Dans l’article qui rend compte de l’atelier « Travail » lors des Assises sur la Santé et la Sécurité des travailleur-es (lire : http://syndicollectif.fr/?p=23587), nous évoquons l’intervention de Nathalie Argenson qui travaille dans l’hôpital de Nîmes. Merci à Thomas Coutrot (Association Travail et Démocratie) de nous avoir transmis son intervention complète et passionnante. Elle explique concrètement la « démarche travail » élaborée il y a quelques années dans la CGT.
Ci-contre Nathalie Argenson à Nimes
« Bien travailler pour bien soigner »
Ou encore : « Seuls les poissons morts nagent dans le sens du courant »
« Bonjour, je suis syndiquée et militante à la CGT depuis plus de 25 ans maintenant.
Je travaille au CHU de Nîmes, j’ai occupé les fonctions de ASH [note : agent de service hospitalier], puis d’AS [aide-soignante] pendant 22 ans avant d’opérer une reconversion professionnelle qui m’a permis de changer de grade et de fonction puisqu’aujourd’hui je suis positionnée sur un poste de chargée des conditions de travail à la Direction des ressources humaines (DRH). Je suis actuellement détachée à temps plein pour mon organisation syndicale.
Dans une activité de service, les salariè-e ont des objectifs bien différent de ceux des gestionnaires des établissements. Au service des autres, quand on ne peut pas bien faire son travail, quand la qualité n’est pas au rendez-vous, quand le service n’est pas rendu ce ne sont pas les gestionnaires qui prennent les retours de plein fouet, alors que c’est eux qui organisent le mal travail.
Au syndicat CGT du CHU de Nîmes, après un congrès, nous avons décidés de mettre en œuvre la démarche revendicative à partir du travail qui a été décidé au 50 -ème Congrès de la CGT à Toulouse. Elle est illustrée dans le petit carnet violet que voici. Pour la CGT du CHU elle s’est traduite par le slogan : « bien travailler pour bien soigner ».
Choisir comme objet « le travail » oblige à revoir la manière d’aborder les collègues. On ne s’y rend plus comme des militants qui auraient le « savoir », qui pourraient changer les choses, mais avec beaucoup d’humilité on va rencontrer les collègues en leur posant 3 questions :
- Comment vous travaillez ? Là on récolte bien souvent la plainte
- Comment vous aimeriez travailler ? Là les salarié-es sont intarissables, ils ont des propositions pour changer leur travail
- Qu’êtes-vous prêt à mettre en œuvre pour y arriver ? Et enfin à ce stade, on les invite à s’organiser, à se mobiliser pour gagner d’autres organisations de travail.
Pour ceux qui voudraient passer plus de temps sur ce concept, c’est un peu compliqué en si peu de temps, mais sachez que si cela a bousculé nos habitudes c’est simplement que nous sommes passés d’une démarche de délégation, à une démarche d’émancipation des salarié-es.
C’est quelque chose de troublant pour les salarié-es et pour les militant-es.
Les premier-es ont pris l’habitude qu’on ne leur demande jamais leurs avis sur leur travail, ou bien quand cela a été fait c’était pour traquer des « temps morts » et intensifier le rythme de travail, réduire les effectifs…
Pour les militant-es, c’est du coup se retrouver dans une posture extrêmement inconfortable, c’est aller dans un secteur et dire à ses pairs je ne sais pas ce qui se joue entre toi et ton travail, même si je fais à peu prêt la même chose que toi, je ne sais pas.
Mais cette construction revendicative à partir du travail est une arme redoutable. Si on laisse la parole aux salarié-es pour sortir des situations de travail délétères, comme je le disais plus haut ça permet leur émancipation. Qui est mieux placé qu’eux pour parler du travail réel ?
Alors que les organisations de travail sont de plus en plus individualisantes, partir de ce qui « occupe » les salarié-es sur leurs postes permet également de recréer du collectif, de gommer le genre, la couleur, le statut… En fait toutes les différences s’effacent, et un peu comme les mineurs des anciennes charbonneries de France et surement d’ailleurs, au fond on se retrouvent tous ensemble car on est tous noirs.
Avec cette démarche aider à la mobilisation d’un collectif sur le travail réel, et l’opposer aux gestionnaires, c’est imparable. Quel directeur d’établissement peut contester à son personnel l’exigence du bien travailler pour bien soigner ?
On évite aussi toutes les justifications du type, les budgets, les effectifs… On s’en moque, le problème réside dans le réel et pour sortir de ça, les agents mobilisés ont des solutions à proposer, à vous de gérer Mr le directeur, ce n’est pas notre boulot.
De plus permettre aux agent-es de prendre conscience de leur pouvoir d’action les rends plus forts, leur donne de l’espoir et crée les conditions idéales pour les unir.
Nous avons à notre actif plusieurs mobilisations qui se sont soldées à la faveur des salarié-es. Elles concernent seulement quelques services, mais à chaque fois elles ont rassemblé 100% du personnel.
J’ai choisi de vous présenter celle la situation du bloc obstétrical.
J’aborde celui-ci parce que les blocs obstétricaux sont gérés par une réglementation, celle-ci détermine l’effectif nécessaire et la victoire des sages femmes (SF) et des Aides soignantes (AS) a dépassé ce cadre, contraignant la direction à recruter.
Le bloc obstétrical est composé de 5 salles d’accouchements, dont une pour les césariennes, et 3 salles de pré-accouchements qui peuvent être utilisées comme salles « normales » si l’accouchement se précipite. Soit 8 salles en tout.
Le planning sur 24h respecte le décret qui dit que pour une moyenne de 2000 accouchements, l’effectif doit être composé de 3 SF en journée et 2 SF la nuit (12h). 3AS en journée, 3 le matins et 3 le soir ; (7h40), 2 AS la nuit (10h).
Les statistiques démontrent qu’il y a autant d’accouchements normaux et de césariennes de jour comme de nuit.
Quand une SF est appelée sur une césarienne, elle ne bouge pas de cette salle jusqu’à la délivrance qui peut varier entre 1h à 2h d’intervention.
Au regard de cette réalité, pourquoi faudrait-il 2 personnes la nuit et 3 le jour ?
C’est le point de départ de la contestation.
Il y a de plus en plus de patientes qui se retrouvent en attente sur des brancards dans les couloirs du bloc obstétrical. Pour les professionnels ce ne sont pas des conditions qui respectent leur dignité, et cela génère du stress important et de l’insécurité.
La nuit, elles sont donc 2 SF pour les 8 salles, et si une d’entre elle doit se détacher pour une césarienne, elle ne peut plus prêter main forte à sa collègue. (Si en plus c’est une naissance multipare, la présence de l’AS est indispensable, elle se retrouve également bloquée durant l’intervention). La SF restée hors salle de césarienne se retrouve seule avec 1 AS pour gérer 7 salles et les brancards qui peuvent se retrouver dans les couloirs.
En salle de naissance « normale », le binôme SF/AS est indispensable car quand la SF est gantée en stérile, elle ne peut rien toucher. C’est l’AS qui l’assiste pour replacer le capteur du monitoring, faire un appui sus-pubien et autres manœuvres de rotation pour aider le passage de l’enfant…
Les SF décident d’appeler la CGT, qui mets en place 1 HMI à laquelle participe massivement les personnels. L’introduction du contexte de présentation sur la démarche émane de leur discussion. Comprenez bien que si je suis en capacité de vous livrer ces éléments aujourd’hui c’est parce que nous avons posés les 3 questions déjà citées. Ce constat émane de la première question.
A la deuxième question comment aimeriez-vous travailler ? Elles répondent qu’il faut qu’elles soient 3 SF et 3 AS la nuit. Ce qui parait compliqué puisque le CHU respecte la réglementation selon le décret.
Et à la troisième question qu’êtes-vous prêt à mettre en œuvre pour y arriver ?
- Elles déterminent collectivement leur revendication : Être 3 SF et 3AS la nuit.
- Elles décident de faire une pétition dans le service, [les équipes de nuit refusent catégoriquement les nuits en équipe de 2 SF et 2 AS par mesure de sécurité].
- Elles veulent rencontrer la direction (DAM et DRH)
- Elles envisagent d’aller jusqu’à une grève « perlée » si nécessaire sur 1 heure par jours seulement.
La pétition sera signée par toutes les SF, toutes les AS, ASH et Auxiliaires de Puer, et par une majorité de médecins obstétriciens, anesthésistes et internes.
Elles ont été reçues, mais la direction met en place des groupes de travail et fait trainer en longueur. Les agents qui sont très formatés aux démarches institutionnelles respectent cette règle du jeu. La crise sanitaire viendra bousculer tout ça, et va contraindre la direction à ouvrir un bloc haute densité virale, et renforcer l’effectif en ajoutant 1 SF et 1AS. Les agentes de ce service vont pouvoir apprécier concrètement la qualité de leur revendication. A la fin de la crise sanitaire, la direction revient en arrière sur l’effectif, et les tensions reprennent au bloc.
Cette fois ci elles ne se laissent pas balader et impose leurs exigences avec le mouvement de grève tel qu’elles l’avaient décidées 1h sur 3 jours suivis à 99.8%, mêmes les collègues en repos, en CA appellent le service pour se déclarer grévistes.
Elles obtiennent satisfaction sur la 3éme SF dès le 1er jour de grève, la direction espérant diviser le personnel.
La construction du mouvement en appui sur le travail réel a permis à toutes de mesurer l’importance de la solidarité, et malgré une profession très corporatiste, les SF restent dans la bataille pour obtenir la 3eme AS. Au 3 -ème jours de grève, la direction lâche et les SF et AS du bloc gagnent.
La CGT fera quelques adhésions supplémentaires. Au bloc elle est reconnue pour l’efficacité de cette démarche.
Aux élections professionnelles de décembre 2022, seule la CGT monte une liste pour les SF au bloc obstétrical, FO n’y arrivera pas, nous prenons toutes les voix exprimées.
Au CHU de Nîmes de 2019 à 2024, l’effectif des adhérents est passé de 249 à 309 avec un turn over du personnel hospitalier de plus de 20% chaque année.
Nous sommes le seul syndicat qui a progressé aux dernières élections professionnelles, et nous continuons à gagner des batailles revendicatives services par services.
Alors que la CGT du CHU de Nîmes n’est pas majoritaire, nous parvenons à créer des intersyndicales sur la base des revendications des salarié-es.
Cette démarche revendicative à partir du travail est encore trop méconnues dans la CGT.
Le syndicalisme ne progressera pas s’il ne s’implique pas sur le contenu, le sens et l’organisation du travail.
Changer le travail c’est permettre de trouver des conditions de vie sociales et environnementales à la hauteur des enjeux attendus.
C’est aussi changer la société par une rupture autre que le repli sur soi et le vote extrême droite
C’est un sacré pied de nez à la fatalité.«