Lors des « Assises pour la liberté du travail » du 13 janvier 2018, plusieurs responsables syndicaux ont participé au débat, dont Fabien Gache, délégué syndical central CGT Renault, et membre du secteur santé-travail de la CGT. Nous reproduisons ci-dessous son intervention et nous ferons de même pour toutes celles qui pourront nous parvenir.
ATTAC et fondation Copernic
Intervention préliminaire Fabien Gâche 3ème table ronde « Travail, entreprise et démocratie »
Assises pour la liberté au travail du 13 janvier 2018
Les bouleversements opérés au cours des 40 dernières années au sein des entreprises et leurs conséquences sur la nature des rapports sociaux (bien au-delà de l’Entreprise), posent avec acuité la question du rapport entre « Travail, Entreprise et Démocratie ».
L’extension de la logique marchande à toutes les activités humaines a été la pierre angulaire des politiques sociales et publiques des gouvernements qui se sont succédé et qui au fil de l’eau, se sont progressivement asservies aux exigences du capital, des multinationales, du patronat.
Et c’est parce que l’organisation « des solidarités » en tant que socle d’une communauté peut être un facteur de résistance à l’empire du marché, aux exigences actionnariales, que les mécanismes de « solidarité » ont été méthodiquement affectés dans un processus au long cours.
L’affaiblissement des systèmes de Sécurité sociale, l’obsolescence programmée des services publics et l’assassinat du Code du travail, des libertés collectives, syndicales et du droit à la négociation collective (voir les ordonnances Macron), s’inscrivent dans le retour d’un fonctionnement féodal de la société, où les assurances et la charité se substituent aux solidarités.
Fondamentalement, c’est la citoyenneté sociale, intrinsèque au système de solidarité, c’est l’appartenance à une communauté, qu’elle soit nationale, professionnelle ou familiale basée sur l’égale dignité des citoyens qui se trouvent démantelées. C’est le retour à la division du monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, entre ceux autoproclamés légitimes à décider et les autres à obéir.
Or la langue « managériale » distillée dans « l’entreprise » est un substrat de la novlangue néolibérale.
C’est là, dans l’entreprise, que s’est jouée et que se joue l’infiltration des thèses néolibérales administrées à hautes doses aux salariés et qui leur donnent à voir une seule vision du monde, celle du marché pour le marché.
Au cours des décennies passées, les organisations du travail ont été profondément repensées, elles sont éminemment politiques. Elles isolent, divisent, opposent, elles créent de l’incertitude économique et donc de la peur.
En lieu et place de coopération au sein des collectifs de travail d’une même entreprise, d’une même filière d’activité, c’est la rivalité entre salariés qui est organisée, entre catégories professionnelles, entre statut CDI/Intérimaires, entre salariés d’un pays à l’autre. Il faut être classé meilleur que les autres dans une compétition sans fin, écraser l’autre. Il faut être « la référence » du moment, susceptible de remporter ce que les autres pourront ne plus avoir… et c’est la haine de l’autre qui s’éveille. C’est d’abord là que les conceptions d’extrême droite prennent naissance.
C’est parce que le « Travail » peut être source d’émancipation, qu’il donne à penser sur les moyens et finalité de ce que l’on fait, de pour qui et du pourquoi on le fait, qu’il est frontalement attaqué.
Les salariés sont alors relégués à de simples exécutants passifs, où est niée leur intelligence, leur savoir-faire, leur sensibilité, toute l’humanité qu’ils apportent dans leur travail.
Nous sommes face à un processus de réification où le travailleur est réduit à un coût à supprimer. C’est le calibrage, la standardisation des comportements. Une stratégie où s’effondre le pouvoir de la parole, la capacité de penser pour n’exiger que l’exécution, et quand bien même elle s’oppose aux valeurs, à l’éthique des individus dans ce qu’ils sont contraints de faire.
L’intelligence des salariés est sollicitée dans le strict cadre de l’atteinte des objectifs de productivité et de profitabilité (la performance), tout en donnant l’illusion côté rue, de leur acquiescement au seul possible de la mise en œuvre de la stratégie d’entreprise décidée par ceux qui savent. C’est dans ce seul cadre que les salariés sont en permanence évalués, « pas pour produire du chiffre mais pour obtenir leur consentement ».
On infantilise les salariés, on leur offre un croissant, une pizza pour les remercier d’avoir dépassé leur objectif de productivité… Avant de leur annoncer la suppression de leur poste !
Ils sont totalement écartés des processus de décisions renvoyées à ceux qui seraient, les « experts » quand bien même elles impactent les questions sociales, sociétales et environnementales. La question de l’avenir du diesel par exemple, en est une belle illustration.
Un mécanisme donc, mis en œuvre au sein des entreprises depuis plusieurs décennies portant profondément atteinte à la santé de milliers de travailleurs. Au fond, un mécanisme pour un pouvoir patronal absolu. C’est la source de cette forme de « démocratie dégénérée » déployée au sein de la société et portée par un nombre croissant de « politiques », adepte de la novlangue managériale qui revendiquent et entendent « gérer le pays comme une entreprise ».
Le syndicalisme a donc une lourde responsabilité et notamment dans sa capacité à développer une pratique syndicale sur les lieux du travail, visant à reprendre la main sur « le travail » avec les salariés.
Sans reprendre ce qui a déjà été évoqué dans les tables rondes précédentes, une activité syndicale de terrain avec les salariés à partir de leur travail, dans la perspective de développer leur propre capacité de pensée, d’action, pour exercer une pression sociale susceptible d’inverser le cours des choses et de peser véritablement pour la prise en compte de l’intérêt commun.
Un travail syndical à partir d’un travail d’enquête sur les préoccupations quotidiennes des salariés pour élaborer collectivement avec eux, l’intervention syndicale bien en amont des institutions représentatives du personnel.
La CGT a depuis plusieurs congrès inscrits dans ces orientations ce que nous avons appelé la « démarche Travail ». Démarche qui pose fondamentalement la nature du syndicalisme que la CGT entend défendre. Dit sans doute un peu trop sommairement ici, une conception du syndicalisme non-délégataire, qui ne relève pas de l’avant-garde éclairée, mais qui s’inscrit dans un processus d’élaboration collective et résolument démocratique qui parte du réel, de ce que vit le monde du travail.
Mais le développement de cette pratique est sur un chemin semé d’embûches. Pour le dire vite, pour des raisons culturelles d’abord, inhérentes aux conceptions élitistes véhiculées par l’école et comme nous l’avons vu dans la plupart des sphères de la société, auxquelles le monde du travail n’a pas pu être hermétique. De la même manière, l’animation d’une discussion collective intégrant la diversité des points de vue ne s’improvise pas et demande un travail de formation syndical au long cours.
De la même manière, cette démarche syndicale est confrontée aux multiples obstacles des organisations du travail qui par nature vise à détacher les militants des salariés sous différentes formes : Turn-over incessant, isolement des élus, suppression des temps de pause et repas collectifs, incapacité de dialoguer avec les salariés sur le lieu de travail… Le tout couplé aux stratégies d’asphyxie des élus, noyés dans les réunions incessantes toujours plus éloignées du quotidien des salariés.
Les ordonnances Macron s’inscrivent dans cet arsenal patronal avec une ambition très clair de rendre impossible le travail syndical d’élaboration collective. Cette attaque simultanée au droit et libertés syndicales (baisse du nombre d’élus, d’heures…) et l’explosion des outils que constituent les CHSCT, les DP ou les CE vise à rompre tout lien organique entre les salariés et leurs représentants syndicaux.
Pour conclure, la capacité des organisations syndicales à mettre en mouvement l’ensemble de leur force syndiquée pour s’approprier cette démarche va être déterminante pour l’avenir du syndicalisme et in fine, pour la préservation de la santé des salariés et de leurs intérêts.
Mais les organisations syndicales (et l’ensemble des intervenants sur les questions du travail) vont devoir aussi faire preuve de cohérence et dans certains cas, sortir des déclarations incantatoires relatives à la nécessaire écoute des travailleurs sur leur travail lorsque dans le même temps et sous couvert « de dialogue social », elles réduisent l’intervention syndicale à la promotion des stratégies d’entreprises et participent à la distanciation entre les salariés et leurs représentants.