Energie et dogmes libéraux : une tribune d’Anne Debrégeas

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Anne Debrégeas (porte-parole de SUD Energie) estime, dans une tribune au « Monde » et publiée sur le site de SUD Energie, que les mesures envisagées par la Commission européenne pour plafonner le prix de l’électricité ne rompent pas avec la logique de marché qui a provoqué leur envolée.

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Électricité – Tribune : « Mettre en place un système public d’exploitation du parc français basé sur une grille tarifaire simple et équitable pour les consommateurs comme pour les producteurs »

Anne Debrégeas, Économiste de l’énergie, porte-parole du syndicat SUD-Énergie
 
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L’envolée des prix européens de l’électricité qui alimente la crise actuelle de l’énergie est avant tout liée à leur indexation artificielle sur les cours mondiaux du gaz. Ces prix ont été multipliés par plus de vingt cet été par rapport à leur niveau normal, sans commune mesure avec l’évolution bien plus lente des coûts de production.Les factures des consommateurs ont suivi cette envolée, plus ou moins vite selon le niveau de régulation des pays, provoquant aggravation de la précarité énergétique, mise en difficulté des communes et des entreprises et flambée de l’inflation. S’en suivent des mesures hétéroclites, partielles, temporaires et désordonnées qui, au mieux, n’ont permis que d’éviter le choc pour certains consommateurs.

Des factures multipliées par quatre ou plus

Par exemple, le bouclier tarifaire français a limité en 2022 la hausse des factures à 4 % pour les seuls consommateurs restés au tarif réglementé de vente, soit deux tiers des ménages, laissant les autres – particuliers, entreprises et communes – aux prises avec des factures parfois multipliées par quatre ou plus. Ce bouclier tarifaire sera rehaussé à 15% en 2023, mais restera restreint aux consommateurs disposant d’un tarif réglementé de vente.

Après l’avoir longtemps défendu, de plus en plus d’États et d’experts jugent aujourd’hui ce marché aberrant. Ils ont obtenu de l’Union européenne, début 2023, une promesse de le réformer en profondeur.

En parallèle, Bruxelles a réuni vendredi 9 septembre les ministres de l’énergie pour définir des mesures d’urgence. Hélas, seules des « pistes » bien floues en sont sorties. Surtout, le cadre imposé par Bruxelles condamne d’emblée tout espoir de sortir rapidement et durablement de cette crise.

En effet, comme le révèle le document non signé qui a servi de base aux débats, les solutions consistant à se défaire de ce prix de marché pourtant largement responsable de la crise ont été éliminées d’office, car contraires au dogme de la concurrence qui prime manifestement sur les intérêts économiques, sociaux et écologiques.

Bidouillages et énormes profits

Ne reste alors que des solutions ultracomplexes consistant à tenter de compenser a posteriori les effets dévastateurs de ces prix ultravolatils, en ponctionnant une partie des superprofits que les producteurs réalisent grâce à l’envolée des prix pour les reverser à des utilisateurs ciblés.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, envisageait, par exemple, de plafonner à 200 euros par mégawattheure (MWh) les prix d’achat aux producteurs disposant des centrales les moins chères (nucléaires et renouvelables principalement)… soit au minimum trois à quatre fois leur coût de production, estimé à 49,50 euros/MWh pour le nucléaire français, entre 50 et 150 euros/MWh pour l’éolien en mer, 25 euros/MWh pour l’hydraulique sur le Rhône… Elle se résout donc implicitement à maintenir des énormes profits pour ces producteurs aux dépens des consommateurs et des contribuables.

Comment imaginer que de tels bidouillages seront à même de protéger efficacement et durablement les consommateurs ? Depuis la création des marchés de l’électricité et jusqu’au chaos actuel, les crises se succèdent malgré les innombrables rustines, exposant tantôt les producteurs lorsque les prix sont trop bas et tantôt les consommateurs lorsqu’ils sont trop hauts.

Dans un secteur devenu si spéculatif, il y aura toujours des gagnants et des perdants. Pendant que les faillites se multiplient, que des communes ferment leur piscine et que certains renoncent à des usages essentiels, obligeant les États à intervenir, d’autres engrangent des fortunes colossales, à l’image de TotalEnergies ou Engie en France, dont les profits record sont largement reversés à leurs actionnaires.

Une indexation aux coûts de production

La solution que nous proposons consiste à mettre en place un système public d’exploitation du parc français basé sur une grille tarifaire simple et équitable pour les consommateurs comme pour les producteurs. Indexée aux coûts de production, cette grille garantirait une stabilité des prix et sécuriserait les investissements dans le parc électrique, réglant ainsi de manière efficace et pérenne les effets de la volatilité des prix : plus de surprofits ou de pertes pour les producteurs, plus de prix qui s’envolent pour les consommateurs.

Une telle décision ne remettrait pas en cause l’organisation actuelle des échanges transfrontaliers : l’interconnexion physique des systèmes électriques ne nécessite pas l’existence d’un marché concurrentiel, contrairement à ce que répètent la Commission européenne et le gouvernement ! Cette proposition pourrait donc être mise en œuvre rapidement à l’échelon de la maille française.

A plus long terme, le mécanisme de marché qui gère aujourd’hui les échanges transfrontaliers gagnerait à être remplacé par un opérateur public centralisé européen, mais une telle évolution imposerait une décision collective à l’échelle européenne.

L’impasse actuelle du secteur électrique est liée au marché, pas à la maille géographique : un marché à l’échelle française conduirait au même naufrage. Inversement, un système régulé à l’échelle européenne apporterait une solution durable.

Un arbitrage concerté

Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour pouvoir débattre de cette solution, la seule à même de remettre sur pied durablement ce secteur essentiel, au lieu de continuer à multiplier les rustines pour tenter de sauver un système fondamentalement défaillant.

Les réponses à la crise actuelle doivent s’inscrire dans le bouleversement qui nous attend : avec la raréfaction des ressources, le besoin d’un arbitrage concerté et réfléchi entre les différents usages va devenir absolument indispensable pour garantir l’accès à tous aux biens essentiels.

Nos modes de consommation et de production vont devoir se transformer en profondeur, rendant plus que jamais nécessaire une planification et des investissements lourds et de long terme. Personne ne peut prétendre que le marché, guidé par une vision de court terme avec comme seul objectif la rentabilité financière, répondra à de tels objectifs.

Il est plus que temps d’ouvrir le débat, d’accepter de remettre en cause les dogmes libéraux qui rendent ce secteur essentiel incontrôlable et de cesser de prendre des décisions hors de tout contrôle démocratique, influencées par on ne sait quels lobbys.

Anne Debrégeas (Économiste de l’énergie, porte-parole du syndicat SUD-Énergie)

 

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