Le 9ème congrès de l’Union syndicale Solidaires s’est tenu à Toulouse Labège du 22 au 26 avril 2024. Solidaires fêtait en même temps ses 25 ans d’existence. Un débat important s’est tenu sur son action et sa place dans le paysage syndical. Un renouvellement s’est également produit sur ses deux co-déléguées nationaux. Simon Duteil a cédé cette fonction à Julie Ferrua (Sud Santé-Sociaux), et Murielle Guilbert (Solidaires Finances publiques) est maintenue pour un mandat. Deux femmes représentent donc maintenant l’Union syndicale Solidaires.
ci-contre les deux co-déléguées nationales
Indépendance ou isolement?
Jean-Claude Mamet
Après le mouvement social de 2023, ce congrès important faisait le point sur l’évolution de l’Union syndicale Solidaires, officiellement constituée en 1998. Un numéro entier des Cahiers de réflexions de Solidaires : Les Utopiques (N° 25-printemps 2024) revient en détail sur cette histoire. J’insiste ici sur cet anniversaire, car la naissance de Solidaires comme « union interprofessionnelle » est le résultat d’un processus débuté en 1989 par SUD PTT mais aussi bien plus loin dans le temps en 1981 par le « Groupe des Dix », composé de syndicats dits « autonomes » dont l’histoire remonte à la scission CGT de 1947-48. Il s’agit donc de bien « nommer » les choses. Cette « union interprofessionnelle » fondée en 1998 est certes le fruit d’une « évolution » (terminologie préférée du congrès), mais tout autant d’une véritable « recomposition » entre le processus des SUD et celui du Groupe des Dix, ce qui n’allait pas de soi. Le mot « évolution » semble avoir la préférence des délégué-es dans ce congrès pour décrire l’évolution syndicale actuelle, mais on voit tout de suite qu’il semble euphémiser les débats de la propre histoire de Solidaires…
Evidemment ce congrès avait d’abord pour ordre du jour de faire le point sur la situation générale (résolution N°1), sur les orientations revendicatives (résolution N° 2), et sur Solidaires comme « outil syndical » (résolution N° 3), sa fonction, son rapport à l’intersyndicale et la lutte de 2023, son projet face aux discussions entre la CGT et la FSU, avec dans la foulée les méthodes propres de construction de l’Union. Je n’ai pu suivre réellement que ce troisième débat.
Soulignons une fois de plus pour nos lecteurs-trices un point clef de tous les congrès de Solidaires : l’essentiel des débats se déroule en commissions, réunies en parallèle sur chaque résolution. Chaque structure (syndicat, fédération, union) y envoie des délégué-es représentant les débats et amendements souhaités. Le but du débat en commission est d’aboutir à un consensus sur les formulations d’amendements déposés par les syndicats, fédérations nationales, ou unions interprofessionnelles locales. Ce n’est qu’en l’absence de consensus en commission que les assemblées plénières du congrès sont appelées à voter (avec une règle impitoyable des deux tiers des voix nécessaires dans les deux collèges : à la fois les syndicats professionnels nationaux et les unions départementales). La vie et le travail des commissions du congrès est donc très important. Ces longs échanges permettent de comprendre les considérants des positions exprimées pour modifier les textes, de mieux « sentir » l’expérience de chaque structure, grande ou petite. Car s’il y a un vote final en plénier, la règle est : « une structure, une voix » (même si cette règle a été cette fois remise en cause par certain-es, minoritaires). Ces procédures exigeantes, parfois déroutantes pour d’autres cultures syndicales, ont certes des inconvénients. Mais elles ont surtout l’avantage de contraindre à l’écoute, au respect mutuel, et la recherche du dépassement par le haut des clivages que les procédés « majoritaires » de décision (majorité simple, ou 50% des voix plus 1) ont tendance à évacuer. Le récent congrès de la CGT a d’ailleurs montré qu’une majorité de quelques voix en plus ou en moins (selon les statuts CGT) par rapport aux voix « exprimées » ne permet pas de réellement trancher les problèmes. Dans les discussions avec la FSU (où il faut même 70% des voix pour une décision), la CGT admet qu’une vraie décision nécessite un large accord collectif, sous peine de perte de légitimité. C’est d’ailleurs probablement une procédure consensuelle qu’une « recomposition » du syndicalisme serait sans doute obligée de respecter, peu ou prou, pour avancer ou empêcher qu’une minorité ne se sente écrasée par un bloc plus massif. Mais c’est une autre histoire !
Le rapport de force de 2023 et l’intersyndicale
Le premier débat de la résolution N° 3 a porté sur le bilan de 2023 et les raisons de la « non-victoire ». Il faut rappeler que Solidaires avait clairement appelé à la reconduction des grèves après la journée « France à l’arrêt » du 7 mars, à l’appel de l’intersyndicale complète. La CGT avait des formules plus ambiguës, mais plusieurs fédérations importantes étaient positionnées de la même façon (cheminots, chimie…). Or cela n’a pas abouti même si d’autres journées ont été également été très massives, et que le mouvement a ensuite pris une tournure plus « politique » (49-3). Comment expliquer cet échec de la généralisation ?
Ce débat a traversé tout le syndicalisme et toutes les forces mobilisées. Le document initial de Solidaires rappelait que l’unité intersyndicale large a été « déterminante pour la bataille de l’opinion publique », et pour conforter « la légitimité du mouvement syndical ». Dans la commission du congrès, l’analyse se partage grosso-modo en deux points de vue sur l’intersyndicale à huit. Plusieurs structures (dont SUD Industrie- SUD Santé-sociaux- SUD PTT étant plus nuancée…) défendent l’idée que l’intersyndicale large ne vaut vraiment que si « elle est utile au rapport de force ». Certes elle a permis de bien « démarrer » le mouvement, mais a « empêché ensuite son accélération ». Pour l’avenir, ces analyses appellent à savoir « s’affranchir » du cadre unitaire et prendre des initiatives indépendantes, par exemple avec d’autres « collectifs » de lutte (issus d’assemblées par exemple). Ou encore à débattre d’un pôle intersyndical plus restreint mais plus dynamique autour de la CGT, la FSU et Solidaires. Ce à quoi SUD PTT répond que l’hypothèse de « deux types d’intersyndicales, l’une large, l’autre plus radicale, n’est pas possible ». Au sens de : pas praticable.
D’autres structures, notamment Solidaires Finances publiques, et aussi SUD Education (qui semble en évolution sur ces sujets) et SUD Rail (notamment dans des batailles d’amendement en séance plénière), ne partagent pas ces approches. Elles mettent surtout l’accent sur « nos propres carences d’implantation ». SUD Education explique que « l’intersyndicale ne pouvait pas faire plus », et que la question est de « réussir la grève par la base », si on veut « dépasser » les limites rencontrées (renvoyons ici à notre propre analyse du mouvement de 2023, en réponse à des débats similaires : http://syndicollectif.fr/?p=21952).
Le tabou de la « recomposition »
Au-delà du débat sur l’unité d’action et sur l’intersyndicale, et comme c’était prévisible bien avant le congrès, celui-ci n’a quasiment rien proposé pour faire évoluer le paysage syndical. Pire : parfois au nom de « l’indépendance » revendiquée (face au fantasme d’une CGT voulant engloutir d’autres syndicats), on peut craindre un vrai danger de repli et d’isolement dans la durée.
Il y a là un paradoxe qui mériterait une analyse approfondie. En effet, comme je le rappelle plus haut, l’Union syndicale Solidaires est bien le résultat d’une « recomposition », il est vrai dans une période de luttes plus offensives (années 1990-2000). Mais plus près de nous, c’est au 8ème congrès de l’automne 2021 que la direction d’alors avait soumis, au dernier jour du congrès (qui n’avait pas du tout cette question à l’ordre du jour), une motion d’actualité qui prenait position pour une « recomposition » syndicale unitaire « par la base », notamment dans le but de faire face à la menace de l’extrême-droite, déjà bien réelle. Phillipe Martinez (CGT) avait lui-même repris cette terminologie de manière offensive dans son intervention au congrès de Metz de la FSU en février 2022, aux côtés des co-délégué-es de Solidaires, Simon Duteil et Murielle Guilbert. La FSU a poursuivi sur cette lancée en adoptant la proposition d’un « nouvel outil syndical » commun avec la CGT, Solidaires et la FSU, en ajoutant : « sans exclusive ». Mais on sait que le 53ème congrès de la CGT en mars 2023 a mis le holà à cette perspective, certes très insuffisamment préparée en amont, mais aussi sous la poussée d’un repli identitaire. D’un certain point de vue, Solidaires connaît sur cette question une involution similaire à la CGT, en ayant constaté avant son 9ème congrès que bien des structures ne se reconnaissaient pas dans la dynamique lancée en 2021. Dans les travées du congrès, il se dit que la CGT a brisé l’élan sur ce point, comme sur sa participation au collectif Plus jamais ça (devenu Alliance écologiste et sociale, dont Solidaires fait une priorité « stratégique »). Certes, mais tout réduire à la CGT est un peu court. Ou alors cela conduirait plutôt à renforcer des propositions en sa direction, pour la faire bouger, ce que Solidaires reconnaît ne pas être en mesure de faire.
Les porte-parole de Solidaires expliquent régulièrement que l’Union syndicale « n’a jamais considéré son existence comme une fin en soi ». C’est encore écrit dans le document initial de la Résolution N°3, qui appelle à un « débat profond », seul point réellement adopté au congrès à ce sujet. Le document prenait aussi la précaution d’ajouter que dans une « recomposition » (mais le mot a été remplacé par « évolution »), « une simple absorption ou fusion dans une structure existante ne peut avoir ce sens » (celui d’une vraie « recomposition »). Certes mais cette mise en garde ne s’accompagne pas à ce stade d’une méthode pour avancer en l’évitant.
Dans une interview à Médiapart avant le congrès, Simon Duteil explique que dans le contexte politique (extrême-droite), les « urgences nous obligent ». C’était en effet le sens de la prise de responsabilité au congrès de 2021. J’en reproduit ici les phrases adoptées : « ….Se fédérer, discuter de la possibilité de la recomposition intersyndicale à la base, dans les territoires et les secteurs, ne doit pas être tabou. Il nous faut réfléchir à la façon d’être le plus efficace pour gagner. L’Union syndicale Solidaires ne construira pas des rapprochements seule et nous verrons si d’autres structures souhaitent partager cette démarche« . Aujourd’hui, il est clair que la tonalité a changé. Lucidement, Murielle Guilbert explique à Médiapart que « l’envie d’y aller n’est pas actée du tout ». Ce que le congrès démontrera clairement.
Paroles sur le « non-consensus »
La Fédération SUD Rail met sur ce sujet les points sur les « i » en exposant « un mandat clair : pas de recomposition avec la CGT et la FSU ». SUD Industrie renchérit : « totalement contre ». SUD Santé-Sociaux met en garde sur le caractère « prématuré », ajoute que « les conditions ne sont pas réunies », et qu’il y a « besoin d’un SUD à gauche de la CGT ». D’ailleurs dans les hôpitaux, « il n’y aurait pas eu les collectifs de lutte que l’on a connus sans SUD » (notamment en 2019). Solidaires 86 explique qu’aller dans ce sens, c’est « ne plus exister ». Solidaires 91 : « ce n’est ni actuel ni prochain ». Solidaires informatique dénonce une « perte de temps ». SUD 35 met en garde sur la prolifération de syndicats « autonomes » si Solidaires perd sa fonction propre. Et si le débat n’a pas avancé en positif depuis l’initiative du congrès de 2021, « c’est parce que la demande n’existe pas ».
S’expriment au contraire pour aller de l’avant la fédération Solidaires Finances publiques. Elle met en garde : « il se passe des choses entre CGT et FSU », et « dans la fonction publique d’Etat ». Des évolutions sont possibles (listes unitaires), mettant possiblement en jeu « la représentativité » de Solidaires. SUD Education rappelle « ce qui a été voté au congrès de 2021 », mais reconnait qu’il n’y a « pas de consensus ». Solidaires 93 décrit l’expérience positive de la Seine Saint-Denis avec la CGT et la FSU, et appuie l’idée que « l’histoire de Solidaires, c’est une évolution permanente ». Et que « si on n’est pas à l’initiative, c’est notre courant qui va disparaitre ». SUD Travail-emploi met en garde sur le temps perdu à maintenir « des petits appareils syndicaux ». La fédération SUD PTT semble plus nuancée, acceptant l’idée d’un « syndicalisme évolutif », qui doit répondre à « l’intérêt général de la classe ouvrière ». Mais pointe la difficulté dans le contexte de La Poste. « Trop tôt aujourd’hui, mais il faut poursuivre le débat ».
Une réécriture de cette partie de la résolution N° 3 sera finalement adoptée par consensus, prenant acte que le mot « recomposition » ne doit plus figurer, et que le débat va continuer.
Mais la FSU est toujours pour un « cadre à trois » : c’est son mandat depuis 2022. Dans son intervention au congrès (mais après ces débats), Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, insiste fortement sur le mandat FSU pour aller de l’avant avec la CGT et Solidaires. Et poser l’horizon d’une « unification du syndicalisme de transformation sociale », face à « la montée des périls ». Il valorise en même temps « le pluralisme et la diversité », mais « dans un cadre commun ». Certes, admet-il, « la CGT a ouvert le débat avec la FSU seule, mais nous on veut continuer avec Solidaires aussi », dans un « cadre à trois », pour une « force nouvelle qui attire les salariés ». On ne saurait être plus clair.
Qu’est-ce que la « condition de prolétaire » ? Débats sur la syndicalisation
Comme la CGT, Solidaires n’échappe pas au défi de la syndicalisation. Comme elle (et comme la CFDT d’ailleurs à son congrès de juin 2022), elle perd des adhérent-es, mais c’est plus récent. Au congrès de Dunkerque (2017), Solidaires comptabilisait 105 000 syndiqué-es et était en progrès. En 2022, l’Union en compte 95 676. Le document d’organisation craint « un repli important » malgré l’effet de 2023. Il est noté un « décalage dans la remontée des cotisations ». Autrement dit, la question d’un recul de la syndicalisation n’est-elle pas en train de devenir transversale à tout le syndicalisme?
Plusieurs débats ont eu lieu sur « l’outil syndical », et les structures efficaces à expérimenter. L’intérêt du débat en commission sur ces sujets est d’aller dans le détail des situations, en lien avec les évolutions du monde du travail, de la sous-traitance partout, de l’intérim, de la précarité générale, des étudiant-es qui travaillent, des retraités qui militent sans reconnaissance politique suffisante de leur apport à l’Union.
Certains syndicats proposent la « double affiliation » en cas de sous-traitance : dans le syndicat du donneur d’ordre et dans l’entreprise sous-traitée. La « double affiliation » pose la question démocratique : quel est le syndicat porteur des mandats et des voix ? SUD Rail est vivement opposé à cette idée : « double affiliation = double bordel », c’est un « non-sens ». SUD Recherche pratique cela « depuis 20 ans sans problème ».
Autre question, qui rejaillit à tout moment dans l’histoire syndicale : le métier ! SUD Santé-Sociaux donne la priorité à une logique « sectorielle » : la santé globale (et pas ses métiers). SUD informatique est plus ouvert, constatant que dans certains cas, des SUD « informatiques » se créent dans ce métier alors que SUD n’est pas présent ailleurs dans l’entreprise.
Le serpent de mer de la participation des retraités aux instances de l’Union rejaillit une nouvelle fois dans le congrès. L’Union nationale interprofessionnelle des retraité-es de Solidaires (UNIRS) organise plus de 6000 syndiqué-es, issus des structures professionnelles (santé, poste, etc.). Mais aujourd’hui 410 d’entre eux/elles ne sont rattachés à aucun syndicat et sont des adhérent-es directs à l’UNIRS, comme résultat de son action. L’UNIRS réclame depuis plusieurs congrès le droit de participer et de voter aux instances nationales qui réunissent les fédérations et syndicats, et les Solidaires locaux ou départementaux (interpro). Mais cela lui est régulièrement refusé. Arguments : l’UNIRS n’est pas un syndicat mais une association. Les retraités ne sont plus « exploités ». Question soulevée : où commence et où s’arrête la « condition de prolétaire » (demandera un délégué) ? Au lieu de travail ? à l’exploitation économique mesurable ? Quid des chômeurs-euses ? Des étudiant-es ?
Sur toutes ces questions, ce sont à peu près les mêmes débats, me semble-t-il, qui traversent la CGT. Sur les retraité-es, celle-ci codifie dans ses statuts que son Union nationale interprofessionnelle de retraités (UNR) peut participer au Comité confédéral national (CCN), mais avec une voix « consultative » seulement, et non « délibérative ». Organisations de retraités, unissez-vous !
Le 13 mai 2024.