Cet article de Thé Roumier (SUD Education, comité de rédaction de la revue Les Utopiques), est paru dans le numéro 4 de la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires. Il décrit, utilement dans le contexte actuel, les rapports entre la CFDT et la CGT autour des années 1966-68 (accord national CGT-CFDT) et suivantes.
CGT-CFDT, heurs et malheurs de l’unité dans les années 68
En 1964, la majorité de la Confédération française des travailleurs chrétiens, la CFTC, fait le choix de se déconfessionnaliser et adopte un nouveau sigle : CFDT pour Confédération française démocratique du travail. La nouvelle organisation est animée par des militantes et des militants bien décidé.e.s à ancrer leur syndicalisme dans le rapport de force avec le patronat. Au mitan des années 1960 ce dernier est à l’offensive : il faut riposter. Et c’est naturellement que les contacts avec la CGT – bien qu’elle soit alors fortement inféodée au Parti communiste – vont être recherchés pour cela par la CFDT. En réalité les rapports intersyndicaux « obligent » en quelque sorte les deux organisations à privilégier une entente réciproque : la CGT ne veut rien avoir à faire avec FO depuis la scission de 1947, de même que la CFDT n’est pas en odeur de sainteté (si on peut dire) auprès de la puissante FEN (Fédération de l’Éducation nationale), partenaire cégéto-compatible au demeurant1.
L’unité pour appuyer les luttes
Ce sera donc un pacte à deux, pragmatique, entre CGT et CFDT qui sera scellé le 10 janvier 1966. Portant sur l’emploi, les salaires, sur la fiscalité et les investissements mais aussi sur les droits syndicaux, l’accord porte aussi sur les conditions de la mobilisation, enjoignant public et privé à agir de concert. Bien sûr, tant côté CGT que CFDT d’ailleurs, il y aura des marges d’ajustement, parfois même des freins dans différentes fédérations. Mais l’essentiel est que l’action commune va entraîner une formidable montée en puissance de la combativité : des journées de grève générale interprofessionnelle sont programmées tous les 17 mai2, surtout, le nombre de journées de grève est multiplié par quatre en deux ans seulement (1 million en 1965, un peu plus de 4 millions en 1967) !
L’action touche également de plus en plus d’entreprises (avec parfois un cadre intersyndical élargi aux équipes FO, CFTC et CGC) : ainsi la taille moyenne des établissements en grève passe de 267 salarié.e.s en 1966 à 91 salarié.e.s en 19673. De nombreuses Unions départementales et équipes syndicales, tant CGT que CFDT, débattent des occupations d’entreprises. De « nouvelles » formes de lutte, plus dures, plus longues, plus démocratiques, où jeunes, femmes et immigré.e.s prennent toute leur place, se multiplient préparant un cycle de lutte que l’explosion de 1968 va considérablement amplifier4.
Divergences sur l’auto-organisation
La grève générale des mois de mai et juin 1968 n’est donc pas totalement arrivée par hasard, même si l’action à la base déborde largement le cadre de l’accord inter-confédéral. La CFDT joue à plein l’immersion dans le mouvement et affirme son projet de transformation sociale : « À la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion », la phrase clef du communiqué confédéral du 16 mai 1968 va marquer la centrale. Ce qui n’est pas sans conséquences sur les rapports syndicaux au sommet. Au nom de six fédérations CFDT, Frédo Krumnow, secrétaire général de la fédération Habillement-cuir-textile (Hacuitex) prend la parole au meeting de Charléty du 27 mai 68 aux côtés, notamment, de l’UNEF et du PSU, et ce alors que les « accords de Grenelle5 », vus comme une tentative d’étouffer le mouvement, font grincer des dents6. Ils sont notamment sifflés à Boulogne-Billancourt lorsque Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, vient en présenter le contenu aux salarié.e.s de Renault.
Plus largement, dans les mois et années qui suivent, la question de l’auto-organisation et de la radicalité des luttes divise les deux centrales. La CGT est globalement plus attachée à des formes « traditionnelles » d’encadrement des luttes quand les équipes CFDT – malgré des dissensions internes qui vont s’accentuer dans les années 1970 – ne rechignent pas à un affrontement plus direct et à promouvoir les assemblées générales lors des grèves. Ce qui vaut régulièrement à la CFDT d’être taxée « d’aventuriste », voire (insulte suprême) de « gauchiste » par la CGT.
Mais cela n’empêche pas les deux organisations, bien consciente du poids respectif de chacune, de reconduire leur accord unitaire le 15 décembre 1970 sur trois campagnes revendicatives touchant aux retraites, à la répression et aux droits syndicaux ainsi qu’aux droits des immigré.e.s.
Quel socialisme ?
Il est aujourd’hui surprenant de voir à quel point les questions d’orientation syndicale pouvaient irriguer le débat public dans les années 1970. En 1971, dépassant le cadre de la seule unité d’action, CGT et CFDT se répondent par de longs textes interposés : « Les perspectives du socialisme pour la France et le rôle des syndicats » pour la première ; « Pour un socialisme démocratique » pour la seconde.
Alors soucieuse de son indépendance syndicale, la CFDT ne souhaite pas tout miser sur la voie gouvernementale à la différence d’une CGT engagée dans la voie du Programme commun d’Union de la gauche (signé en 1972 par le PCF, le PS et les Radicaux de gauche). Quelques années seulement après 68, le changement de régime, si ce n’est de société, est dans toutes les têtes. Le pouvoir patronal est fortement contesté : la grève autogestionnaire des ouvrières et ouvriers de LIP en 1973 est emblématique de cette remise en cause l’organisation sociale7. Dans ces luttes, les équipes CFDT sont souvent comme des poissons dans l’eau et sont parfois plus radicales que ne l’est la confédération. C’est aussi l’époque où les luttes sociales sont foison : écologie, antimilitarisme, féminisme… là encore la CFDT y est plus ouverte quand la CGT reste bien frileuse.
Le 26 juin 1974, toutefois, l’accord inter-confédéral est à nouveau reconduit. En décembre 1974 une plate-forme commune sur les femmes salariées est même signée qui ne sera toutefois pas franchement mise en œuvre. La grève continue d’être partout chez elle : en 1976 on décomptera 5 millions de journées de grève. Malgré cela, les enjeux de « débouché politique8 » continuent de surdéterminer les stratégies des deux centrales : la CGT milite plus que jamais en faveur du Programme commun9 tandis que la direction de la CFDT, au nom d’une « autonomie engagée », participe non sans critiques internes à l’opération des assises du socialisme de 1974 visant à amener un large pan du PSU (et des militant.e.s CFDT) à rallier le PS de François Mitterrand10.
Vers la rupture
Conséquence de ces engagements électoraux, la rupture du Programme commun en septembre 1977 et la défaite de l’Union de la gauche en mars 1978 désarme stratégiquement de trop nombreux syndicalistes. À l’ouverture du 40e congrès de la CGT fin 1978, Georges Séguy lui-même dira du soutien au Programme commun qu’il comportait « une vue idéaliste du changement et une certitude en la victoire électorale de la gauche à laquelle tout fut subordonné, y compris, dans une certaine mesure, la satisfaction des principales revendications »11. Pour la direction de la CFDT, la remise en cause prend une toute autre direction avec le choix d’une politique de « recentrage » sur l’action syndicale… mais comprise comme devant être « réaliste », donnant des « résultats » et où la négociation « de tout et à tous niveaux » est désormais la norme12. Dans ce « recentrage », l’action gréviste et la lutte des classes sont les grandes absentes (ce qui rencontre l’opposition de nombreuses et nombreux cédétistes attaché.e.s aux valeurs socialistes autogestionnaires).
La crise frappe, synonyme de désindustrialisation et de licenciements de plus en plus massifs. La combativité est à la décrue, l’année 1978 ne comptabilise que 2,2 millions de journées de grève. La désyndicalisation touche toutes les organisations. Le chômage progresse de 11 % en août 1978 pour atteindre presque 2 millions de privé.e.s d’emploi. L’année 1979 avec la lutte épique et courageuse des sidérurgistes lorrains fait figure de sursaut. L’unité CGT-CFDT à la base, dans la lutte, est réelle. Mais au niveau national, les divergences se font jour et la CFDT ne soutient pas ses équipes. Dans ce contexte, la signature d’un énième pacte d’unité d’action en septembre 1979 fait surtout figure de rituel non suivi d’effets et la victoire de la gauche de gouvernement en 1981 n’améliorera pas vraiment la situation en inclinant les directions confédérales à freiner les luttes… Il faudra alors attendre le cycle des années 1986-1989 pour voir renaître une combativité et une unité à la base, forgée dans les coordinations de grévistes et les assemblées générales souveraines13.
Thé Roumier
1 André Narritsens, « L’accord d’unité d’action CGT-CFDT », dans Les Cahiers d’histoire sociale de l’institut CGT n°97, mars 2006.
2 2. Le 17 mai 1966, la première de ces journées est un franc succès ; l’année suivante elle porte sur les ordonnances prises par le gouvernement sur la sécurité sociale (qui supprime notamment l’élection de syndicalistes aux caisses de cet organisme). En 1968, la journée de grève du 17 mai est avancée au 13 mai suite à la Nuit des barricades au quartier Latin.
3 Pierre Cours-Salies, « La CFDT et l’unité syndicale », contribution à l’ouvrage collectif L’unité syndicale en France, Syllepse, 1997.
4 Lire le livre très stimulant de Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2008.
5 Formellement, il n’y a pas eu d’accords puisque, contrairement aux accords Matignon en 1936, rien n’a été signé à Grenelle. Mais ces négociations ont été présentées et comprises comme telles, et ainsi utilisées pour freiner le mouvement en cours.
6 Frédo Krumnow, CFDT au coeur, Syros, 1977, important recueil de textes de ce syndicaliste représentatif de la « gauche CFDT ».
7 On peut lire une série d’articles sur la grève de LIP sur le site de l’Association Autogestion (www.autogestion.asso.fr).
8 La notion de « débouché politique », est utilisée dans le cadre, restrictif, des institutions du système en place.
9 André Narritsens, « La CGT et le Programme commun (1961-1978) », dans Les Cahiers d’histoire sociale de l’institut CGT n°101, mars 2007.
10 François Kraus, Les Assises du socialisme, ou l’échec d’une tentative de rénovation d’un parti, 12 et 13 octobre 1974, Maîtrise d’Histoire, 2002.
11 Cité par André Narritsens dans son article de 2007.
12 Michel Pigenet, « Les relations CGT-CFDT en 1979 : l’unité ou comment s’en débarrasser », contribution au livre de Tanguy Perron accompagnant le DVD du film Le dos au mur de Jean-Pierre Thorn, éditions SCOPE-Périphérie.
13 Voir le dossier sur les grèves de cheminot.e.s de 1986-1987 paru dans Les Utopiques n°3 de septembre 2016.