Avec la parution du livre de Baptiste Giraud : « Réapprendre à faire grève » (PUF, 2024), le débat est relancé (lire son interview dans Rapports de force: http://syndicollectif.fr/?p=24748). Ci-dessous le commentaire et point de vue d’Etienne Penissat, sociologue des mouvements sociaux, paru dans la revue en ligne Contretemps. Il appelle à sortir de la « mythologie » de la « grève générale » qui ne dépendrait que d’un « appel clair » des directions syndicales. Mais le livre est surtout centré sur des conflits de terrain dans le commerce à Paris animés par l’Union Syndicale CGT .
Sortir de la mythologie, organiser stratégiquement la grève
Un an après le mouvement social contre la réforme des retraites de 2023, le livre de Baptiste Giraud tombe à point pour repenser stratégiquement les conditions de la généralisation des grèves. Malgré sa puissance numérique, sa durée et la légitimité des mots d’ordres syndicaux dans l’opinion, la mobilisation de 2023 s’est soldée par un échec faute d’extension des grèves au-delà de quelques bastions du mouvement ouvrier (cheminot·es, raffineurs, ouvrier·es de l’énergie). Elle a confirmé les difficultés des syndicats à mettre en mouvement autrement que par la manifestation et la pétition des pans entiers du salariat, à commencer par ses segments subalternes féminisés et racisés[1].
Critiquant la stratégie de l’intersyndicale centrée sur l’organisation de grandes manifestations et un appel à « arrêter le pays » (7 mars) sans lendemain, certaines organisations militant·es et figures de la gauche radicale, à l’image de Frédéric Lordon, ont vite fait de considérer qu’il n’avait manqué qu’un appel « clair » et « centralisé » à la « grève générale » de la part des « directions syndicales » pour que cette « solution logique » s’applique et rende gagnable un « mouvement imperdable »[2]. Le mérite de ce livre est de chercher à répondre à la question des conditions contemporaines de la grève et de sa diffusion, non pas dans le ciel des idées et des discours de tribune mais par l’enquête auprès des syndicalistes et des salarié·es.
Enquêter la grève… quand elle est absente (ou presque)
Basé sur une enquête ethnographique menée pendant deux ans auprès de l’Union Syndicale Commerce[3] de la CGT Paris dans les années 2000, l’ouvrage[4] explore comment la grève, outil historique du mouvement ouvrier, est réinvestie, enseignée et adaptée aux réalités des secteurs précaires tels que l’hôtellerie, la restauration rapide, la logistique et le commerce de détail. En effet, si ces secteurs se distinguent par une faible implantation syndicale, ils sont en revanche les principaux pourvoyeurs d’emplois loin devant l’industrie. A Paris, ils représentent par exemple deux tiers des 4 millions d’emplois en 2020. Cette approche complète les travaux que Baptiste Giraud avait menés, avec d’autres chercheur·ses, sur les usages de la grève et ses transformations en France[5].
L’enquête articule deux scènes d’observation. D’abord, une étude de « la grève en son absence ». Baptiste Giraud nous plonge au plus près des permanents[6] de l’US Commerce dans leur travail de syndicalisation, de formation et de mobilisation de syndiqué·es et de salarié·es dans des entreprises où le recours à la grève est rare.
« Cette stratégie de recherche donne la possibilité de saisir in vivo ce que la grève peut avoir d’étranger pour des militants fussent-ils membres de la CGT, et les mécanismes de socialisation militante qu’implique l’apprivoisement de ce mode d’action » (p. 30).
Par ce biais, il saisit les freins matériels, organisationnels et humains mais également les formes d’autolimitation et d’inhibition des militant·es dans le recours à la grève. Elle est complétée par l’étude détaillée de trois longues grèves : l’une de femmes de chambre dans un hôtel d’une chaine de luxe, une autre d’ouvrier·es dans un entrepôt logistique d’une grande enseigne de chaussures et enfin une dernière auprès d’employé·es et de livreur·ses dans une pizzeria d’une multinationale de la restauration rapide.
Du capital collectif et organisationnel de la CGT et de ses limites
Le livre rend compte de « la puissance des résistances patronales à la grève ». Dans ces entreprises, les syndicalistes de la CGT font face à un « despotisme patronal » caractérisé par une gestion domestique de la main d’œuvre, la personnalisation des rapports de pouvoir et des stratégies antisyndicales particulièrement agressives. L’implantation syndicale y est d’autant plus difficile à construire que les salarié·es subalternes sont fortement précarisé·es et que les lieux de travail sont dispersés ce qui ne favorise pas la stabilisation des collectifs de travail tout en rendant particulièrement coûteuse les campagnes de syndicalisation.
Le premier enseignement de l’enquête est que pour faire face à cette configuration, les ressources financières et humaines de la CGT sont particulièrement limitées. La Fédération du Commerce, des Services et de la Distribution ne peut s’appuyer que sur 8 permanents pour 100 professions, 80 conventions collectives et 5 millions de salarié·es. Sur Paris, l’US Commerce repose au moment de l’enquête sur 3 permanents pour plus de 2 millions de salarié·es dans son périmètre de syndicalisation.
La faiblesse du nombre de permanents est d’autant plus préjudiciable que dans ces entreprises l’absence de syndiqué·es est fréquente et que lorsqu’il y en a, les militant·es sont isolé·es. De ce fait, les permanents syndicaux jouent un rôle essentiel pour syndiquer, former au droit et à l’action syndicale et accompagner les luttes. Contraints d’assurer une grande diversité d’activités et de responsabilités, ils disposent au final de peu de temps pour animer les bases syndicales locales, ce qui limite considérablement les interactions avec les syndiqué·es et les délégués syndicaux·ales. Les échanges se font principalement par téléphone, accentuant l’impression d’une CGT fonctionnant davantage comme un label qu’un véritable collectif intégré. Ce constat est aggravé par le fort turnover des militant·es d’entreprises qui épuise les ressources humaines de l’US Commerce.
Cette situation illustre les contradictions du syndicalisme de luttes prôné par la CGT. Si d’un côté, les luttes et la grève demeurent centraux dans les débats et les discours, les moyens nécessaires pour les construire font finalement assez peu l’objet d’une véritable politique organisationnelle partagée et planifiée. Baptiste Giraud souligne par exemple que l’absence d’une caisse de grève centralisée avec des moyens conséquents handicape le soutien aux grévistes lorsque le patronat du commerce et des services mobilise des ressources financières et humaines conséquentes pour laisser « pourrir » les grèves tout en minimisant leur coût économique. Il montre également que la solidarité entre les syndicats et les différentes structures de la CGT (fédérations, unions départementales et locales) sont particulièrement difficiles à organiser. Les tensions sont nombreuses entre les « grosses fédérations » et les structures qui comme l’US Commerce tentent d’organiser le salariat précaire. Au-delà du déclin des « bastions » de la CGT, la concurrence entre luttes, amplifiée par l’autonomie des structures locales, complique la coordination et la mutualisation des ressources. La dispersion des efforts limite la capacité de l’organisation à structurer une réponse cohérente et durable aux défis posés par la fragmentation des entreprises et des conflits sociaux. Un constat s’impose : les rapports de forces internes à la CGT restent un obstacle à la syndicalisation dans ces entreprises.
Face à ces contraintes organisationnelles qui les obligent à pratiquer « un syndicalisme de pompiers », les permanents de l’US Commerce adoptent une approche pragmatique dans la gestion des conflits sociaux, cherchant à rationaliser l’usage de la grève. L’objectif est d’éviter les affrontements mal maîtrisés (« ne pas aller au casse-pipe »), trop coûteux en ressources financières et humaines. Les débrayages, plus simples, sont privilégiés, surtout lorsqu’un certain rapport de force existe avec l’employeur sur le site. Ces actions ciblées permettent parfois d’obtenir des victoires significatives au niveau d’un établissement. En revanche, les permanents et les délégués syndicaux demeurent le plus souvent dans l’incapacité d’étendre ces mobilisations aux différents sites de ces grandes entreprises. La stratégie de l’US Commerce reflète alors une adaptation aux réalités d’un secteur fragmenté où les dynamiques syndicales sont disparates et les ressources limitées.
« Chez nous, tu ne peux pas y aller comme des bourrins »
L’asymétrie des ressources entre patronat et syndicat est un défi de taille, mais les responsables syndicaux doivent également composer avec des salarié·es dont les réalités de travail et les dispositions à l’action syndicale sont éloignées de leur culture syndicale. L’un des points forts du livre réside dans l’analyse approfondie des ajustements nécessaires des permanents pour évoluer dans ces contextes professionnels.
Les désajustements se manifestent dans les tensions entre les syndiqué·es et délégué·es syndicaux·ales issu·es du secteur du commerce et des services et les responsables syndicaux des unions locales (UL) et des grosses fédérations qui sont en général plus politisés, issu·es de franges du salariat plus stables et dans des secteurs (fonction publique, industrie lourde, rail, etc.) où la pratique de la grève est souvent un rituel maîtrisé. Par exemple, une déléguée syndicale d’un magasin de vente d’une boulangerie industrielle en témoigne à travers la multiplication des incompréhensions rencontrées avec les responsables de la fédération de l’agroalimentaire à laquelle son syndicat est affilié. Bien que politisée à l’extrême gauche, elle prend ses distances avec des pratiques syndicales qui lui semblent inadaptées à la réalité de son lieu de travail : « Ce sont des gens super bien, très combatifs…Mais ils viennent tous de grandes boites avec pas mal de syndiqués, et ils connaissent pas ça. Et quand ils voulaient m’aider, ils débarquaient dans le magasin comme ils débarquaient dans l’usine en faisant beaucoup du bruit, en interrompant tout le monde. Pour eux, il n’y a que la grève qui existe. Pour eux, c’est ça la lutte syndicale, ce n’est que ça. Bon, ça ne correspond pas du tout à la réalité du magasin et aux gens qui y sont. » (p. 95).
De leur côté, les permanents de l’US Commerce sont mieux armés pour percevoir ces désajustements et, en conséquence, adaptent leurs stratégies en intégrant les spécificités des salarié·es du commerce. Ils cherchent alors à faire valoir leurs savoirs et leurs compétences au sein de la CGT mais leur poids y demeure marginal. Ils peinent à convaincre les autres structures de « réapprendre » à faire grève en tenant compte des contraintes spécifiques liés à l’organisation capitalistique et aux politiques patronales de ces entreprises.
Les désajustements se retrouvent également entre permanents de l’US Commerce et syndiqué·es de base. Ils se manifestent par des tensions entre deux registres de l’action syndicale : un militantisme de guichet et une pédagogie militante politisée et combative. En effet, le syndicat est avant tout perçu par ces salarié·es comme un intermédiaire juridique, un recours pour faire respecter leurs droits. Beaucoup rejoignent les syndicats dans cette optique de protection, devenant progressivement des militant·es capables de défendre leurs droits mais en gardant une certaine distance avec le caractère revendicatif et collectif du syndicalisme de la CGT. Baptiste Giraud montre alors le travail, peu visible et fastidieux, de socialisation de ces adhérent·es et des délégué·es d’entreprise au militantisme syndical. Cela passe notamment par l’utilisation des locaux syndicaux comme lieux de sociabilités et par l’organisation de stages de formation. Ces initiatives visent à produire un sentiment d’appartenance de classe, tout en donnant une cohérence politique aux luttes en unifiant l’analyse des politiques patronales et les revendications. Elles s’opposent aux lectures individualisées ou psychologisantes des conflits, pour mieux ancrer ces derniers dans une perspective collective et anticapitaliste.
Les difficultés rencontrées par les permanents ne relèvent donc pas seulement des moyens à leur disposition pour agir et syndiquer dans des déserts syndicaux mais également des conditions d’intégration des syndiqué·es et des délégué·es syndicaux·ales dans des collectifs militants élargis, unifiés sur des mots d’ordres et disposés à faire grève. Autrement dit, pour la CGT il ne s’agit pas seulement de débloquer les freins liés à la précarisation du salariat mais aussi de transmettre un habitus syndical et politique à des syndiqué·es dont les trajectoires sociales et professionnelles témoignent souvent d’une faible expérience de l’action collective.
Les fragilités de l’accumulation primitive de capital militant ou les enjeux de l’apprentissage de la grève
En effet, les syndiqué·es et les délégué·es syndicaux·ales enquêté·es par Baptiste Giraud manquent singulièrement d’expérience pratique de la grève. Ainsi, ce délégué syndical qui après avoir fait débrayer des salarié·es d’un grand magasin parisien, se retrouve sur le piquet de grève démuni, sans mégaphone, sans pétition, sans tracts et sans savoir comment prolonger son audace initiale : « Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? » demande-t-il à un permanent ? « « Parce que les mecs [les salarié·es], ils me demandent ce qu’on va faire maintenant. Je ne sais pas quoi dire et quoi faire moi… » (p. 74). Ou encore ces deux déléguées d’une grande enseigne de vente de cosmétiques qui, toutes surprises d’avoir réussi un débrayage de quelques minutes, paniquent face au patron qui leur explique, de façon volontairement erronée, que la grève est illégale parce que déclenchée sans préavis et face à leurs collègues pour transformer le mécontentement en revendications crédibles. Pourtant, sous certaines conditions, le travail d’ajustement des permanents aux organisations de travail et aux dispositions des salarié·es permet de faire émerger une « micro-conflictualité gréviste » et même dans certains cas des grèves longues.
Les grèves analysées présentent plusieurs points communs en dehors du fait qu’elles concernent des salarié·es subalternes (employé·es, ouvrier·es). D’abord, elles sont l’expression d’un ras le bol et d’une demande de dignité face à des décisions brutales des patrons. « L’intensification des contraintes organisationnelles et managériales » (réorganisation du travail, mise en place d’un management agressif, passage en franchise) s’imposent aux salarié·es sans arrangements possibles et provoquent une rupture de l’« économie morale paternaliste » qui existaient avant ces changements. Pour autant, la grève ne se déclenche jamais de façon spontanée. Même si pour la plupart des syndiqué·es et des salarié·es elle marque la première expérience d’un arrêt volontaire de travail, son irruption repose en premier lieu sur des solidarités préexistantes entre collègues. Peu propices au syndicalisme et à l’action collective, ces petits et moyens établissements favorisent en revanche des sociabilités et parfois des solidarités entre salarié·es qui sont activées dans l’action collective. Baptiste Giraud montre également le rôle que peuvent jouer les solidarités communautaires ou fondées sur l’expérience des discriminations raciales (p. 247-248). De ce fait, les grèves sont toujours majoritaires dans les unités de travail concernées. En second lieu, le recours à la grève prend appui sur un travail minimal de préparation entre les permanents de l’US Commerce et des « leaders », institués (délégués syndicaux) ou informels, ne serait-ce que pour coaliser les mécontentements et les transformer en une plateforme revendicative. Dans les trois conflits étudiées, l’action collective est rendue possible par des délégué·es « officieux » doté·es d’une grande légitimité auprès de leurs collègues sur la base de leurs compétences professionnelles ou d’une socialisation politique ou militante préalable. Ces observations conduisent à sortir d’une vision statique des ressources dont disposent les salarié·es et les syndicalistes.
Enfin, les permanents de l’US Commerce jouent un rôle indispensable pour soutenir « l’économie morale et matérielle de la grève ». En amont pour identifier les leaders informels, donner confiance et légitimité, transmettre des savoirs militants, reformuler les griefs en revendications à l’image des community organizers dans les quartiers populaires américains[7]. Puis pour politiser les conflits et convertir des grèves d’indignation en mouvements critiques de l’ordre économique, anticiper les mauvais coups patronaux et les coûts de la grève, encadrer le piquet de grève, rassurer les salarié·es lorsque le patron menace ou qu’une décision de justice tombe en défaveur des grévistes. Bref, c’est dans l’action que s’opère la formation de ces néo-grévistes aux stratégies de la lutte et de la négociation. Sans leur présence et leur savoir-faire, ces mobilisations n’auraient pas vu le jour ou pas pu tenir dans le temps.
Toutefois, l’enquête montre également la grande fragilité de ces mobilisations. Si elles sont majoritaires sur les lieux de travail, ces grèves sont toujours minoritaires à l’échelle de ces entreprises de grande taille ce qui amenuise systématiquement le rapport de force avec l’employeur. Une fois passée l’euphorie des premiers jours de grève et du sentiment d’émancipation de la domination patronale, les grévistes sont rapidement isolés. Ceci d’autant plus que du fait des conditions de vie et de ressources des salarié·es, les modes d’engagement dans la grève sont très inégaux. Si certain·es grévistes peuvent s’appuyer sur la caisse de grève et/ou sur les solidarités familiales pour tenir, beaucoup adoptent des stratégies d’exit professionnel en cherchant un emploi ailleurs. La volonté des directions patronales de ne pas plier et les moyens mobilisés pour y parvenir (parfois plus coûteux que la satisfaction des revendications) mettent à l’épreuve la résistance économique et morale des grévistes. Les divisions entre ceux/celles qui participent activement et ceux/celles qui adoptent une posture plus attentiste se creusent rapidement. Les solidarités extérieures à l’entreprise peuvent intervenir positivement mais demeurent ponctuelles et limitées du fait en partie des freins organisationnels internes à la CGT. Il est par exemple quasi impossible de mobiliser suffisamment de soutiens pour perturber le fonctionnement des autres sites de ces entreprises. Quant aux stratégies de médiatisation ou de judiciarisation des conflits, elles sont coûteuses et aux rendements trop peu aléatoires pour en faire un levier systématique du rapport de force.
La sortie de grève représente alors souvent un moment de frustration pour les salarié·es, surtout lorsque les résultats obtenus ne correspondent pas à leurs attentes initiales. Là encore, l’intervention des permanents est importante dans cette phase pour valoriser les gains, même modestes, et organiser une sortie collective de la grève afin d’éviter les stratégies individuelles qui faciliteraient par la suite la répression patronale. Si, comme d’autres enquêtes l’ont montré, l’expérience de ces grèves produit des effets de politisation et d’émancipations de ces salarié·es, Baptiste Giraud montre également le caractère contingent de ces effets d’apprentissage en lien avec les expériences vécues de la grève. Seul·es quelques grévistes maintiendront voire renforceront leur activité militante par la suite.
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Cet ouvrage démontre qu’il ne suffit pas d’être en colère contre son patron ou d’être appelé par le syndicat pour devenir gréviste. Cette pratique de lutte requière des ressources collectives mais aussi une socialisation aux savoirs et savoir-faire syndicaux. Cet apprentissage ne concerne pas que les salarié·es et syndiqué·es de base. Réapprendre à faire grève est un impératif organisationnel pour les syndicats qui, comme la CGT, défendent un syndicalisme de luttes. Or, comme le souligne Baptiste Giraud,
« la diversité des configurations de lutte étudiées met en lumière les limites de la capacité de ces représentants locaux de la CGT à transformer ces mouvements de révoltes contre l’autoritarisme patronal en un levier efficace d’acculturation aux pratiques de la lutte syndicale » (p. 336).
Le tableau contrasté qui ressort de l’enquête ne conduit ni au fatalisme, ni à la résignation mais à la nécessité de penser les conditions de la grève et de sa généralisation en lien avec l’efficacité des politiques organisationnelles. Sous cet angle, l’enjeu est autant celui des discours et des appels que des moyens financiers et humains ainsi que des modes d’organisation des solidarités entre syndicats et entre structures de la CGT tournés vers la construction des mobilisations des fractions précaires des classes populaires, qui sont souvent également féminisées et racisées et dont le poids numérique et économique est central dans le capitalisme contemporain. Ce livre invite également les organisations syndicales à penser stratégiquement la fabrique des syndicalistes dans un contexte de crise de la transmission des savoirs et savoir-faire militants. La formation politique des syndiqué·es, l’inculcation des pratiques de la grève et du syndicalisme, l’intégration des novices dans des collectifs militant·es, le choix de leaders et de responsables syndicaux ancrés dans les nouvelles réalités de travail des classes populaires, les outils de diffusion des grilles de lecture critiques de l’ordre économique sont d’autant plus déterminants que les unités de travail sont dispersées, que le salariat est fragmenté et que les médias sont concentrés dans les mains des grands groupes capitalistes. Bref, réapprendre les pratiques de la grève.
Notes
[1] https://www.contretemps.eu/face-a-macron-forces-et-limites-des-strategies-syndicales/. Sur les évolutions de la grève en France : https://shs.cairn.info/revue-mouvements-2020-3-page-11?lang=fr
[2] https://blog.mondediplo.net/vouloir-perdre-vouloir-gagner
[3] L’US Commerce est une structure territoriale à l’échelle parisienne qui regroupe les syndicats du secteur du commerce et de la distribution mais aussi beaucoup de syndiqués isolés. Elle est pensée comme une structure d’appui et de fédération de ces bases syndicales.
[4] L’ouvrage est une version remaniée et actualisée de la thèse soutenue par l’auteur en 2009 intitulé Faire la grève. Les conditions d’appropriation de la grève dans les conflits du travail en France.
[5] Voir notamment https://www.contretemps.eu/greves-conflits-travail-france-1/
[6] Comme ce ne sont que des hommes dans l’enquête de Baptiste Giraud, je ne féminise pas.
[7] https://www.contretemps.eu/organiser-mobiliser-classes-populaires-community-organizing/. Voir le CR https://www.contretemps.eu/organiser-mobiliser-classes-populaires-community-organizing/. Sur l’importation de l’organizing en France, y compris dans l’univers syndical voir le texte de Karel Yon : https://shs.hal.science/halshs-03098356