Une étude faite pour la CFDT, sous l’égide de chercheurs CNRS à l’Institut de recherche économiques et sociales (IRES), au Conservatoire des arts et métiers (CNAM), montrent la complexité du problème et les contradictions liés au recrutement syndical. Nous publions la présentation, la synthèse (qui fait état de « dix paradoxes » observés), et donnons accès au travail complet. A l’heure où les syndicats réfléchissent à leurs nouvelles adhésions pendant l’année 2023, il y là matière à réflexion.
« Semer… et récolter ? » Le développement syndical à la CFDT
L’étude « semer, … et récolter » a initialement pour but d’identifier les « bonnes pratiques » de la CFDT en la matière. Cependant, l’enquête révèle rapidement que le sujet est bien plus vaste et plus complexe : derrière l’identification des bonnes pratiques se cachent des enjeux politiques et des interrogations fondamentales pour le syndicalisme moderne. La définition même du développement est réinterrogée, mettant au jour des conceptions plurielles, voire opposées. Les questions de mesure, d’évaluation, de priorités et de modalités d’action ouvrent des réflexions qui touchent au coeur du modèle de syndicalisme d’adhérents.
A la fois processus et finalité, le développement syndical est pétri de paradoxes et de dilemmes avec lesquels les équipes et l’organisation doivent composer, dans un environnement de plus en plus contraint. L’étude en présente dix, qui se retrouvent dans les sept chapitres qui composent le rapport d’étude. Quatre enquêtes de terrains complètent l’analyse et apportent un éclairage concret sur les enjeux actuels du développement syndical. Elles sont, consacrées aux usages des réseaux sociaux, aux stratégies de syndicalisation des jeunes, des cadres et des livreurs à vélo des plateformes.
L’étude conclue sur le rôle essentiel du développement comme moteur de l’action syndicale. Syndicalisme et développement tendent alors à se confondre : le syndicalisme est à l’image de son développement, et réciproquement. Une définition politique partagée du développement redevient donc essentielle.
Cinquante entretiens semi-directifs approfondis ont été réalisés pour cette étude. Une phase exploratoire a été menée auprès de responsables confédéraux, fédéraux (FCE, Santé Sociaux, Services) et régionaux (Aura, Occitanie). Des entretiens ont ensuite été réalisés auprès de responsables et militants sur les dossiers « jeunes » (n=8), « cadres » (n=6), « réseaux sociaux » (n=14) et « livreurs à vélo des plateformes » (n=13). Un entretien a été réalisé auprès d’une responsable syndicale belge de l’UNPC. Des observations de réunions et de formations « cadres », ainsi que l’analyse documentaire des rapports d’activité des congrès CFDT de 1964 à 2024 complètent ce dispositif de recherche qualitative.«
- Télécharger l’étude complète : SyndiDEV_Rapport_definitif_3001
- Synthèse :
« Semer, … et récolter ? »
Pratiques syndicales de développement à la CFDT
En France, depuis le début des années 1980, le taux moyen de syndicalisation avoisine les 11%. Il s’agit de l’un des taux les plus faibles des pays de l’OCDE. Selon la Dares, il aurait même encore reculé entre 2013 et 2019. Bien qu’il existe des différences notables selon les entreprises, les secteurs et les catégories de travailleurs, à l’heure où les corps intermédiaires et la démocratie sociale sont bousculés et fragilisés, le développement de l’adhésion est plus que jamais vital pour les organisations syndicales.
L’étude « Semer,… et récolter ? », commandée par la CFDT dans le cadre de l’agence d’objectifs de l’Ires, a justement pour but d’identifier les bonnes pratiques de l’organisation sur ce thème.
En référence aux priorités du Congrès de Lyon en 2022, le comité de pilotage a identifié deux pistes prioritaires pour l’étude – les jeunes et les cadres – auxquelles ont été ajoutées deux thématiques complémentaires : la syndicalisation des livreurs à vélo des plateformes et les usages des réseaux sociaux dans les pratiques de développement.
L’étude repose sur un matériau original constitué des témoignages d’une cinquantaine de militants et responsables CFDT recueillis lors d’entretiens approfondis. Le volet historique de l’étude s’appuie sur l’analyse documentaire des rapports d’activités des congrès CFDT de 1964 à 2022.
Le rapport comporte deux parties. La première, intitulée « le développement en questions », présente une réflexion en trois chapitres sur le développement comme politique syndicale. Elle aborde dans un premier temps les principaux chiffres de la syndicalisation en France et dans le monde, ainsi que les enjeux et controverses autour de leurs mesures. Le
deuxième chapitre revient sur l’histoire du développement à la CFDT de sa création à 2022. Enfin, le troisième chapitre présente dix paradoxes et dilemmes du développement syndical.
La deuxième partie de l’étude, intitulée « le développement en pratiques », est consacrée aux analyses thématiques. Les quatre chapitres qui la composent abordent les livreurs à vélos comme catégorie aux marges du salariat, les usages des réseaux sociaux comme outil de communication et de développement, les cadres et les jeunes comme catégories plus « classiques » du développement cédétiste. Chaque chapitre illustre et approfondit à sa manière les réflexions générales évoquées dans la première partie, et notamment les paradoxes et les dilemmes du développement.
Le développement en questions
L’identification des bonnes pratiques de développement, à l’origine de l’étude, a cependant rapidement posé questions.
D’une part, la littérature académique et la comparaison internationale mettent en évidence que la mesure, ou plus exactement les mesures du développement, reposent sur des conventions. Elles sont donc sujettes à des redéfinitions selon les époques et les réalités nationales ou locales. D’autre part, et de façon plus surprenante, les responsables CFDT interviewés ont défendu des conceptions variées du développement, plus ou moins extensives ou restrictives. Les entretiens révèlent que les responsables ne partagent pas nécessairement les mêmes définitions du développement, et identifient en conséquence des pratiques hétérogènes. Selon les représentations qu’ils s’en font, le développement peut ainsi inclure (ou non) des actions aussi différentes que l’organisation d’un forum pour l’emploi des jeunes, une journée dédiée à la syndicalisation des saisonniers ou des cadres, une campagne pour des élections professionnelles, la valorisation d’une négociation locale ou nationale, une mobilisation collective réussie, la capacité à apporter rapidement des réponses aux salariés… Ainsi, des actions syndicales quotidiennes côtoient des démarches plus spécifiquement labellisées « développement » par l’organisation.
Cette diversité des définitions et des « bonnes pratiques » a été une surprise. En effet, le travail de définition réalisé par la CFDT sur ce thème depuis 1964 et l’existence d’actions labellisées « développement », auraient pu laisser croire à une définition davantage partagée dans l’organisation. Or, les entretiens ont révélé des variations importantes. Cependant, deux niveaux peuvent être distingués dans la définition des pratiques de développement.
Lorsque le développement est pensé comme une finalité, les responsables l’associent assez naturellement à une augmentation du nombre d’adhérents à court ou moyen terme. Mais lorsqu’il est pensé comme un processus, les perceptions divergent sensiblement.
Pour certains, « développement » et « action syndicale » se confondent : toute action syndicale conduit potentiellement à une hausse du nombre d’adhérents. Le développement peut relever d’un ensemble de pratiques spécifiques et experts, mais il n’est pas absent des autres pratiques syndicales. En ce sens, tout militant contribue par sa pratique et ses discours, directement ou indirectement, au développement de l’organisation.
Pour d’autres responsables, le développement est au contraire une stratégie clairement identifiée, un « répertoire d’actions » expert. Il repose sur une conception du syndicalisme qui oriente les pratiques vers l’augmentation de l’adhésion. En devenant la finalité de toute action syndicale, le développement comme processus se confond avec son résultat. Dans cette optique, le développement renvoie à un ensemble d’outils et de pratiques, de formations, de compétences militantes, tournées vers la proposition de l’adhésion, la valorisation des actions, la communication et la proximité en vue de favoriser l’acte d’adhésion.
Cette diversité dans les définitions du développement constitue un premier paradoxe. En effet, les rapports d’activité des congrès montrent que le développement est un fil rouge de l’organisation depuis sa création. Il s’agit d’une préoccupation constante, que les temps soient à la croissance des effectifs, à la désyndicalisation, ou à la resyndicalisation. Depuis 60 ans, la thématique n’a jamais été négligée. Les rapports insistent les uns après les autres sur les bénéfices, l’intérêt et l’importance du développement : « le développement : mille fois une nécessité » rappelle le Congrès de Bordeaux en 1985. Les arguments sont imparables : le syndicalisme de masse et d’adhérents, défendu par la CFDT, garantit son indépendance financière, sa légitimité sociale, sa bonne compréhension des transformations du travail, une meilleure représentativité, une plus grande force dans ses rapports au patronat et aux pouvoirs publics… Pourtant, et en dépit de ces efforts permanents, des conceptions différentes du développement – parfois contradictoires – se retrouvent encore dans l’organisation. C’est une première surprise, et le premier d’une série de dix paradoxes et dilemmes identifiés.
Les dix paradoxes et dilemmes du développement CFDT
L’étude identifie dix paradoxes et dilemmes du développement syndical à la CFDT. Ils sont présentés dans le chapitre 3 de la première partie du rapport.
Comme évoqué, en dépit des efforts déployés par l’organisation depuis sa création, la définition du développement n’est pas stabilisée (1). Plus encore, et contre toute attente, sa nécessité même ne s’impose pas toujours aux équipes, surtout au niveau local
- Des équipes peuvent privilégier d’autres priorités que celle du développement des adhésions. Elles peuvent aussi préférer la stabilité, la cohésion et la préservation des équilibres internes plutôt que la croissance de leurs effectifs adhérents. La réforme de la représentativité de 2008 a aussi profondément rebattu les cartes. Des sections peuvent avoir intérêt à développer en priorité leur audience, plutôt que leur nombre d’adhérents – même si ce les deux ne sont pas contradictoires. De même, en cas de bons résultats électoraux, l’intérêt ou la nécessité de se développer en nombre d’adhérents n’est pas non plus évident
- Ce paradoxe peut devenir un dilemme pour les équipes tiraillées entre la nécessité d’élargir leur base électorale et celle d’intégrer de nouveaux membres. Dans le même esprit, un autre dilemme se pose aux équipes. En termes de priorités, le développement doit-il se concentrer sur le renouvellement des responsables et donc viser des profils bien spécifiques, ou se déployer tous azimuts de façon indifférenciée ? Comment concilier une approche « qualitative » et « quantitative » du développement (4) ? Ces préoccupations prennent d’autant plus de sens lorsque les ressources militantes viennent à manquer. Qu’est-ce qui est prioritaire, quand tout devient prioritaire et que la recherche de nouveaux adhérents nécessite justement… de mobiliser des adhérents ? (5). Les ordonnances de 2017 ont considérablement affaibli les équipes et les ont éloignées du terrain. Or, le développement repose justement sur les pratiques de proximité, les contacts, l’intérêt porté au travail réel et aux attentes des travailleurs sur le terrain. La proposition d’adhésion est l’un des premiers leviers du développement – encore faut-il pouvoir le faire et ne pas être absorbé par la représentation institutionnelle (6).
Lors de notre enquête, nous avons été également interpelés par les questions relatives à la mesure du développement. Il s’agit d’un paradoxe et d’un dilemme : comment identifier les bonnes pratiques de développement si sa mesure est impossible, faute de définition stabilisée ? (7). La tentation de réduire le développement (comme pratiques) à la seule augmentation du nombre d’adhérents (sa finalité), ne fait pas l’unanimité. Certains responsables rejettent une conception jugée trop « comptable » du développement, donc trop réductrice. Le « chiffre » peut être perçu comme un indicateur insatisfaisant, imparfait voire trompeur lorsqu’il s’agit de rendre compte des efforts et des pratiques syndicales de terrain (8). Or, pour l’organisation, il est bien nécessaire « d’objectiver » son développement par une mesure chiffrée.
Un avant-dernier paradoxe ou dilemme tient encore à cette tension entre une définition restrictive ou au contraire extensive des pratiques de développement. Le développement est-il vraiment l’affaire de tous ? S’agit-il d’une préoccupation de tout un chacun qui implique de « proposer l’adhésion » à son échelle et selon ses moyens ? Ou faut-il en faire un répertoire d’actions expert, à réserver à des spécialistes formés et outillés pour l’occasion ? Comment et où placer le curseur entre pratique « experte » et « profane » du développement, et associer les militants sans les mettre en difficulté ?
Enfin, le développement, comme pratique et comme finalité, est un formidable moteur de l’action syndicale dont les effets se font sentir bien au-delà des seules adhésions (10). De fait, qu’il soit spécifiquement pensé pour augmenter le nombre d’adhérents ou que cette finalité soit secondaire, il irrigue et dynamise en permanence l’organisation. Le développement est un poumon qui lui apporte son oxygène et la met en mouvements : projets et mobilisations collectives, formations et innovations, solidarités nouvelles, réflexions sur l’adaptation des structures et sur la pertinence des revendications… Ce dernier paradoxe du développement tient à ce qu’il parait développer bien davantage que les seules adhésions – et qu’il s’agit peut-être bien de l’essentiel.
Le développement en pratiques
Le développement « en pratiques » peut s’observer de multiples manières, selon les catégories de travailleurs, les secteurs, les tailles d’entreprises, les territoires, les types d’actions ou les outils mobilisés… Pour cette étude, nous avons choisi trois populations – les livreurs de repas à vélo des plateformes, les jeunes et les cadres – et un « outil » – les réseaux sociaux –, qui font chacun fait l’objet d’un chapitre dédié.
Ces quatre terrains d’enquêtes illustrent plusieurs dimensions communes au développement syndical.
Tous montrent notamment la volonté constante de l’organisation d’être réellement représentative des mondes du travail. Pour y parvenir, elle doit s’intéresser à toutes les catégories de travailleurs, et surtout aux populations (les plus) éloignées du fait syndical, qui constituent les principaux défis du développement : livreurs à vélos « uberisés », travailleurs précaires, jeunes, cadres, salariés des petites entreprises, travailleurs isolés… En regardant au-delà de son « noyau dur » historique – masculin, ouvrier, de la grande industrie –, l’organisation doit sans cesse se repenser et se réinventer. Le développement est alors une source inépuisable d’innovations dans les pratiques et d’enrichissements dans les relations. Les quatre chapitres de cette seconde partie en donnent des exemples très concrets, avec leurs lots d’interrogations et d’apprentissages : appropriation des réseaux sociaux, création de structures dédiées aux indépendants, actions ciblées en direction des jeunes et des cadres, formations repensées, groupes de travail spécialisés…
Pour convaincre de nouvelles personnes d’adhérer, l’organisation peut compter sur ses équipes et sur des militants motivés par les enjeux de développement. Ces derniers sont souvent porteurs d’une solide expérience syndicale, qui est d’autant plus mise à l’épreuve qu’elle est bien ancrée et qu’elle s’adresse à des univers (très) éloignés. C’est alors la rencontre entre deux mondes qu’il s’agit de faire dialoguer et se comprendre. Cette rencontre constitue l’un des principaux enjeux et défis du développement. Un enjeu puisqu’au-delà de la croissance en effectifs, essentielle en termes de ressources militantes, l’organisation s’enrichit culturellement et politiquement avec ses nouveaux membres. Elle renouvelle et modernise en conséquence son projet syndical. Cette rencontre est également un défi, car elle peut être source de difficultés et de malentendus. L’univers syndical demande un temps d’appropriation. Ici, des jeunes enthousiastes montent un projet collectif avant d’avoir obtenu le feu vert de leur syndicat. Là, des livreurs à vélo se réjouissent du soutien de la CFDT mais comprennent mal le mode de fonctionnement et les enjeux politiques du syndicalisme. De nouveaux adhérents cadres se demandent comment contribuer à la vie de leur section d’entreprise. La qualité d’accueil, l’intégration et la fidélisation des nouveaux adhérents sont déterminantes pour le développement.
Cette rencontre d’une identité syndicale avec l’altérité est aussi la rencontre entre les traditions syndicales et la modernité. Les usages militants des réseaux sociaux illustrent bien cette démarche volontariste qui vise à actualiser les pratiques syndicales antérieures pour les adapter aux réalités contemporaines. Il en ressort, comme pour les actions à destination des jeunes, des cadres ou des livreurs à vélo des plateformes, des configurations originales de pratiques qui intègrent, avec plus ou moins de succès, des savoir-faire hérités et des procédés innovants qu’il faut sans cesse réinventer. Ainsi, le développement lui-même s’adapter aux nouveaux enjeux, aux nouvelles populations, qui permettront d’adapter le syndicalisme aux nouvelles réalités du travail.
Chaque terrain d’enquête soulève ses propres questionnements, mais tous confirment que le développement est un moteur essentiel de la vitalité syndicale. Lié aux transformations du travail et de l’emploi, et plus généralement aux transformations sociales, il est perpétuellement relancé. Il correspond à un mouvement, une dynamique, une action qui sont d’autant plus efficaces qu’elles s’appuient sur des structures et des organisations solides. Cependant, ce mouvement ne peut pas être permanent pour tous et tout le temps. Des équipes, des militants, doivent pouvoir se consolider, se renforcer, se réorganiser ou se fixer d’autres priorités syndicales qui contribueront à leur manière, avec ou sans développement, à la défense des intérêts des salariés, à l’extension des solidarités, à l’animation des collectifs ou tout simplement au plaisir – essentiel – de l’action militante.
Frédéric Rey (coord.), Lise-CNRS, Cnam Kenshin Nakano, Lest-CNRS, Amu, Mariame Tighanimine, Lise-CNRS, Cnam