Le poids des structures dans la CGT

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Le site Syndicalistes ! a la très bonne idée de republier (et de commenter) une réflexion de militant datant de 1935 (donc peu de temps avant la réunification de mars 1936) pour mettre la main « là où ça fait mal » dans le fonctionnement historique de la CGT : le poids exorbitant des fédérations professionnelles (ou « corporatives« ), coiffant tendanciellement celui des unions interprofessionnelles (UD), alors que cela n’est nullement prévu dans les statuts. On y relit aussi avec bonheur quelque citations bien senties d’Emile Pouget, bien des années avant, qui montrent comment il comprenait fort bien la vie et le coeur battant du syndicalisme.

L’organisation de la CGT

Publié le par Baptiste pour Jean Barrué

  • Le commentaire (Baptiste) : « Le Congrès confédéral [celui de la CGT], et les constats faits à l’occasion du mouvement de grève sur les retraites, sont l’occasion de revenir sur les questions de structuration syndicale : au-delà de nos objectifs revendicatifs, notre mode d’organisation nous permet-il de les atteindre ? La réponse, aujourd’hui, est négative, comme le montrent l’incapacité à stopper l’hémorragie d’adhérent·es ou à initier une dynamique de conquêtes sociales au moins dans un secteur. Un élément d’explication de ces difficultés réside dans le poids et parfois le corporatisme des Fédérations dans la CGT, qui nous rend incapables de sortir de nos secteurs pour étendre un rapport de force au-delà des limites étroites de la branche où il a été établi.

Ces réflexions ne sont pas nouvelles : pour preuve, nous reproduisons un texte de 1935 paru dans L’Action syndicaliste, la revue de la tendance syndicaliste-révolutionnaire de l’enseignement. L’unification syndicale entre la CGTU et la CGT est en passe de se réaliser, et c’est l’occasion pour Jean Barrué (militant de la Fédération unitaire de l’Enseignement) de pointer la transformation de la CGT en une « somme de fédérations corporatives ». Un constat qui est encore davantage d’actualité aujourd’hui, alors qu’au nom du sacro-saint « fédéralisme » on laisse végéter les structures interprofessionnelles de base pendant que les grands bastions syndicaux, renfermés sur eux-mêmes, dépérissent lentement.

Heureusement, Barrué donne quelques pistes pour la « renaissance du syndicalisme » : à nous de les discuter, de les réaliser ou d’en inventer de nouvelles… car l’auteur reste encore pris dans la vision d’une division naturelle du travail entre la structure professionnelle (syndicat/fédération) et la structure territoriale. Pour lui, aux secondes reviennent les questions éducatives et sociales (ce qui touche à la gestion future de la société) ; et aux premières les questions matérielles, bref la lutte quotidienne, la « première besogne ». Cette répartition ne peut que mener à la marginalisation des structures interpro, car au jour le jour ce sont bien les luttes immédiates qui l’emportent : tant qu’elles n’impliqueront pas au moins autant (sur le plan de l’impulsion, de la coordination, du soutien…) les UL/UD que les structures professionnelles, cette tendance naturelle au repli corporatiste ne pourra être contrecarrée ».

  • L’article de 1935 de Jean Barrué (fédération de l’enseignement):

Le passé

La reconstitution de l’unité syndicale a mis à l’ordre du jour les questions d’organisation. Les statuts actuels et leur interprétation courante peuvent-ils entraîner une renaissance du syndicalisme ? Ou bien faut-il les modifier et dans quel sens ? Il est, je crois, indispensable de remonter en arrière et d’exposer rapidement les principes qui furent à la base de la CGT d’avant-guerre. Après le Congrès de la Fédération des Bourses du Travail, tenu à Toulouse en 1897, Pelloutier résumait ainsi ce qui devait être par la suite la structure de la CGT : « À la base, le Syndicat d’où part et doit partir toute décision ; puis, d’un côté, l’union des Syndicats du même métier ou des métiers similaires, les diverses unions ainsi formées se fédérant en un Conseil national corporatif ; d’autre part, les Syndicats de toutes professions groupés localement dans les Bourses du Travail et l’ensemble de ces Bourses, de ces Unions de Syndicats constituant la Fédération des Bourses du Travail ; au sommet, enfin, l’union du Conseil corporatif et du Comité fédéral des Bourses, c’est-à-dire la Confédération. »

La CGT d’avant-guerres fut formée de deux sections : celle des Fédérations corporatives et celles des Bourses du Travail, l’une et l’autre autonomes. En 1918, la section des unions départementales se substitua à la Fédération des Bourses (article II des statuts), sans entraîner de modifications appréciables à l’article IX qui fut ainsi conçu : « Le Comité national (CCN) est formé par la réunion des délégués des Fédérations et des Unions départementales. »

Dans la pensée des fondateurs de la CGT, les deux sections autonomes avaient des rôles bien définis. « La Fédération nationale corporative répond plutôt aux nécessités de combativité et de résistance… La force particulière d’un Syndicat se trouve multipliée par l’appui moral et matériel des Syndicats fédérés de toute la France. » (Pouget)

Quant à l’Union départementale, « son œuvre principalement éducative consiste en la constitution de Syndicats nouveau et au développement de la conscience des syndiqués… Pour cela, elle crée des bibliothèques, ouvre de cours, aide à la propagande antimilitariste ». (Pouget).

Allant même plus loin, on peut prévoir le rôle futur de l’UD : « Dans la société de demain, les Unions auront pour mission, remplaçant les rouages municipaux actuels, de s’occuper de l’administration des choses et de répartir la production suivant l’axiome : à chacun selon ses besoins. (Jouhaux)

Au sommet de l’organisme syndical se trouve le CCN « De lui relèvent les propagandes d’ordre général qui intéressent l’ensemble de la classe ouvrière ». (Pouget).

Les caractéristiques de cette structure sont donc : fédéralisme et autonomie. « Dans la CGT, il y a cohésion et non centralisation ; il y a impulsion et non direction ; le fédéralisme y est partout. À chaque degré, les organismes divers sont tous autonomes. C’est cela qui fait la puissance rayonnante de la CGT : l’impulsion ne vient pas d’en haut ; elle part d’un point quelconque et ses vibrations se transmettent en s’amplifiant à la masse confédérale. » (Pouget).

Quant à la direction confédérale, elle est nommée par le CCN, sa désignation par le Congrès risquant de la soustraire au contrôle régulier des CCN Le rôle des Congrès est ainsi défini par Pouget : « Grâce à eux, les éléments syndicaux entrent en contact et il se produit une fermentation utile : les courants d’opinion se dégagent, l’orientation se précise. »

Le présent

Fin 1935, que reste-t-il de la pensée des pionniers du syndicalisme ? Les militants se plaignent que les Bourses du Travail soient désertées. Le lien local entre les syndiqués de professions différentes est bien faible ; on sent que le camarade n’est plus rattaché à la CGT que par le canal des Fédérations. Nombreux sont les Syndicats (de fonctionnaires, en particulier) qui se réunissent en dehors des Bourses et qui ne connaissent l’UD que pour acquitter leurs cotisations. Heureux encore quand ils daignent s’intéresser à la vie intérieure, – hélas ! bien ralentie – de l’UD. Ouvrir des cours pour les militants, disait Pouget ? Hélas ! ils sont bien loin de « faire recette ». En un mot, la vie étroitement professionnelle, corporative, l’emporte sur la vie syndicaliste. Nous tendons vers un mouvement trade-unioniste qui sera l’opposé de la structure passée de la CGT, et ceci au moment précis où Jouhaux déclare qu’il faut conserver la personnalité du syndicalisme français, c’est-à-dire – ou bien le passé n’a plus de sens ! – son caractère fédéraliste et décentralisateur.

On m’objectera qu’il s’agit là d’une évolution de la mentalité consécutive aux années d’après-guerre : un goût pour les solutions faciles, une tendance à se reposer sur les chefs, à accepter sans discuter les « directives d’en haut », une certaine volupté à obéir, à être « d’accord », à voter « l’unanimité », et aussi un repli vers les questions purement matérielles (domaine essentiel des Fédérations) et une méconnaissance des problèmes sociaux et éducatifs (rôle primordial des Unions). En somme, le syndicalisme a été corrompu par les principes d’autorité et de centralisation qui sont le propre des Partis politiques.

Mais alors, quel était le devoir des militants syndicaux ?

C’était, d’abord, de réagir : « Il incombe aux militants clairvoyants qui aperçoivent ces tares de redoubler de vigueur pour signaler amicalement le danger et s’efforcer de l’annihiler. » (Pouget).

Hélas ! au lendemain de la scission, les « dirigeants » des deux centrales syndicales ont, au contraire, tout fait pour accroître le danger et précipiter la dégénérescence du fédéralisme. La CGT n’avait d’existence propre que par la réunion sur pied d’égalité des Fédérations et des Unions. On a fait de la CGT une entité vénérable : on a déifié en fait la direction confédérale. Je n’exagère pas ! Les Unions, organismes autonomes, sont devenus des organismes subordonnés. Les statuts de 1923 s’expriment en ces termes : « Les Unions sont les filiales de la CGT. Leur secrétaire, délégué au CCN, est le représentant officiel de la CGT dans le département. » La CGT est devenue ainsi une raison sociale, une espèce de maison à succursales multiples, avec un gérant départemental qui « rend compte au CCN » Ou, si l’on préfère, on a calqué la centralisation gouvernementale en faisant du secrétaire de l’UD une sorte de « préfet confédéral ». Dès lors, la Fédération a eu le pas sur l’Union traitée en inférieure ; de plus en plus, la CGT n’est apparue que comme la somme des Fédérations corporatives. Et ceci est si vrai que lorsque le dernier Congrès désigna une Commission d’unité, elle fut composée de trente militants des Fédérations… et de cinq représentants des Unions. Pauvres Unions ! Le fonctionnement du CCN est donc faussé. Le CCN, de par le rôle subordonné des Unions filiales, est surtout l’émanation des Fédérations. Et quand on voit Lacoste se féliciter de faire du CCN le pivot de l’unité, parler de fédéralisme professionnel, exalter les Fédérations « base permanente de la CGT… », et ne pas souffler mot des Unions, on admettra qu’évoquer le trade-unionisme n’est pas exagéré. Si on continue dans cette voie, il ne restera rien de ce qui faisait le caractère essentiel de la CGT d’avant-guerre. Et tandis que la CGT rognait les ailes des Unions, la CGTU, en proie à une crise aiguë de centralisation, supprimait carrément ces organismes superflus et leur substituait des Unions régionales, dotées de secrétaires à la dévotion du centre confédéral. Secrétaires tombés du ciel parisien, inconnus de la base, adoptés par elle et migrateurs par essence. Le fédéralisme en voyait de dures…

Maintenant, l’unité est faite. Elle s’opérera vraisemblablement dans le cadre des statuts de la CGT. Si aucune modification n’y est apportée, on continuera plus que jamais à entendre les doléances des militants locaux et les Unions départementales deviendront de plus en plus des organismes paperassiers chargés de transmettre aux syndiqués les directives et les mots d’ordre élaborés aux sièges parisiens des Fédérations et de la CGT Je pense qu’il faut, au contraire, décentraliser vigoureusement, rendre aux Unions une autonomie véritable, lutter contre cette tendance de l’hégémonie des Fédérations ; la base du syndicalisme est au chantier, à l’usine ; son but primordial est de lutter contre l’esprit particulariste et de réunir localement, le plus souvent possible, les travailleurs de professions différentes pour réagir contre un corporatisme étroit. En un mot, il faut revenir aux principes du syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, dont la réalisation de l’unité devrait consacrer le triomphe.

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