Le numéro 8 (été 2018) de la revue Les Utopiques, cahier de réflexions de l’Union syndicale Solidaires, est consacré à « antiracisme et question sociale ». Ce gros dossier parcourt presque tout le numéro, donnant à lire une réflexion à la fois exhaustive et pluraliste, des rappels historiques et théoriques, des comptes rendus de luttes, des outils militants.
Les Utopiques sont édités par Syllepse.
Le dossier complet comprend cependant plusieurs thèmes ou parties qui ont leur autonomie de lecture. A mon avis, on peut distinguer (en espérant que cette classification peut être utile au lecteur-trice) :
-le défi de la question antiraciste avec deux articles introductifs, sur le plan syndical, historique, et sur le plan des politiques d’Etat, avec en complément un retour historique sur les grèves d’immigrés dans l’automobile en 1983-84;
-le bilan des luttes de sans-papiers avec trois articles;
-deux articles sur les effets du colonialisme, sur l’esclavage et le travail forcé ;
-deux articles sur les violences policières « au faciès » ;
-trois articles différents sur la laïcité. A signaler que ces articles, tous issus du militantisme à Solidaires, ne sont pas sur la même approche. Il est rare qu’un syndicat ose mettre des débats internes sur la place publique sur ces sujets. C’est donc très positif;
-et enfin deux papiers sur les outils de formation sur ces sujets dans Solidaires, ainsi que des repères juridiques très pointus, notamment européens.
Deux autres articles en fin de numéro sortent de ce cadre : l’un sur le 1er mai 1988 (une bataille syndicale pour l’unité), et l’autre plus « stratégique » (Christian Mahieux et Pierre Zarka) sur les rapports d’indépendance conflictuelle entre syndicalisme et politique, article qui là aussi ouvre un débat à poursuivre.
- Théo Roumier (SUD Education, Solidaires Loiret) introduit le dossier avec ce titre : « L’antiracisme, c’est aussi une question syndicale ». Il redonne donc une dimension historique sur l’immigration, son entrée difficile dans le droit social et syndical « français » (ainsi les élections de délégués immigrés comme DP n’est acquise qu’en 1972), les évolutions et « métamorphoses » du racisme (depuis les violences contre les « italiens » en 1893 jusqu’à par exemple l’islamophobie récente). Il décrit les pièges d’un positionnement syndical antiraciste abstrait ou tellement général (« républicain », dit-il) qu’il devient aveugle à la réalité des inégalités ou discriminations réelles mais pas « nommées ». Il revient bien sûr sur la campagne odieuse dont SUD Education 93 a été victime pour avoir osé réunir « ponctuellement » des personnes « racisées » au cours d’un stage syndical. Il défend la double nécessité d’un « mouvement antiraciste autonome » s’autoorganisant et à soutenir, et d’une « autonomie du mouvement syndical » ayant ses propres positionnements sur ces questions et donc sa propre responsabilité. Eric Fassin (sociologue, Université Paris 8) aborde ensuite franchement la question controversée des politiques publiques et du « racisme d’Etat ». « Pour ma part-écrit-il- j’utilise assez peu l’expression « racisme d’Etat », parce « qu’elle peut prêter à confusion », notamment sur les intentions des « acteurs ». Mais il dénonce des pratiques précises et courantes comme relevant bien de ce racisme « institutionnel » ou « d’Etat », comme par exemple les contrôles au faciès ou l’attitude face aux Roms. Vincent Gay (enseignant en sociologie, militant FSU) restitue ensuite l’étude fouillée qu’il a faite sur les grèves d’immigrés dans les entreprises automobiles Citroën et Talbot en 1983-84, stigmatisées par le gouvernement de gauche Mauroy comme pilotées de l’étranger. Cependant, les positionnements syndicaux décrits (CGT et CFDT) ne concernent que la tactique de lutte, et peu les revendications des grévistes qui abordaient aussi leur liberté religieuse.
Sans-papiers : une lutte qui mériterait un bilan intersyndical
- Viennent ensuite deux articles très détaillés sur la lutte complexe des sans-papiers pour leur régularisation, notamment dans les années 2007 à 2010. L’article de Hervé Mazure relate l’expérience de Solidaires Finances publiques, avec un réseau unitaire d’autres organisations au départ (Droit Devant ! CGT Finances, 42 organisations en tout), qui dénonce le « racket » dont les travailleurs sans papiers sont victimes : ils payent des impôts, on leur envoie même leurs déclarations à remplir, mais on refuse de les reconnaitre jusqu’au bout, de leur délivrer des papiers parce qu’ils sont clandestins, non déclarés par leurs patrons. On prend leur argent, mais ils ne bénéficient pas des droits sociaux ! L’article de Sébastien Chatillon, de SUD Rail, retrace les étapes des grèves massives de sans-papiers, menées principalement par CGT et Solidaires, mais qui ont été soutenues un moment par un groupe de 11 organisations, dont la LDH, la FSU, la CFDT et l’UNSA. L’article décrit les limites des capacités syndicales dans ce type de luttes dévoreuses de temps militant. Il dénonce un comportement de la CGT qualifié de « confiscatoire » dans la conduite de l’action, refusant même aux sans-papiers de participer aux négociations avec les pouvoirs publics. Et il tire un bilan plutôt négatif de cette lutte (qualifiée d’« échec »), malgré des succès symboliques. Cette appréciation (peu connue jusqu’ici) nécessiterait de prendre le temps d’un bilan intersyndical sans doute extrêmement difficile à faire, car conflictuel. Toujours dans l’histoire des luttes des sans-papiers, passionnante est l’interview de Marie-Noelle Thibault, secrétaire de l’UD CFDT de Paris entre 1978 et 1981 (parue en 2002 dans la revue Plein droit du GISTI, Groupe d’information et de soutien des immigrés). Elle décrit une grève de la faim de jeunes travailleurs turcs du Sentier à Paris, en 1980, en vue d’obtenir la régularisation. La grève fut 100% victorieuse et suivie par plus de 1000 adhésions à la CFDT. Mais elle pointe un débat-clef fréquemment mené : faut-il régulariser des « individus » à partir de leur date d’entrée en France, ou plutôt des « travailleurs », pour les faire « sortir de la clandestinité » et assurer une solidité des droits ? Elle préconise nettement cette voie.
- Le dossier n’oublie pas le passé colonial qui ne « passe pas », en Afrique bien sûr, et aussi dans les Antilles, Guyane et Réunion. L’abolition en 1848 de l’esclavage ne met pas fin à une forme détournée de domination violente : le « travail forcé » dans les colonies, dénoncé dans une brochure collective de Solidaires, du collectif Outremer CGT, du Collectif représentatif des associations noires (CRAN) et partiellement résumée ici. Y est dénoncé « l’esclavage républicain », sous la férule de l’Etat colonial plutôt que « l’esclavage privé » qui sévissait autrefois : 20 000 morts pendant la construction du chemin de fer Congo Océan (1922-1928), par exemple, soit 57% des effectifs. Cette forme d’esclavage « à peine déguisé » dans le travail ne fut aboli qu’en 1947. La brochure demande que ce travail forcé et meurtrier soit « reconnu comme un crime contre l’humanité ».
- Les deux articles suivants traitent des violences policières du temps présent, avec l’intervention à la Bourse du travail de Saint-Denis le 25 mars 2018 de Farid El Yamni, dont le frère est mort dans un commissariat en 2012. C’était une journée contre les violences policières, avec de nombreux collectifs qui se constituent, dénonçant la police mais aussi les retards de la justice. L’affaire Adama Traoré (à la mémoire duquel une manifestation a eu lieu le 21 juillet dernier), mort étouffé en juillet 2016, est évoquée, de même que le viol de Théo, ou d’autres mutilations qui ne sont jamais reconnues et réparées, parce qu’il y a « tendance à rendre l’illégitime légal, plutôt que rendre l’illégitimité illégale ». Omar Slaouti, du Collectif Justice et Vérité pour Ali Ziri, constate dans l’article suivant que ces faits sont souvent « ignorés » même « dans les organisations de transformation sociale ».
Des approches différentes de la laïcité
La laïcité fait l’objet de trois articles avec des points de vue assez différents, ce qui n’est guère surprenant sur cette question dont la complexité est croissante aujourd’hui. Solidaires ne cache pas le débat. Le premier texte est signé Annick Coupé et Pierre Khalfa, fondateurs de SUD PTT, ex-animateur-trices de Solidaires. Il retrace l’histoire et le contenu de la loi de 1905 (y compris les diverses conceptions du laïc qui s’affrontaient alors), en explicitant clairement que la séparation du religieux et de l’Etat ne renvoie nullement la religion hors de l’espace public, cachée en quelque sorte dans la vie privée. Mais la religion catholique bénéficie quand même d’un privilège d’antériorité, avec des compromis sur les fêtes religieuses, ou l’entretien des édifices. L’islam était donc « impensé » à l’époque et de nouveaux compromis sont nécessaires, notamment pour « garantir » aussi l’exercice de ce culte. En conclusion, le texte constate les « écarts entre les idéaux de la république et la république réelle » (discriminations), qu’un recours « incantatoire » à la laïcité ne pourra pas résoudre, et encore moins dans une conception « identitaire » de celle-ci qui se répand.
L’article des militants de Solidaires industrie (Julien G., Francky Poiriez, Jérôme Lorton) veut privilégier « la primauté de la conscience de classe sur la religion ». Dans ce cadre, la laïcité se doit éviter des divisions dans le syndicalisme sous prétexte de religion, ce qui amène à un militantisme tendanciellement antireligieux que le compromis de de 1905 n’encourage pas. Selon ces camarades, une représentante syndicale ne doit pas « exhiber de signes religieux » (sans doute est-ce là l’évocation récente d’une militante de l’UNEF portant un voile). « Combat social et combat laïc forment un seul et même bloc », soutiennent-ils en invoquant un Appel en ce sens. Ils appellent à distinguer « signes » et « symboles », le signe étant selon eux porteur d’exclusion. Ils critiquent le fameux stage syndical organisé par SUD Education 93 (voir plus haut), et l’expression venue « tout droit des Etats-Unis », de travailleurs « racisés ». Ils s’inquiètent d’un danger de « communautarisme » dans les entreprises. Leur réflexion interpelle au sens où elle repose sur l’expérience syndicale, sur des cas de figure concrets dans l’espace de travail, et pas seulement sur le débat général au sujet des rapports nationaux religions/Etat.
Christian Mahieux (SUD Rail, Solidaires Val de Marne), auteur d’un troisième texte, s’efforce de restituer des « principes » communs, pour éviter des « ruptures » ou des « pièges » tendus dans le collectif militant. Il prend l’exemple de la campagne anti burkini de l’été 2016 comme typique d’une volonté « discriminatoire » et « raciste ». Par exemple, il ne faudrait pas selon lui laisser le combat antiraciste « aux seuls défenseurs de la religion » (l’islam par exemple), ni à l’inverse « abandonner la critique de la religion pour cause d’antiracisme ». Il pose une question décisive pour le syndicalisme et le combat émancipateur en général : « Au début du 20ème siècle, fallait-il considérer les campagnes antijuives comme de peu d’importance au nom de la lutte antireligieuse ? ». C’est là en effet une tentation qui revient souvent, au nom de la primauté de la lutte des classes et d’un matérialisme grossier.
- Enfin le numéro fait le bilan des stages de formation organisés sur ces problèmes par Solidaires conjointement avec la FASTI, avec un article de Fernanda Marucelli et Lola Chevallier (FASTI), ainsi que Sébastien Chatillon (SUD Rail) et Verveine Angeli (secrétariat Solidaires). L’article signale que l’action déjà engagée par Solidaires contre « les stéréotypes de genre » peut être un point d’appui pour aborder l’analyse du racisme dans les entreprises. L’article invite à s’emparer des évolutions législatives comme « l’action de groupe », par exemple contre les discriminations à l’embauche.
René Monzat, journaliste et militant antiraciste et antifasciste de longue date, conclut le dossier par une recension des outils juridiques, notamment européen. Il donne de longues citations utilisables directement des décisions de jurisprudence européenne (Cour de justice) et de la Cour de cassation en France, notamment sur le délicat problème du port du voile dans le secteur privé, et des discriminations qui en résultent, directes ou indirectes. Même chose pour les accords-cadres internationaux, par exemple pour contrôler les conditions de travail sur des chantiers tels que la Coupe du monde de football au Qatar. Il montre que les instances représentatives du personnel (IRP) peuvent et doivent jouer un rôle décisif, car le droit n’est rien s’il n’est pas activé.
Jean-Claude Mamet
A signaler aussi sur ce numéro l’article de Théo Roumier sur son blog de Médiapart:https://blogs.mediapart.fr/theo…/les-utopiques-n-8-antiracisme-et-question-sociale