Ci-dessous une interview de Bernard Thibault, qui siège à l’Organisation internationale du travail (OIT), parue dans l’Humanité du 15 avril 2016. Il explique dans un livre comment fonctionne l’OIT et les enjeux qu’elle représente pour le droit social international, à travers les « conventions » dont « chacune représente en quelque sorte un article d’un Code du travail mondial« .
Lire : La troisième guerre mondiale est sociale, de Bernard Thibault, Éditions de l’Atelier, 216 pages, 15 euros.
Bernard Thibault : « La précarité sociale est à la source de nombreux conflits dans le monde »
Après deux ans de mandat au sein de l’Organisation internationale du travail, l’ancien secrétaire général de la CGT (1999-2013) publie La troisième guerre mondiale est sociale, ouvrage dans lequel il décrypte les rouages d’une institution méconnue et avançant des pistes pour de nouveaux droits sociaux à l’échelle de la planète.
Pourquoi ce titre provocateur, La troisième guerre mondiale est sociale ?
Bernard Thibault L’OIT, Organisation internationale du travail, est née après la Première Guerre mondiale, en 1919. Un certain nombre de nations considéraient que, pour éviter à l’avenir ce genre de catastrophe, il fallait promouvoir la justice sociale à l’échelle mondiale. L’OIT a eu un deuxième sursaut, en 1944, avec la déclaration de Philadelphie qui allait plus loin sur son ambition. Le titre de mon livre renvoie à l’histoire de l’OIT, mais dénonce aussi la plus grosse guerre destructrice sur le plan social qui est aujourd’hui liée à la mise en concurrence des travailleurs. Chaque année, il y a 2,3 millions de décès liés au travail, après un accident ou une maladie. Soit beaucoup plus que ceux issus de conflits sur la planète. Les victimes du travail sont malheureusement plus « discrètes », on les évoque peu, excepté lorsqu’il y a un drame important comme l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui provoqua plus de 1 100 victimes et une émotion planétaire. Aujourd’hui, un travailleur sur deux n’a pas de contrat de travail, 73 % de la population n’a pas de système de protection sociale, le travail des enfants persiste, comme le travail forcé. L’OIT considère que c’est par la justice sociale et le progrès social que nous allons assurer la coexistence pacifique des peuples. Pourtant, le système économique est en train d’accroître la précarité, donc les sources de tensions et de conflits potentiels.
Quel est le pouvoir de l’OIT aujourd’hui ?
Bernard Thibault L’OIT est une agence de l’ONU. C’est la seule institution internationale où siègent les travailleurs avec un droit de vote, aux côtés de 186 États et de représentants des employeurs. L’un de ses objectifs est d’adopter des conventions internationales. Chacune représente en quelque sorte un article d’un Code du travail mondial (interdiction du travail des enfants, horaires de travail, rémunération, non-discrimination, égalité de traitement…). Mais, à la différence d’un Code du travail, la convention n’entre en application dans les pays que s’ils y adhèrent chacun. On voit tout de suite les limites de l’exercice… Il faut d’abord parvenir à négocier une convention sur un sujet donné avec les États et les représentants des employeurs. Ensuite, les pays doivent mettre en conformité les lois nationales avec ce texte international. Seules huit conventions fondamentales sont réputées d’application universelle et tous les États se doivent de les respecter, qu’ils aient ou non ratifié ces textes. Ils peuvent être mis en cause pour non-respect de ces lois internationales (droit syndical, travail des enfants, travail forcé). Actuellement, la pression de l’OIT se fait de plus en plus forte sur le Qatar, et nous prévoyons de lancer une enquête officielle en début d’année prochaine. Dans ce pays, le droit syndical est totalement absent, alors qu’il y a une surexploitation de la grande masse des travailleurs immigrés (1,8 million), qui constituent 80 % de la population du Qatar. Ces travailleurs sont rémunérés en fonction de leur nationalité, subissent d’horribles conditions de travail et d’hébergement. Les passeports des ouvriers sont confisqués pour les empêcher de changer d’employeur ou de quitter le territoire. L’OIT vient de faire bouger les choses aux Fidji, où le fait syndical était quasiment interdit. Cette pression politique, diplomatique, internationale a contraint le gouvernement des Fidji à modifier sa législation. Maintenant, nos camarades militants syndicalistes des Fidji peuvent commencer à exercer leurs responsabilités, poser leurs revendications, obtenir des négociations collectives.
Quelles sont les limites de l’OIT ?
Bernard Thibault La moitié de la population mondiale vit dans des pays qui n’ont pas ratifié les conventions qui protègent la liberté syndicale et le droit à la négociation collective : les États-Unis, l’Inde, la Chine, la plupart des pays du Golfe. Les travailleurs n’y ont pas toujours la liberté d’association, d’expression, de revendication et le droit à la négociation. C’est sur cette base-là que le commerce se développe. On ne peut pas, au niveau européen, être ignorant de cette réalité-là. Pour inverser cette dégradation sociale, la France et d’autres pays doivent être plus exigeants sur l’intégration du droit social dans les accords de commerce internationaux. Comment négocier avec un pays comme le Qatar en ignorant les conditions sociales dans lesquelles ce pays fait travailler les travailleurs immigrés, qu’il importe de 130 pays ?
Au titre des plans dits de redressement imposés au Portugal, à l’Espagne, à la Roumanie, dictés pour l’essentiel par le FMI, la BCE et l’Union européenne, on a placé des pays en infraction totale avec les conventions internationales. L’application de certaines conventions collectives, de certains articles du Code du travail, a été mise entre parenthèses. En Grèce, les retraites ont été diminuées onze fois, le niveau des pensions a baissé de 40 %, en totale infraction avec le respect de la négociation collective. Il n’est pas normal qu’une troïka puisse exiger de pays qu’ils se mettent en infraction. Les moyens de l’OIT sont limités. Il faudrait réhabiliter les normes internationales du travail comme étant incontournables par toute autre institution internationale, que ce soit l’OMC, le FMI, l’UE ou d’autres encore. Rien ne peut être décidé qui vienne entraver la mise en œuvre des autres conventions internationales du travail.
Quels droits nouveaux l’Organisation internationale pourrait-elle conquérir ?
Bernard Thibault Si les États peuvent être surveillés, contrôlés sur leur conformité ou non avec le Code international du travail, ce n’est pas le cas des multinationales. L’OIT doit faire bouger ses prérogatives et trouver un moyen de contrôler l’activité des multinationales. Il en existe 50 000 aujourd’hui, qui emploient directement 200 millions de travailleurs, et même un travailleur sur cinq quand on inclut les emplois indirects. Par leur assise financière, géographique, les multinationales donnent le la sur le contenu social pratiqué dans les activités. Certaines multinationales ont une puissance économique bien supérieure à la richesse totale d’un pays : quand elles se présentent avec leur carnet d’exigences pour implanter une usine, tous les pays ont tendance à ouvrir leur porte et acceptent de fermer les yeux sur quelques infractions au regard des normes internationales du travail. Il faudrait permettre aux organisations syndicales de déposer des plaintes auprès de l’OIT sur le comportement des multinationales. Nous allons avoir deux conférences internationales, cette année et l’an prochain, où la responsabilité des multinationales doit être à l’ordre du jour. Le but est d’obtenir une convention internationale. En même temps, cela voudra dire qu’il faudra aussi reconnaître à l’OIT des moyens de contrôle.
De même, l’Union européenne n’est pas reconnue comme faisant partie du champ de surveillance et d’intervention de l’OIT. Mais cette institution produit de plus en plus de droits sur tous les sujets, notamment le droit social. Rappelons-nous l’affaire Laval-Viking, en 2007. Alors que le droit de grève est normalement reconnu par tous les pays en Europe, la Cour de justice des communautés européennes a considéré qu’il devait aussi s’apprécier en fonction des répercussions économiques sur la vie d’une entreprise. Autrement dit, si l’impact d’une grève est jugé disproportionné par rapport à l’impact économique sur la vie de l’entreprise, elle peut être jugée illégale. C’est un véritable scandale ! Cela contrevient à la convention 87 de l’OIT sur les libertés syndicales. Or cette décision n’est pas attaquable devant l’OIT puisque l’UE n’est pas un État.
À l’inverse, personne ne peut déroger aux règles du commerce international. Une entreprise, une multinationale, un pays doivent de se plier aux règles de l’OMC. Pour l’OIT, les décisions sont appliquées sur la base du volontariat. Deux poids, deux mesures que je soulève dans mon livre. Il faut rééquilibrer les pouvoirs et les normes sociales doivent maintenant prendre le pas sur celles du commerce. Ou les normes du commerce doivent intégrer les normes sociales dans les accords de libre-échange, les partenariats internationaux… En ce moment, l’UE négocie avec les États-Unis le fameux Tafta (accord commercial transatlantique) : si l’UE est le continent qui ratifie le plus de conventions internationales du travail, les États-Unis sont le dernier pays du G20 à le faire. Si on ne trouve pas le moyen de faire du respect de ces normes une condition à la conclusion de cet accord, le contrat est faussé !
De quelle manière les attaques patronales se sont-elles renforcées contre l’OIT ?
Bernard Thibault Il y a une volonté patronale d’asphyxier l’organisation, de la rendre inopérante. Depuis 2012, le patronat conteste la reconnaissance par l’OIT du droit de grève comme faisant partie des droits syndicaux. Il ne veut le reconnaître que dans les pays où la Constitution (ou la loi) le prévoit. Et puis, le patronat met en cause beaucoup de mécanismes qui font fonctionner la maison. Il y a un collège de vingt experts internationaux, indépendants, recrutés directement par l’OIT qui livre des rapports sur la situation dans chacun des pays. Le comité des experts va demander à tous les pays de leur remettre un rapport officiel sur le travail des enfants, par exemple, complété par l’avis des organisations syndicales des pays concernés et par l’avis des employeurs. Ces experts vont éplucher tout ça et préconiser des actions. Les employeurs se mettent à contester le rôle de ces experts. C’est un mouvement qui prend de l’ampleur, le symbole d’une offensive plus généralisée qui s’oppose à des conventions d’application mondiale. On nous explique qu’il faut respecter les traditions, la souveraineté des États. Je trouve stupéfiant et révélateur que les employeurs fassent référence à la souveraineté des États quand ça les arrange. Alors que, au contraire, ils revendiquent un espace monde pour leurs affaires. Au niveau européen et français, on renvoie à moins de lois et à plus d’accords d’entreprise. On nous propose une nouvelle réponse à chaque fois pour que le progrès social ne soit jamais à l’ordre du jour.
Votre livre paraît à la veille du 51e congrès de la CGT. Vous adressez-vous particulièrement à ses militants ?
Bernard Thibault Je trouve très bien que le document soumis à la réflexion des militants de la CGT fasse une grande place aux questions internationales. Je souhaite avec mon livre conforter la nécessité de travailler sur la compréhension de ces questions-là. Rendre plus accessible et apporter d’autres éléments d’appréciation sur cette nécessité, pour tous les militants syndicaux, de savoir conjuguer l’approche locale, nationale et internationale dans nos revendications et dans l’organisation de nos luttes. C’est une contribution à verser, comme d’autres, à la réflexion. L’idée est maintenant d’organiser des débats avec des assemblées de militants pour discuter de tout ça collectivement dans les unions départementales, les entreprises.
Des mobilisations comme Nuit debout peuvent-elles faire avancer le mouvement social ?
Bernard Thibault Il faut se satisfaire de tout ce qui peut faire bouger la société de manière positive. Ces aspirations rejoignent celles du mouvement syndical. Une partie ne ressent peut-être pas l’intervention via le syndicat comme pertinente, efficace. C’est peut-être dommage mais c’est ainsi. Et en même temps, je ne pense pas, pour beaucoup d’entre eux, qu’ils se mobilisent sous cette forme en défiance ou en confrontation avec ce que peuvent parallèlement porter les organisations syndicales. L’essentiel, c’est qu’il y ait le plus de monde possible pour faire bouger cette société. Et que les différents acteurs, les différents canaux se parlent, échangent, pour lever des incompréhensions et favoriser une montée en puissance des mobilisations.
construire un monde guidé par le respect des droits
Comment utiliser l’Organisation internationale du travail pour faire progresser les droits sociaux partout sur la planète ? En élargissant ses compétences et en imposant ses normes aux règles et traités commerciaux, explique Bernard Thibault, aujourd’hui membre de cette agence de l’ONU, dans son ouvrage qui paraît ce vendredi.