Débats intersyndicaux en direct à Bobigny (3)

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L’Université d’été des mouvements sociaux qui s’est tenue du 23 au 27 août 2023 à Bobigny (lire ici le programme : https://wp.me/p6Uf5o-5GC) a été l’occasion d’échanges instructifs sur le semestre de luttes inédit contre la « réforme » des retraites. Au moins trois ateliers ou assemblées plénières ont abordé cette séquence sous divers angles dont nous rendons compte ci-dessous, à partir de prises de notes.

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Intersyndicale : après un semestre de luttes, premiers bilans partiels

Pour être complet sur ce 1er semestre de luttes de 2023, il faudrait bien sûr y ajouter celle des jeunes en révolte à la mort de Nahel tué par un policier, la riposte aux violences policières, les luttes féministes et écologiques, et parfois aussi la dimension internationale. Nous n’avons pas assisté à tous les ateliers, qui se déroulaient souvent en parallèle.

Se sont croisés dans ces trois moments réservés à la bataille des retraites des responsables de la CGT (Sophie Binet et Thomas Vacheron), de la FSU (Benoit Teste), de l’Union syndicale Solidaires (Murielle Guilbert), ainsi que Yann Le Lann, sociologue (du collectif Quantité critique), Thomas Coutrot, chercheur associé à l’IRES et membre de l’association Travail et Démocratie et Michel (Attac-France), qui a décrit le fonctionnement européen dans la possibilité ou non d’y intégrer des « réformes » sociales.

Le regard de la sociologie critique sur le mouvement des retraites

L’étude du collectif Quantité critique (qui avait déjà réalisé une analyse très commentée sur le mouvement des Gilets jaunes) présentée par Yann Le Lann n’est pas encore publiée. Elle repose sur un panel de 4500 personnes (issues des instituts de sondage) sur leur attitude à la fin du mois de février et début mars 2023. Comme on le sait, 65 à 75% des Français (selon les moments) se sont opposés à la « réforme » Macron. D’après l’étude, ceux et celles qui ont soutenu le projet Macron sont plutôt « riches, hommes, et blancs ». Mais l’intérêt de ce travail porte surtout sur les « opposant-es » à la réforme, qui sont très divers. Yan Le Lann décrit trois types d’attitudes ou d’opinions, et leur ancrage socio-professionnel. Deux groupes ont des caractéristiques bien marquées idéologiquement et représentent chacun 30% des « sondés ». Et un groupe nettement moins identifiable (ou plus ambigu) en totalise 40%. Soit au total 100% des « opposant-es ».

Le premier panel de 30% sont les « opposant-es » clairs et nets, donc « le cœur actif du mouvement », ce qui ne signifie pas toujours « organisé » syndicalement. Ces personnes sont issues de toutes les catégories socio-professionnelles (CSP), mais avec une dominante plutôt « pauvres », « jeunes », « précaires », et aussi un pôle « fonction publique ». Ils et elles sont classé-es à gauche, antilibéraux, critiques de leurs employeurs, effectuant souvent un travail répétitif ou peu intéressant, et également opposés à la réforme de l’assurance-chômage.

Le deuxième panel de 30% d’opposant-es aux 64 ans est très différent. Ils/elles sont plus éloigné-es de l’action, critiques des « délocalisations » et partisans face à la mondialisation d’une « régulation étatique ». Ils/elles sont peu critique sur leurs employeurs (acceptant la « subordination »), partisans d’un « contrôle des chômeurs » et du « mérite individuel », ayant un emploi stable (CDI du secteur privé, ouvriers ou employés ruraux), et politiquement orientés vers la droite, voire l’extrême-droite.

Enfin un troisième groupe (le plus large) de 40% « n’a pas d’option claire » sur le plan idéologique général, ou se situe en « balance » entre les deux groupes précédents, ou les plus identifiables.  Nous donnerons accès à cette étude dès sa publication.

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Le regard syndical sur la stratégie de la lutte

Prenons la précaution de rappeler (comme cela a été dit) que les instances des syndicats ne se sont pas encore réunies en cette fin d’août. Les moments d’échanges plus approfondis auront lieu cet automne. Notamment bien sûr à propos des acquis ou limites de l’intersyndicale. Répétons que la lutte sur les retraites a été suivie sans transition de la révolte paroxystique de la jeunesse dans les quartiers populaires, qui a sans aucun doute bouleversé très profondément la société, mais d’une manière totalement différente de la phase « retraite » allant de janvier 2023 à début juin. Les équipes syndicales et associatives n’ont donc pas eu le temps de se poser pour réfléchir.  Nous rassemblons ci-après les points principaux (d’après des notes prises) sur lesquels ont insisté les responsables CGT, FSU, Solidaires.

 

  • Pour l’Union syndicale Solidaires, Murielle Guilbert défend la conviction d’« assumer» le rôle syndical de « représentation » du monde du travail et donc la « légitimité » du syndicalisme dans cette longue lutte « peu prévisible », si on remonte en décembre 2022 ou même en janvier 2023 à la première date de mobilisation. Il y a bien eu un « mouvement de fond du salariat ».  L’unité est la traduction de la « la justesse » du combat. L’action s’est développée parce que le mot d’ordre était clair, sans « mettre de côté » des différences dans l’intersyndicale, par exemple sur l’appel à la « grève reconductible ». Il faut noter cependant un risque « d’attentisme » dans l’action en raison du rythme des journées. On a pu constater comme souvent dans les luttes interprofessionnelles des aspects de « délégation » en direction des secteurs « qui ont un pouvoir d’agir » plus fort, comme l’énergie ou la chimie. En 2019, c’était « le rail ». Il faut noter que la fonction publique « n’a pas eu de rôle moteur ». Le risque de ces « délégations » d’espoirs portés envers des secteurs phares de l’action est de limiter  la motivation à entrer soi-même dans la grève.

Mais la radicalité du mouvement s’est amplifiée et étendue après la procédure de l’article 49-3, révélant le mépris de la démocratie sociale et parlementaire.  Cette séquence plus radicale n’a sans doute pas été assez « réfléchie » en intersyndicale. De même, la question des violences policières a été « laissée de côté », alors que le gouvernement « l’instrumentalisait » contre le mouvement. Cependant le mot d’ordre de « mettre la France à l’arrêt » le 7 mars a été perçu comme signifiant de fait une « grève générale ».  Pour comprendre pourquoi cela n’a pas été suivi d’effet notoire, Il y a besoin d’une réflexion sur « une représentation syndicale affaiblie » ces dernières années. L’intersyndicale a eu cependant un fonctionnement « respectueux » des différences. Il ne faut pas oublier que certains médias attendaient son « explosion » à chaque étape.

  • Benoit Teste (FSU) montre que si le mouvement a tenu aussi longtemps, c’est en raison de la « gravité de l’attaque», dans le contexte d’un pays marqué par « la menace d’extrême-droite ». Le mouvement a montré la « pluralité » du monde du travail, avec « plein de petites actions » en même temps que les grandes journées. Tout cela doit s’articuler avec la démocratie politique, car la lutte n’était absolument pas « corporatiste ». Ce qu’on a pu appeler les « bastions » ou « secteurs moteurs » ne sont « plus aussi forts », y compris l’Education nationale. Il y a eu en effet une « nouvelle vigueur du syndicalisme ». Mais la difficulté était aussi : comment maintenir le rythme de l’action après les grands « pics de lutte » ? Il fallait rendre les propositions crédibles, atteignables, car même si la population soutenait majoritairement les revendications, une majorité pensait aussi que Macron n’allait pas céder.  Certes il n’y a pas eu de véritable extension après le 7 mars, mais est-ce parce que « les syndicats dits réformistes bloquaient ? » « Non ». Le débat n’a pas eu lieu « sous cette forme » dans l’intersyndicale, avec par exemple des clivages avec la CFDT, ou sur « un groupe de syndicats qui freinent et d’autres qui poussent ». Même s’il est bien connu que sur les retraites il y a des désaccords de fond entre les syndicats (comme en 2019 par exemple), le débat portait sur la nécessité de « garder l’opinion publique » en faveur du mouvement.
  • Sophie Binet (CGT) estime « qu’on n’a pas gagné, mais pas perdu» non plus. La loi qui a été « faite » peut aussi être « défaite ».  Plusieurs raisons peuvent expliquer l’absence de victoire. D’abord le pouvoir néolibéral dominant généralise le « passage en force » depuis des années. Ensuite l’ampleur des grèves n’a pas suffi, même si des secteurs sont partis « en reconductible », comme l’énergie (avec « 40 à 50 jours » de lutte), ou les salariés des déchets. Et dans la jeunesse « il n’y a pas eu de vraie grève » comme en 2006 (CPE).  Mais globalement des graines « ont germé », et « ce n’est pas fini » car Macron va trainer « sa casserole » longtemps. Le syndicalisme qui était au centre de cette période a été celui des luttes. La stratégie du « recentrage » des années 1980 ou 90, avec la conception de « pôles syndicaux irréconciliables », a « volé en éclat ». Tout cela explique le regain de syndicalisation (environ 100 000 pour tous les syndicats). Le patronat est conscient du fait que « les choses vont changer », et que les négociations se feront davantage « sur la base des syndicats » plutôt que la sienne. Par exemple prochainement sur les retraites complémentaires.

Répondant à des interpellations sur l’après 7 mars, Sophie Binet ajoute qu’il faut « éviter les débats de posture ». En mai 1968, la CGT n’a pas appelé à la grève générale. Après le 7 mars, beaucoup auraient souhaité dans la CGT qu’il y ait un départ en reconductible, mais il n’a pas été possible « d’aller plus loin » globalement. Et si cela avait été écrit noir sur blanc sur un tract, il n’y aurait eu « rien de plus ». A cause d’un manque d’implantation générale du syndicalisme (40% des entreprises n’ont pas de syndicats) et de la fragmentation du monde du travail. Par exemple, sur certaines chaines de production, il y a 30 à 40% d’intérimaires sans droits. Il faut ajouter à cela que les organisations de jeunesse sont très affaiblies.

Thomas Vacheron (CGT) fait remarquer (dans un autre atelier) qu’il est rare d’unir le salariat dans sa diversité, or c’est ce qui a été globalement réussi. Le salariat a légèrement reculé, passant de 90% à 88% de la population active (27 millions d’actifs).  « Son hégémonie demeure », mais le syndicalisme reste « trop faible », comme en témoigne « le recul de la participation électorale ». Depuis les ordonnances Macron, les droits ont baissé drastiquement. Certains patrons peuvent dire : « Vous avez eu les lois Auroux en 1983, nous avons eu les ordonnances Macron en 2017 ». Le « croisement des règles de représentativité » (2008) couplées aux ordonnances Macron aujourd’hui entrainent une concurrence exacerbée pour les élections professionnelles. Malgré ces handicaps, les syndicats ont réussi à entrainer une majorité bien plus forte que celle de 2010 (« réforme » Sarkozy sur les 62 ans), avec une intersyndicale comparable. Mais « face à la puissance de feu de la 5ème République », il faudrait parvenir à une « massification de la mobilisation » pour gagner. Atteindre par exemple « 4 ou 5 millions de participation » aux luttes pour « provoquer une crise politique ».

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La crise du travail et l’alternative politique

 

Le débat sur le Travail, omniprésent dans la lutte des retraites, mais resté quelque peu en arrière-plan, a été introduit par Thomas Coutrot (économiste et statisticien), de l’association Travail et Démocratie, où participent chercheurs, chercheuses et syndicalistes. Il est également co-auteur avec Coralie Perez (économiste-université Panthéon Sorbonne) d’une synthèse de recherches intitulée Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire (Seuil-2022).

Thomas Coutrot décrit ce qui a été nommé depuis quelque années la « grande démission » de dizaines ou centaines de milliers de salarié-es contre des conditions de travail dégradées et devenues « inacceptables ». Beaucoup de salarié-es ne veulent plus d’un travail à la fois intense et dénué de sens, réduit à des procédures. « Les règles bureaucratiques étouffent le travail vivant ». Le syndicalisme a compris qu’il faut s’emparer de cette question « mais il est mal équipé ». Historiquement, le syndicalisme s’est mobilisé sur le « travail abstrait », sur les « salaires » et l’emploi. Mais peu « sur le travail vivant » (concret). Or les résultats de la recherche montrent :

  • Une « perte de sens» du travail, mais qui ne déclenche « pas de progrès de la syndicalisation » ;
  • Les changements incessants dans le travail ont des impacts négatifs, « sauf quand les travailleurs contribuent aux décisions ». « La démocratie dans le travail est un facteur de santé publique».
  • Les entretiens individuels peuvent être des facteurs « d’évaluation» des personnes et donc de souffrance.  « Mais ce n’est pas toujours aussi simple ». Ceux ou celles qui participent à un entretien « vont mieux que les autres » (sauf si cela se réduit à un objectif chiffré dont les managers profitent). C’est là un « résultat paradoxal », mais explicable par le fait que les salariés ont « trop peu l’occasion de discuter de leur travail ». Ils apprécient donc cette occasion.

Ces débats débouchent sur des propositions, notamment  pour développer des « espaces de discussion du travail sans les managers », afin de « favoriser l’autonomie ». La question est abordée dans les organisations syndicales : la « démarche travail » dans la CGT, l’Institut de recherche de la FSU, les « enquêtes-action » de Solidaires. Il y a là un « trésor d’expériences », mais « trop caché ». Développer cette activité permettrait de reconstruire ou renforcer les « collectifs de travail », pour « revitaliser les grèves » et peut-être « les généraliser ».

 

  • Benoit Teste (FSU) constate aussi que la question du travail a été très présente dans le conflit. On connait le « mantra» : travailler davantage. Il faut donc mettre les conditions de travail « à la hauteur du débat public », dénoncer la contrainte à faire « du mauvais travail », qui plus est avec deux ans de plus. « La parole publique sur le travail est souvent méconnue, méprisée ». La retraite est un droit et ne doit « pas être une compensation » contre un travail dégradé. « La retraite n’est pas une fuite ». Les droits sociaux doivent s’étendre à la reconnaissance du travail et du « salaire socialisé ».

Il propose d’élargir la lutte aux questions politiques, par exemple sur les libertés démocratiques menacées par l’autoritarisme, ou sur la transition écologique, en maintenant l’outil de l’Alliance écologiste et sociale (ex-Plus jamais ça). Or sur le rapport au « politique », il y a des points de vue différents dans l’intersyndicale (par exemple la CFDT ou FO ne veulent pas entrer sur ce terrain).

Le « déni de la société civile » et donc de la place du syndicalisme, voulu par Macron, pourrait être les prémisses d’un « avenir sombre ». Macron refuse l’idée que le syndicalisme peut « porter l’intérêt général ».

  • Murielle Guilbert (Solidaires) défend que pour des « alternatives positives», il faut « agir ensemble entre syndicats, organisations féministes et organisations écologistes », remettre en question la place du travail dans la société et l’articuler avec les objectifs écologiques et les droits des personnes LGBTQI+. Solidaires ne sépare jamais le mouvement syndical des autres mouvements sociaux.

Deux questions ont été très présentes dans la lutte : « celle du temps et celle des droits des femmes ». On connait le « totem » du pouvoir sur le temps : travailler plus. Mais après 60 ans la moitié des salarié-es ne sont plus au travail. L’espérance de vie en bonne santé est décisive : 64,5 ans pour les hommes et 66 pour les femmes. Dès lors la question du sens du travail se pose : « profiter de la vie » après le travail est remis en cause avec l’allongement à 64 ans. Face à cela, il faut articuler les temps de vie active : vie professionnelle et vie privée. Se battre pour aller vers les 32 heures, ce qui ne signifie pas forcément « en 4 jours ». Et augmenter les cotisations sociales pour la retraite.

On sait que les droits à la retraite des femmes sont inférieurs de 40% à ceux des hommes. Sur cette question, le gouvernement « s’est pris les pieds dans le tapis », en reconnaissant finalement que sa réforme « pénaliserait les femmes ». « La retraite est le miroir des inégalités pendant la vie active ». Face à cela, il faut augmenter les salaires, parvenir à l’égalité femmes/hommes, supprimer la décote.

Sur le sujet d’un rapport au « politique », Solidaires n’emploie pas les mêmes « mots » que d’autres syndicats présents.  Certaines organisations politiques de gauche ont « voulu agir avant l’heure », alors qu’il convenait de respecter le tempo syndical.

 

  • Pour Sophie Binet (CGT), Macron est minoritaire dans l’Assemblée nationale mais aussi dans le pays. Alors il joue dangereusement un « match» entre lui et l’extrême-droite. C’est pourquoi il faut tracer des perspectives collectives. Par exemple sur le lien entre « social et environnemental ». Il faut transformer l’outil productif (ex. : 50 000 postes sont menacés dans la filière automobile). Il est très important de lutter contre le racisme et l’antisémitisme, qui « gangrènent le monde du travail ». Il ne faut « pas se faire piéger » et porter clairement le lien entre « le social et le sociétal ».

Pour poursuivre la bataille contre la retraite à 64 ans, elle propose d’examiner avec les député-es une nouvelle procédure de Référendum d’initiative partagée (RIP). Répondant à une question à propos de l’engagement écologique de la CGT qui a quitté le collectif Plus jamais ça (rebaptisé « Alliance écologique et sociale ») elle explique que cela résulte d’un manque de débat démocratique préalable dans l’organisation, certaines propositions de Plus jamais ça étant par exemple comprises comme une « fin de l’industrie ». Mais elle précise que la CGT continuera de travailler avec les ONG. La CGT s’attelle maintenant à l’élaboration d’un « plan d’action syndical pour l’environnement », en lien avec ses organisations professionnelles (dans l’industrie notamment).

Prise de notes et rédaction : Jean-Claude Mamet (30 août 2023).

 

 

 

 

 

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