Le journal Ouest France a publié le 13 juin 2016 le point de vue de Jean Kaspar, ex-secrétaire général de la CFDT, sur le débat entre Laurent Berger et Philippe Martinez sur RTL, à propos de la loi Travail. Etienne Adam, ex-secrétaire général CFDT de la région Basse-Normandie, a fait une réponse que Ouest France n’a pas publiée à ce jour.
- Jean Kaspar, consultant et ex-secrétaire général de la CFDT.
Point de vue.
Le débat entre Laurent Berger (CFDT) et Philippe Martinez (CGT) permet de voir s’affronter deux conceptions du monde, du syndicalisme et de l’émancipation.
La première refuse de prendre en compte la profondeur des mutations et transformations multiformes qui traversent l’économie, les sciences, les technologies, le comportement et les aspirations des personnes.
Ceux qui portent cette conception, à droite, à gauche et dans le syndicalisme ont une vision mécanique du monde où le progrès se résumerait à ajouter les garanties aux garanties, les protections aux protections, comme si tout devait rester figé alors que la vie est évolution, mutation et transformation.
Ils pensent que les acquis sont sacrés et qu’il faut les maintenir pour rester fidèles à ceux qui se sont battus pour nous permettre d’en bénéficier.
Ils pensent que s’adapter à la réalité, c’est renoncer ou encore accepter le moindre mal.
Ils sont dans une démarche où l’émancipation des personnes passe d’abord par le renforcement du rôle des appareils, des élites.
Pour se justifier, ils font référence à une vision globale, idéologique où la définition du monde à construire prend le pas sur la nécessité de prendre la mesure du réel pour, petit à petit, le changer et le transformer.
Enfin, ils préfèrent la confrontation à la coopération et à la négociation. Le rapport de force au pari de l’intelligence et de la confiance.
La deuxième conception du monde, du syndicalisme et de l’émancipation voit le monde tel qu’il est : porteur de drames, d’inégalités, d’injustices mais aussi d’espoirs, d’évolutions positives, de progrès potentiels.
Confrontation ? Coopération ?
Ceux qui prônent cette conception prennent en compte que le moteur de l’histoire, c’est l’évolution, le changement, la mutation, et que le défi réside dans notre capacité à nous adapter, à inventer et à imaginer le futur sans renoncer aux valeurs (solidarité, émancipation, égalité, fraternité) portées tout au long de l’histoire par ceux qui, dans les partis, le syndicalisme, les ont incarnées et traduites dans les faits.
Ils ont le regard prioritairement tourné dans le pare-brise du monde qui se tient devant nous pour déceler ce qui change, mue ou se transforme. Ils veulent démontrer que l’engagement individuel et collectif permet d’améliorer la situation, de réduire les inégalités, de construire de nouvelles garanties individuelles et collectives.
Ils sont convaincus que ce qui doit traverser le temps et l’espace, ce ne sont pas forcément les acquis tels qu’ils ont été conçus à un moment de l’Histoire, mais les valeurs qu’ils traduisent.
Sans exclure le nécessaire rapport de force, ils favorisent d’abord, comme c’est le cas dans la majorité des pays européens, la proposition et la négociation. Ils sont conscients que la recherche du compromis, ce n’est pas de la compromission ou tendre vers le plus petit dénominateur commun, mais l’expression de l’intelligence des hommes qui nous permet de vivre ensemble.
Enfin, ils estiment que l’émancipation doit être l’oeuvre de chacun et que les partis ou les syndicats doivent favoriser l’intervention directe des salariés là où se posent les problèmes.
La loi El Khomri n’est pas cette machine infernale décrite par certains. Elle ne remet pas en cause la nécessaire articulation entre l’utilité d’un Code du travail, l’importance du rôle des branches professionnelles, tout en valorisant la négociation d’entreprise, en apportant des droits individuels aux salariés.
- Etienne Adam, ancien secrétaire de la CFDT Basse NormandieDeux conceptions de la défense des salariés… des précaires et des chômeurs Jean Kaspar , ancien syndicaliste CFDT, ancien conseiller social d’ambassade, est aujourd’hui consultant. Il s’est toujours présenté comme un pragmatique. On pourrait s’attendre de sa part à une analyse moins caricaturale. C’est dans l’abstrait qu’il écrit ses visions des syndicats, sans parler de ce qui concerne concrètement les travailleurs dans la loi El Khomri : il n’y consacre qu’un petit paragraphe, schématique .Pour celles et ceux qui se battent contre la loi (ils ne se réduisent pas à « l’élite d’un syndicat ringard ») il ne s’agit pas de défendre des acquis qui ne correspondent plus à tous les figures actuelles du salariat ; mais il ne s’agit pas non plus de se contenter d’afficher des valeurs très générales. Sans sacrifier des droits qui restent utiles à beaucoup, il faut inventer des principes juridiques qui garantissent le droit de toutes et tous contrairement à la loi El Khomri où l’inversion de la hiérarchie des normes, la place donnée par la loi à la négociation d’entreprise renforce les inégalités.
L’entreprise n’est pas un lieu d’exercice démocratique : celui qui la possède détient le pouvoir d’en user et d’en abuser, les salariés n’ont pas de prise sur les décisions fondamentales, et ne sont consultés (éventuellement!) que dans un cadre imposé . Quel capacité leur reste t’il ? Un peu plus ou un peu moins de licenciements en échange de travailler plus pour gagner moins ? Quel choix !
Jean Kaspar ne semble pas non plus prendre la mesure des phénomènes d ‘externalisation et de sous-traitance : la négociation d’entreprise y renforce une logique de dumping social, par le chantage permanent à l’emploi et la concurrence sauvage que le droit et les négociations de branche réduisent.
Depuis des années d’autres voies de réforme du code du travail, qui maintiennent les principes fondamentaux de protection des salarié-e-s, sont explorées pour répondre aux nouvelles formes d’entreprises et de salariat: c’est vrai du côté des organisation syndicales mais aussi de spécialistes du droit du travail comme Alain Supiot. Aujourd’hui encore des élus et des juristes font des contre- propositions ( RTT, sécurisation des parcours …) mais visiblement J. Kaspar ne le sait pas.
Certes il y a bien 2 conceptions du syndicalisme mais nous n’en avons pas la même définition.
Le syndicalisme qualifiée abusivement de « réformiste » ne réforme rien : c’est un syndicalisme d’accompagnement qui se plie aux règles du jeu libéral (et à ses contre réformes) où l’enrichissement des uns se fait au prix de l’appauvrissement du plus grand nombre. Faute de remettre en cause ces règles fondées sur l’appropriation privée, ce syndicalisme se contente de gérer le moins disant : ce syndicalisme soumis à la logique patronale, et à l’acceptation du chantage à l’emploi n’apporte pas de réponse aux risques des négociations d’entreprises. Par exemple, le bilan de la gestion de l’assurance chômage par le couple CFDT-MEDEF depuis 1992 c’est une baisse continue de l’indemnisation et l’incapacité à prendre en compte les précaires : ils ont fait de Pôle emploi une machine à broyer les chômeurs et font disparaître l’idée même de service public. Est ce là « ne pas renoncer aux valeurs » ? Est ce là la capacité à défendre l’émancipation des travailleurs ?
Le mouvement actuel dans ses diverses composantes se fonde sur la non-acceptation de ces règles libérales, sur le refus de la précarisation et sur la recherche de solutions qui respectent les personnes. Parce qu’elles (et ils) le vivent tous les jours (voir le site « on vaut mieux que ça ») précaires et jeunes sont les plus à même d’inventer collectivement des solutions. Dans cette démarche émancipatrice ils rencontrent les préoccupations de syndicats qui n’ont pas abandonné la défense des salarié-e-s et défendent vraiment des garanties nouvelles, individuelles et collectives.
C’est à partir de la « mesure du réel » que se construit l’aspiration à une vision plus globale du monde à construire retrouvant ainsi ce qui a fait 2 siècles de luttes sociales et politiques pour changer la vie.