient, sans adhérer à une [des deux] fédérations. Ils ont ainsi fait plus de cent adhésions dès la création de leur syndicat unique. Dans ce domaine, les camarades doivent faire preuve de la plus large initiative ». Certes, il y a un problème de taille avec ce texte d’un secrétaire confédéral de la CGT‑U : il a été publié dans Les cahiers de communisme de juin 1934, organe du Parti communiste français. Je l’avais écrit dans un article pour Les utopiques, « créer le syndicat unitaire, sans dissoudre d’emblée les organisations préexistantes ; apprendre d’abord à travailler ensemble ; n’imposer à personne de rejoindre l’autre mais créer ensemble ; et provoquer l’adhésion de nouveaux syndiqué∙es, conquis par l’élan novateur et le dynamisme d’une telle construction. N’y a-t-il pas là matière à réfléchir pour aujourd’hui, si nous voulons sortir des incantations et avancer dans la voie de l’unification ? Caractéristique importante : une telle démarche met ce qui se passe à la base au cœur du processus.[10] »

 

Gérard Aschieri

Il y a aussi le modèle du pacte d’unité d’action entre la CGT et la CFDT en 1966. Ce qui est sûr, c’est qu’on doit être capables d’innover, de trouver des réponses neuves, en gardant à l’esprit que l’enjeu n’est pas d’unifier pour unifier, mais de renforcer le syndicalisme. Jean-Marie Pernot explique que l’unité a permis d’asseoir, aux yeux de l’opinion, la légitimité du mouvement syndical ; c’est extrêmement important ; mais ce qui a manqué, c’est la force qui repose avant tout sur l’implantation dans les lieux de travail, les services, les écoles, etc. On est tous et toutes confronté∙es à cette problématique.

[1] Maryse Dumas précise : « pour le grand public, ce sont les camions jaunes, mais pour les postier∙es, ce sont les chauffeurs postiers ».

[2] Il s’agit de la Fédération nationale des télécommunications. En mai 1980, un congrès d’unification entre la FNT et la CFDT PTT aboutit à la fédération unifiée CFDT des postes et télécommunications.

[3] Syndicats nationaux de la FSU pour le personnel enseignant, respectivement du secondaire, d’éducation physique, du supérieur.

[4] A propos des revues Résister (1979-1986) et de Collectif (1987-1995), voir notamment Michel Desmars, « Quand la gauche syndicale se dotait d’outils pour avancer », Les utopiques n°4, février 2017.

[5] Collectif n°22 de mars 1994 annonce la naissance de « l’association Recherche, société, syndicalisme où se retrouvent des responsables de la CGT, de la FSU, de fédérations et régions de la CFDT, du groupe des Dix. » Avec des chercheurs et chercheuses, RESSY a organisé plusieurs colloques et réalisé des études sur le travail.

[6] Marc Blondel devient secrétaire général de Force ouvrière (FO) en février 1989 ; il sera réélu lors des congrès de 1992 et 1996 et 2000.

[7] Aujourd’hui devenu Solidaires Finances publiques.

[8] Ancien secrétaire de la fédération PTT, Louis Viannet a été secrétaire général de la confédération, de 1992 à 1999.

[9] Union confédérale des retraité∙es.

[10] Christian Mahieux et Théo Roumier, « Invoquer l’unité, c’est bien … La faire, c’est mieux », Les utopiques n°4, février 2017.

 

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