Le chômage, le coopérativisme, la démocratie, le syndicalisme, un peu l’écologie et même le socialisme. C’est de tout ça dont parle l’entretien de Charles Piaget donné à La Gueule ouverte en 1978 reproduit ici. Théo Roumier, historien qui a consacré une biographie récente au syndicaliste de Lip (lire ici : http://syndicollectif.fr/?p=24940), le remet en contexte et propose, à l’heure de licenciements massifs, de le relire au prisme de l’actualité. Cet article a été publié dans le blog Syndicalistes !
Syndicalistes !
Échanger pour agir, agir pour l’émancipation
Desserrer le « nœud coulant du chômage »
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En ce début du mois de juin 1978, La Gueule ouverte, « hebdomadaire d’écologie et de désobéissance civile » né six ans plus tôt et liée à la jeune écologie politique [1], consacre un dossier de cinq pages à Lip, l’usine horlogère de Besançon (sur les 20 que compte le numéro). Trois longs entretiens le composent : avec Jean Raguenès, le prêtre ouvrier, animateur du Comité d’action ; avec Christiane André, ouvrière spécialisée révélée par la grève ; avec Charles Piaget, délégué CFDT et militant PSU. Ce dernier entretien – « Un réseau de maquis » – est complété par un encadré où c’est Piaget qui retourne quelques questions à la rédaction de La Gueule ouverte. L’intégralité des propos de Charles Piaget sont reproduits plus bas. Ils résonnent avec des questions bien actuelles pour notre camp social.
À ce moment, Lip 73 c’est déjà loin. Même si les neuf mois de la grève des « hors-la-loi de Palente » cette année-là ont marqué les esprits par son illégalité assumée, son audace et sa démocratie. La remise en route de la production par les Lip elles et eux-mêmes – « On fabrique, on vend, on se paie » – croise alors le débat sur l’autogestion qui traverse la gauche politique et syndicale dans l’après-68.
Mais Lip ça n’est « pas fini ». En avril 76, l’entreprise qui avait été sauvée par le conflit précédent met la clef sous la porte. Les ouvrières et les ouvriers de Lip reprennent la lutte. Mais leurs effectifs ont fondu : de 1200 avant 1973 à 830 repris à la fin de la grève puis à 500 grévistes déclaré·es en 1976. La première année de lutte tient grâce au régime indemnitaire d’un an qu’avaient obtenu les Lip et qui leur assure 90 % de leur salaire. La deuxième année est plus dure, plus âpre. Même si l’action collective existe, les Assemblées générales qui avaient été le poumon du mouvement de 73 ne font plus le plein. Surtout, la « crise » capitaliste est bien plus présente et les Lip sont désormais loin d’être les seul·es à se battre sur le front de l’emploi.
L’équipe CFDT-Lip, hégémonique dans l’usine de Palente depuis 1973, peut être classée « à gauche » d’une centrale syndicale qui est encore à cette date tenante du socialisme autogestionnaire – officiellement du moins. C’est cette CFDT-Lip qui – dans ce contexte et avant que « la foudre ne tombe sur Palente » – prend contact en 1976 avec d’autres sections syndicales en butte aux luttes pour l’emploi aux quatre coins de la France. Son objectif ? Tenter de mettre sur pied avant qu’il ne soit trop tard une coordination horizontale, émancipée des appareils nationaux, fédéraux comme confédéraux [2]. Mais ça ne marche pas. Dans l’entretien, Piaget met en cause « [les] difficultés syndicales, certes » (les directions CFDT comme CGT ont vu cette « concurrence » d’un mauvais œil), mais pointe également « la pesanteur du mouvement ouvrier, [sa] difficulté à changer de stratégie, d’implications, d’orientations ».
Si Piaget et ses camarades sont en effet convaincu·es de la nécessité pour le syndicalisme de perpétuellement se remettre en cause et d’être « à l’écoute de la base », c’est un euphémisme de dire que cette préoccupation est loin d’être partagée (et c’est encore le cas aujourd’hui malheureusement).
Le constat qui est alors fait est celui d’une forme de « panne » de l’outil syndical face à une situation désastreuse. Un nom revient d’ailleurs dans l’entretien, celui de Boussac. Marcel Boussac, homme le plus riche de France, est alors à la tête d’un véritable empire dans le luxe et le textile. Son effondrement au second semestre 1978 est un coup de tonnerre. Dans les Vosges, son berceau, ce sont près de 10 000 emplois, directs et indirects, qui sont détruits. L’année suivante ce sera au tour de la sidérurgie lorraine.
L’inquiétude sur les possibilités de résistances ouvrières face au « nœud coulant » du chômage (presque 1,5 millions de chômeurs·ses en 1978 ; 2,3 millions au premier trimestre 2024 selon l’Insee) traverse tout l’entretien. Il est réalisé après le second tour des élections législatives de mars 1978. Piaget y fait allusion : « nous avons tous beaucoup compté, que nous nous en défendions ou pas, sur une modification par un changement politique, sur l’arrivée de la gauche au pouvoir. » Il a lui-même été candidat du Front autogestionnaire (une alliance impulsée par le PSU) dans la circonscription de Besançon, comme « militant syndical » et « mécanicien en chômage ». Il ne dit pas « trop » quand il s’agit de compter sur une victoire de la gauche, mais c’est ce qu’il exprimera ailleurs, rappelant « qu’il n’y a pas de raccourci électoral » pour changer la société.
Quoi qu’il en soit, pour les Lip, l’option d’une nationalisation par un gouvernement de gauche, un temps espérée « sous contrôle ouvrier » [3], est écartée par la défaite de 1978 (la gauche réunit un tout petit peu plus de 49 % des suffrages pour un taux de participation de presque 85 % du corps électoral au second tour). L’échéance suivante de 1981 est trop lointaine pour des grévistes éreinté·s par déjà deux années de lutte.
La voie coopérative fait clairement figure de bouée de sauvetage. Dès décembre 1977, après la rupture de l’union de la gauche, l’AG des Lip avait fait le choix majoritaire de s’y engager. En janvier 1978, bien qu’elle ne soit pas reconnue par les pouvoirs publics, 450 Lip signent un contrat d’engagement collectif dans la coopérative.
Le débat sur les coopératives est ancien dans le mouvement ouvrier. En 1898, Rosa Luxembourg n’y voyait qu’une impasse : « dans l’économie capitaliste l’échange domine la production (…). Pratiquement, cela se traduit par la nécessité […] de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts des ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout. Tels sont les faits. » [4]
Le jugement est sévère, écartant les vertus qu’il peut y avoir à « travailler sans patron » [5]. Mais c’est un peu sur ces bases que l’option coopérative avait été radicalement rejetée par les Lip en 1973, qu’elles et ils jugeaient « vouée à l’échec en régime capitaliste » [6]. Il n’était ni question de « s’auto-exploiter », ni question de se retrouver en concurrence directe avec les ouvrier·es du bassin horloger du Doubs et du Jura suisse, leurs frères et sœurs de condition. Si la « solution » coopérative est finalement acceptée en 1978 c’est parce que la situation est particulièrement défavorable du point de vue des luttes, parce que l’hostilité revancharde du pouvoir est manifeste, et qu’il faut, très pragmatiquement – ce qui se ressent dans les propos de Piaget – à la fois « gagner du temps » et « sauver l’outil de travail », éviter la dispersion et la dissolution du collectif Lip. La coopérative apparaît ici comme un projet provisoire. Et qui ne reste décidément pas « la porte de sortie de la classe ouvrière ».
Bien après cet entretien, les pouvoirs publics toléreront sa légalisation en faisant payer un prix très lourd, imposant le reclassement d’une partie des Lip à l’extérieur. Dans la douleur, l’AG du 3 octobre 1979 validera l’ultimatum des autorités par 192 voix contre 121, alors qu’il n’y a plus que 340 Lip rescapé·es du combat [7]. C’est une différence importante avec les solutions coopératives que nous connaissons de nos jours, de Duralex à Scop-Ti : elles peuvent avoir l’appui des pouvoirs publics ou en tout cas ces derniers n’y sont pas farouchement hostiles comme pour Lip ; elles sont soutenues majoritairement par les travailleuses et les travailleurs ; elles veulent s’inscrire dans la durée.
Sur ce dernier plan – même si bien évidemment personne ne souhaite l’échec d’une coopérative ouvrière – il faut constater que la coopérative est une solution parce que la question des nationalisations, sans même parler des socialisations, a globalement disparue des stratégies immédiates, politiques comme syndicales. Alors qu’elle devrait revenir par la grande porte au regard de la nécessaire et urgente bifurcation écologique à mettre en œuvre.
C’est toute la portée d’un syndicalisme de transformation sociale qui est interrogée ici. Dans l’entretien, Piaget en résume l’enjeu : « Certes, la revendication salariale a son importance, mais il faut la lier au problème du développement de l’entreprise , de ce qu’elle fabrique, de son devenir… » Piaget veut penser ensemble écologie, démocratie et combat social. Il évoque la nécessité de trouver « un développement qui tienne compte de toutes nos préoccupations ».
Il s’agit de ne pas renvoyer en définitive la survie des emplois à la seule responsabilité, aux seuls efforts, des travailleurs et des travailleuses concerné·es d’une entreprise précise (ce qui est un peu le cas avec la voie coopérative) mais de la lier à des choix assumés démocratiquement et collectivement. En résumé, de poser la question de la planification, démocratique ou autogestionnaire. À partir de cette position, Piaget interroge la perspective socialiste elle-même en définitive. Nous ne sommes pas encore à l’ère de l’intersectionnalité et pourtant il pense l’articulation des revendications « particulières » et du projet « global ». Tout en invitant à toujours avoir pour démarche de « présenter des passages possibles vers ce “vivre autrement”, mais en prenant les gens tels qu’ils sont ».
Il réfléchit aussi à haute voix sur les outils, les moyens de la lutte. Le syndicalisme, même s’il n’est pas que ça, reste « le regroupement d’une quantité de gens qui s’entraident » qui demeure indispensable pour résister. Mais il en appelle à un syndicalisme « hors les murs », capable d’être partie prenante de ce qu’il nomme des « maquis » (d’où le titre de l’entretien). Non seulement en construisant la résistance à l’échelle d’un territoire, mais en les multipliant. Il reprendra cette idée dans les années 2000 en parlant des « milliers de collectifs » à mettre sur pieds.
À notre tour de nous souvenir de la difficulté dans laquelle avait été mis le pouvoir lors du mouvement des Gilets jaunes, où les ronds-points étaient autant de foyers de lutte. Pensons aux résistances des quartiers populaires. Imaginons à quoi ressemblerait l’alliance de mouvements de ce type avec une confrontation gréviste d’ampleur, pensée, organisée à partir des implantations locales. Rêvons maintenant à ce qu’une coordination puisse en émerger. Une forme de combinaison des possibles qui mériterait peut-être d’être investie pour élaborer une « stratégie du maquis ».
Théo Roumier
Un réseau de maquis
Nous reproduisons ici l’interview parue dans La Gueule Ouverte no 213 du 7 juin 1978.
ci-contre Charles Piaget archives CFDT
Charles Piaget a si souvent été le porte-parole du conflit Lip que nous nous sommes tout naturellement adressés à lui en priorité pour lui demander de faire le point sur l’actualité de la lutte.
Charles Piaget – Ce que nous essayons de résoudre, depuis 1976, c’est avant tout le problème de l’emploi. Seulement nous butons sur un écueil de taille qui est que la fermeture des entreprises devient quelque chose d’absolument nécessaire pour la restructuration du capitalisme.
Tu penses bien que comme nous avons contribué, en 1973, à développer les luttes pour l’emploi, à leur donner une impulsion nouvelle, le pouvoir ne nous fait aucun cadeau. Nous avons senti au fil des années qu’il était résolu à nous liquéfier, à annihiler ce qui s’est passé ici. Il nous fallait donc créer un rapport de forces très important, et c’est pourquoi nous avons essayé d’impliquer le deuxième conflit Lip dans un combat plus large : celui consistant à obliger les pouvoirs publics à promouvoir un plan horloger, qui intégrerait bien entendu l’usine Lip. L’échec a été complet.
Nous l’expliquons par la pression considérable qu’a exercé le patronat (surtout le patronat local) sur Giscard. Cela s’est traduit par des télégrammes à l’Élysée, des lettres au syndic… Le refrain était toujours le même : pas question d’une relance à Lip.
Nous avons également échoué dans l’entreprise qui consistait à lancer une coordination des luttes. À cause de difficultés syndicales, certes, mais aussi en raison de la pesanteur du mouvement ouvrier, de sa difficulté à changer de stratégie, d’implications, d’orientations.
À la suite de ces échecs, il nous est apparu que si nous n’avions pas eu la force de contraindre le pouvoir à trouver une solution, lui avait désormais la possibilité de profiter d’un moment creux pour nous éjecter sur une quinzaine de jours. Cela, nous l’avons surtout ressenti durant l’été 1977.
D’où un vaste débat, difficile, dur, au cours duquel l’idée de coopérative a fait son chemin. Car ce qui devenait prioritaire, c’était de sauver l’outil de travail qui risquait de nous être enlevé sous la pression juridique et politique du patronat.
Ce risque d’expulsion, vous l’avez tous un peu dans la tête…
Bien sûr, mais peut-être existe-t-il un bouclier. Pour faire donner les CRS, il faut au pouvoir une justification. Cette justification il commençait à l’avoir avec le pourrissement d’une situation de lutte qui ne débouchait pas. Peu à peu, la population locale risquait d’avoir un sentiment de lassitude : « bien sûr, c’est dégueulasse, mais ça fait deux ans que ça dure et on ne voit pas bien sur quoi ça peut déboucher ».
À partir du moment où, avec le plan de relance, une nouvelle perspective est mise en place, il faut que le pouvoir trouve une autre justification. Alors on sait bien comment il va s’y prendre : le plan ne sera pas refusé, simplement il ne sera pas accepté. Bref, ils vont jouer sur un nouveau pourrissement.
Mais cela nous donne du temps que nous devons mettre à profit pour placer des fondations solides.
Dans ces conditions pourquoi l’idée d’une coopérative a-t-elle été acceptée du bout des lèvres ?
Tout simplement parce que ce n’est pas la porte de sortie de la classe ouvrière. Ce n’est pas la coopérative qui pourra changer quelque chose de fondamental au problème du développement de l’horlogerie. Ce n’est pas une coopérative qui empêchera l’abandon de certaines branches et la fermeture d’entreprises. Finalement, si nous nous sommes lancés dans cette affaire, c’est parce qu’elle nous est apparue comme la seule manière de continuer le combat et de nous opposer au projet du capital qui consiste à disperser les travailleurs pour ne plus avoir de foyers de contestation et d’activité. Bien entendu rien ne sera fait pour nous aider.
Nous sommes tombés il y a quelques jours sur une lettre du président de la Chambre de Commerce de Besançon qui disait en substance que tant qu’existera chez Lip le moindre aspect idéologique, toutes les barrières devront être mises en place.
Nous voilà donc contraints à construire une coopérative dans l’illégalité, avec ce handicap supplémentaire que nous partons avec un postulat qui est de démarrer pour 420 emplois. D’habitude, une coop qui démarre le fait doucement, elle accroît sa fabrication en fonction des débouchés commerciaux.
Pour résoudre ce problème, nous sommes obligés de nous placer à la fois dans la légalité et dans l’illégalité. Nous vendons des montres qui nous appartiennent et d’autres qui ne nous appartiennent pas, nous travaillons sur des machines qui n’ont pu être rachetées, nous utilisons de l’électricité qui n’est pas payée…
Pas très sécurisant cette situation…
Pas très. Voilà pourquoi il est urgent pour nous de mettre en place une organisation qui nous permette de résoudre les problèmes d’une façon rationnelle, tout en trouvant autre chose qu’une hiérarchie. Quelque chose de librement consenti, qui soit basé sur le groupe et qui corresponde à ce que nous avons déjà vécu. Sans cela nous échouerons. Mais il faut reconnaitre que c’est difficile à mettre en place. Ce qui nous sert et nous dessert à la fois, ce sont les ruptures avec le travail que nous avons connues : d’abord pendant dix mois, ensuite durant deux ans. Bien sûr, nous avons eu le temps de réfléchir et de parler, c’est ce qui nous permet de construire quelque chose de radicalement différent, mais les contraintes inhérentes à toute reconstruction ne sont plus acceptées.
Nous rencontrons, au journal, les mêmes problèmes que vous. Il nous faut travailler ensemble et ce n’est pas toujours facile. Nous avons l’impression ces temps-ci que la meilleure façon de résoudre certaines difficultés consiste à nous ouvrir sur l’extérieur. Est-ce également le cas chez Lip ?
La lente émergence d’un projet de société ne peut venir que d’une certaine diversité des situations. Vous avez des préoccupations écologiques qui sont extrêmement importantes. Nous nous interrogeons sur l’emploi et le développement. D’autres, je suppose, travaillent sur des questions spécifiques de la société que nous souhaitons.
Chacun de nous voit donc une facette. Ce sont toutes ces facettes qui, en se réunissant, peuvent permettre l’élaboration d’un projet qui soit porté par tous et non pas seulement par les états-majors. Voilà pourquoi il est nécessaire que des gens se préoccupent de problèmes particuliers, car si ceux-ci ne sont pas cultivés, pris en charge, ils seront éliminés pour la simple raison qu’ils posent en général des questions nouvelles et que cela est toujours gênant.
Mais il y a un danger : c’est celui qui consiste à ne plus voir que son petit univers et à ne pas comprendre que celui-ci doit s’imbriquer dans quelque chose de plus large, en cohérence avec un projet global.
Ne faisons pas, toutefois, comme ces partis qui au moment des élections grapillent un peu d’écologie, un peu de féminisme, parce que ça existe. On sent bien que tout cela est factice et que ce n’est pas porté par les gens. J’ai lu hier un article dans L’Est Républicain qui s’intitulait : « Pour la gauche, année zéro ». Bien sûr, c’est un schéma parce que nous avons tout un passé, toute une expérience ; mais c’est assez vrai, il nous faut tout recommencer compte tenu des problèmes politiques actuels.
L’expérience Lip est-elle assez mûre pour pouvoir apporter quelque chose aux autres luttes ?
Pour le moment c’est Giscard qui tient les rênes et, avec Barre, il imprime une ligne complètement folle, un libéralisme débridé. Que pouvons-nous faire contre cela, contre cette restructuration du système capitaliste ?
Certainement pas des projets en chambre. Mais il faut bien reconnaître que nous sommes un peu « secs » sur la question. En fait, je crois que nous avons tous beaucoup compté, que nous nous en défendions ou pas, sur une modification par un changement politique, sur l’arrivée de la gauche au pouvoir. Mais même si cette expérience avait eu lieu, je crois que nous aurions souffert de notre manque de réflexion. On oublie encore trop que toutes les fibres de notre société sont imprégnées de ce système marchand, de ce système de concurrence, de ce système de production capitaliste. Alors, au-delà des nationalisations qui permettraient déjà, c’est sûr, de contrer l’orientation capitaliste, il faut encore réfléchir sur les changements que nous voulons et sur la manière dont nous pourrons les imposer.
En 1974, un nœud coulant a commencé à se serrer sur le cou de la classe ouvrière. Ce nœud coulant, c’est le chômage et le fait qu’il entraîne un manque de combativité. Toute l’histoire du mouvement ouvrier montre que la lutte n’est jamais forte en période de récession. Aujourd’hui, la pesée sociologique du million et demi de chômeurs, elle est dans toutes les consciences. Voilà peut-être pourquoi nous tournons en rond.
Pendant ce temps, le pouvoir tente de déblayer quelques pelletées de terre qui le gênent pour aller plus vite dans son bouleversement économique. Voilà le problème posé au syndicalisme ouvrier. J’ai bien peur que l’on ne s’enfile dans la discussion des pelletées de terre. Si c’est une tactique, d’accord ; mais si ça reste sans réponse sur le problème d’un nouveau développement auquel participeraient les travailleurs, le nœud coulant continuera à se serrer.
Tu parles de syndicalisme, mais j’aimerais que tu nous dises ce que peut être un syndicat chez Lip.
Ah ! C’est sûr qu’il est très facile de ne plus être syndiqué du jour au lendemain chez Lip. Pourtant, nous sentons la nécessité d’une vie syndicale.
Pourquoi ? Parce qu’il ne faut pas oublier que l’organisation syndicale (essayons de dépasser le terme « organisation ») c’est tout de même le regroupement d’une quantité de gens qui s’entraident. Estimer que la solidarité ouvrière est « naturelle », c’est ne pas voir qu’elle passe par des militants qui acceptent de consacrer une partie de leur temps au problème Lip, au problème Boussac, etc.
Bien sûr, le syndicalisme n’est pas parfait. Ce qu’il fait le plus souvent, c’est une analyse de situation afin de pouvoir dire : voilà ce qui ne colle pas, voilà où les, pouvoirs publics doivent intervenir pour sauver l’emploi. Ça, c’est ce que nous savons faire. Seulement dans le contexte actuel, c’est l’échec à tous les coups. Nous ne pouvons plus, je crois, faire reculer le pouvoir que s’il sent que sa politique est contestée par toute une région.
Et encore… Il peut se permettre beaucoup de choses ; on est loin des élections et la droite a tout son temps pour jouer de cette connaissance qu’elle a de faire semblant, de tempérer, d’attendre que la division se réinstalle afin de profiter du bon moment pour ressortir son plan de restructuration.
En fait, on ne pourra vraiment mettre nos adversaires mal à l’aise que par la multiplicité des maquis en liaison avec les travailleurs. Le pouvoir s’acclimate du chômage ; il aurait plus de difficultés s’il y avait en France cent foyers de quelque importance qui soient en symbiose avec les travailleurs de leur région. Seulement cela suppose un changement de notre attitude et de notre réflexion sur le chômage. Certes, la revendication salariale a son importance, mais il faut la lier au problème du développement de l’entreprise , de ce qu’elle fabrique, de son devenir…
Et vous les écologistes ? Quand Charles Piaget questionne ses questionneurs…
Charles Piaget : À mon tour de vous poser quelques questions. À La Gueule Ouverte vous êtes bien entendu centrés sur l’écologie ; mais vous semblez vouloir vous ouvrir ces temps-ci à d’autres problèmes. Est-ce que je me trompe ?
L’écologie est désormais entrée dans le champ politique. C’est un fait nouveau et dont nous devons tenir compte. On peut le regretter, on peut s’en féliciter, mais on ne peut pas le nier.
Beaucoup de gens s’intéressent donc à nous ; beaucoup de requins aussi qui voient ou croient les écologistes peu politisés et se disent que la pêche va être bonne. Il nous faut donc nous garder contre ces braves gens qui nous « veulent du bien », sans pour autant nous imaginer que l’écologie est une jeune fille farouche dont nous avons à protéger la vertu.
Voilà pourquoi nous avons la volonté de nous ouvrir à d’autres problèmes que ceux que nous traitons habituellement … sans pour autant renier nos origines.
D’ailleurs tout se tient ; nous l’avons bien vu quand nous sommes allés dans les Vosges pour rencontrer les ouvriers de chez Boussac. Le capital a tout pourri : l’emploi certes, mais la nature aussi. Les rivières sont mortes, le bois n’a pas été exploité, on a méprisé toutes les ressources d’une région. Ces problèmes sont tellement liés que pour nous la question est : comment trouver le joint ?
Ce joint, c’est un développement qui tienne compte de toutes nos préoccupations. Car nous devons nous aussi faire amende honorable et reconnaître que sur le plan des orientations que nous avons préconisées pour notre projet de société socialiste, l’écologie n’avait pas une grande place ! Nous avons donc beaucoup appris des écologistes et des autres mouvements et je suis tout à fait d’accord avec vous pour penser qu’il est grand temps que nous nous rencontrions.
En tenant compte des erreurs de l’extrême gauche et en en tirant les conséquences…
Je suppose que vous faites allusion à cette façon de regarder les problèmes sur un plan théorique et à partir de là de découvrir des divergences.
Des divergences qui ne fonctionnent en fait que sur des symboles (lutte de classe, prolétariat, révolution, etc)…
Attention toutefois à ne pas faire comme certains écologistes qui balaient d’un revers de main des problèmes pourtant bien réels en disant qu’il suffit de vivre autrement.
Cela peut sembler simple mais notre formation a été telle que vivre autrement, c’est déjà un exploit. On le voit bien ici ; il y a des choses qui ont changé, mais de là à dire qu’on vit autrement…
En fait, je pense que la véritable révolution consiste à présenter des passages possibles vers ce « vivre autrement », mais en prenant les gens tels qu’ils sont. Sinon, j’ai bien peur qu’il y ait des résistances insurmontables.
[1] On peut consulter la collection numérisée de La Gueule ouverte sur le site Archives Autonomies. Sur les conceptions de l’écologie politique, voir Michel Bosquet [André Gorz], Écologie et politique, Galilée, premier trimestre 1975.
[2] Je détaille cette tentative dans le chapitre 5, « Refuser le chômage », de mon livre Charles Piaget. De Lip aux “milliers de collectifs”, Libertalia, 2024.
[3] Défendue par le PSU ou la LCR, mais aussi d’une certaine manière par la CFDT qui veut accompagner les nationalisations d’un pouvoir de contrôle donné aux conseils d’ateliers et de services et d’entreprises et d’établissement, voir Plate-forme CFDT, plan & nationalisations, brochure CFDT/réflexion, deuxième trimestre 1978.
[4] Dans Réforme sociale ou révolution ?, disponible en ligne. Cet extrait est également cité par Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo dans Travailler sans patron, Folio, 2024.
[5] Voir Patrick Le Tréhondat, « Coopératives : leviers ou impasses ? », Les Utopiques no 22, printemps 2023.
[6] Voir « Lip en lutte s’adresse à tous les travailleurs », appel de l’été 1973, reproduit dans l’anthologie Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, Syllepse, 2023.
[7] « Palente au tournant », Libération du 4 octobre 1979.