Cette tribune d’Anthony Caillé, secrétaire général CGT police Ile de France, est parue dans l’Humanité du 8 août 2018.
Violences policières et droit de manifester. L’affaire Benalla, ou l’immixtion rampante du pouvoir présidentiel
Par Anthony Caillé Secrétaire général de la CGT police Île-de-France
Ce serait une erreur de considérer l’affaire Benalla en la limitant à un plan purement factuel. Comme souvent, les « affaires d’État » ne sont que les symptômes de dysfonctionnements institutionnels graves. C’est donc d’un diagnostic complet et de remèdes que nous avons besoin, car notre Ve République est gravement malade.
Cette affaire n’est pas la première secousse que le pouvoir présidentiel traverse depuis trente ans pour s’être impliqué intimement dans l’action des services de sécurité publique et de l’institution judiciaire. Mais elle est d’une amplitude inédite car elle remet directement en cause et la personnalité du président et l’institution présidentielle. Elle nous confronte aux limites de l’État de droit en France, qui suppose que le droit prime sur le pouvoir politique. Elle révèle le caractère antidémocratique du pouvoir présidentiel et le danger qui pèse sur nos droits fondamentaux et l’équilibre des pouvoirs. Dans cette affaire, on voit un chef de l’État, par le truchement d’individus qu’il investit de « pouvoirs exécutifs », de manière totalement discrétionnaire, intervenir et compromettre l’expression libre et légale du peuple qui conteste sa politique. Nous avons constaté ces dernières années la présence croissante de groupes que nous qualifierons de « parapoliciers ». Sans pour autant appartenir au corps professionnel, ils intègrent les dispositifs de maintien de l’ordre public, avec pour dessein antagoniste de le troubler, ou d’influer de manière indue sur le déroulement de la manifestation.
Le président exerce de plus une emprise politique croissante sur le ministre de l’Intérieur, ce qui induit un problème d’indépendance au sein même de l’exécutif. Enfin, les décisions du président échappent à tout contrôle du pouvoir du juge, qu’il soit administratif, judiciaire ou encore constitutionnel.
Cette immixtion rampante du pouvoir présidentiel précarise le fonctionnement de la police. L’un des symptômes les plus visibles des dysfonctionnements réside dans l’absence totale de communication et de confiance entre les divers corps de la police nationale (CRS, PJ, DGSI et IGPN). Cela occasionne pour les fonctionnaires un sentiment d’insécurité qui trouve sa source dans l’absence de transparence des « ordres » émanant de pouvoirs qui se télescopent et qui parfois se situent en dehors de tout cadre juridique. Ce type d’intervention du politique introduit l’arbitraire dans un système en théorie éminemment juridique. La chaîne hiérarchique, non remise en cause, devient une sorte de courroie de transmission de décisions émanant d’« autorités supérieures ». Imaginons dans le cas Benalla qu’un gardien de la paix présent sur les lieux soit intervenu pour dire « Monsieur, vous n’avez rien à faire ici, disparaissez ! » ou ait tenté une interpellation. Il aurait purement et simplement été « satellisé » par une hiérarchie trop aux ordres du politique.
Il est donc urgent que les « baïonnettes redeviennent intelligentes », et qu’elles soient protégées de façon efficace par un texte spécifique. D’autant que l’impact de cette affaire sur les conditions de travail des policiers et leur place dans la société est réel. Leur image est altérée. La crise de confiance du peuple en sa police, de plus en plus placée en fusible, est renforcée. La santé des femmes et des hommes derrière l’uniforme s’en voit mise en péril. Si les missions d’ordre public justifient que l’on puisse imposer obligations et contraintes, rien ne justifie les décisions politiques qui mettent en danger de manière disproportionnée des agents, qui restent des êtres humains, et jouissent du droit à l’intégrité physique et psychique garanti par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cette affaire soulève aussi la problématique de l’usage de la violence par les forces de police en manifestation, et de leur « impossible » contrôle par le pouvoir judiciaire. Au-delà de la question de la légitimité des individus ayant violenté les manifestants se pose celle de pourquoi les autorités policières n’ont pas saisi le parquet au sujet des violences commises à la fois par d’authentiques CRS et par les hommes usurpant les insignes de la fonction. Cette carence grave révèle que les violences sont considérées comme inhérentes à ces interventions, tolérées, et pire : couvertes. Or, l’usage systématique de la violence par les forces de police entrave sérieusement le droit à manifester et à se rassembler, à tel point que c’est devenu dangereux. Les familles n’osent plus y amener leurs enfants, et ceux qui s’y risquent se munissent d’écharpes et de sérum physiologique pour parer à l’usage systématique et disproportionné des gaz irritants.
L’immixtion constante du politique est aussi perceptible dans le domaine judiciaire. Elle est favorisée par le fait que les officiers de police judiciaire (OPJ) sont seuls comptables de l’exécution de leur mission, en plus d’être majoritairement des personnels du corps des gardés et gardiens placés sous l’autorité de chefs de service et directeurs. Cela facilite les interventions politiques au détriment du bon déroulement des opérations de justice, et place le pouvoir judiciaire sous contrôle de l’exécutif par le biais des pesanteurs politiques s’exerçant sur la hiérarchie policière.
Partant de ces constats, nous formulons des recommandations : soumettre le pouvoir présidentiel à la règle de droit, prévoir un contrôle juridictionnel des décisions du président (notamment sur la nomination de son cabinet), mettre un terme à la théorie des « actes du gouvernement » échappant à tout contrôle du juge. Un cadre de contrôle efficace et indépendant en cas de violences policières en manifestation doit être créé. En cas de manifestant blessé, dès un jour d’incapacité temporaire de travail, la saisine d’un organe d’enquête sui generis et indépendant est indispensable. Cet organe pourra se voir transmettre toutes les informations nécessaires, dont les vidéos enregistrées par les caméras placées sur les agents des forces de police. En cas de versions divergentes entre manifestants et policiers, les deux devront être présents aux audiences judiciaires, les confrontations en commissariat n’étant pas propres à satisfaire les objectifs de vérité. Il conviendrait également que de réelles statistiques officielles puissent être réalisées sur l’ampleur des violences en manifestation.
Ce n’est qu’à travers de telles évolutions qu’il sera possible de sortir de l’affaire Benalla par le haut.
Anthony Caillé
Secrétaire général de la CGT police Île-de-France