Imaginons en France une grève appelée simultanément chez Renault et Stellantis (ex-PSA), voir d’autres constructeurs, pour des augmentations de salaire et la réduction du temps de travail à 32h par semaine! C’est ce qui se produit aux Etats-Unis où le syndicat United Auto Workers (UAW) a changé de direction, fait voter la grève et l’organise méthodiquement dans les trois multinationales (les « big three« ). Ci-dessous une interview de l’historien Nelson Lichtenstein parue dans l’Humanité du 18 septembre 2023, qui décrit le caractère inédit de cette situation.
États-Unis : « La grève pourrait s’amplifier au fil des négociations »
Pour l’historien américain Nelson Lichtenstein, spécialiste du mouvement ouvrier, la stratégie de la nouvelle direction du syndicat UAW cherche à inscrire les débrayages en cours au sein du secteur automobile dans le cadre d’un mouvement national plus large.
Propos recueillis par Christophe Deroubaix
Peut-on déjà parler d’une grève historique ?
Oui. Pour la première fois en quatre-vingt-cinq ans, les Big Three sont frappés en même temps, même s’il ne s’agit que d’une usine pour chacune des compagnies automobiles. La grève pourrait s’amplifier au fil des négociations. Dans le passé, le syndicat UAW (United Auto Workers) ciblait une compagnie et ensuite l’accord servait de modèle dans les négociations avec les deux autres.
Mais, aujourd’hui, pour le syndicat qui ne représente que 40 % des salariés du secteur automobile, cette sorte de négociation type ne fonctionnerait pas forcément. Certains éléments indiquent que Stellantis, en particulier, pourrait hésiter à accepter l’accord passé avec Ford ou General Motors.
Lorsque le syndicat ciblait une seule entreprise, de nombreux travailleurs n’étaient que spectateurs. En déclenchant un mouvement dans les trois compagnies, un plus grand nombre de travailleurs sont amenés à participer à la lutte ou sont invités à s’y préparer. Et les directions sont déstabilisées lorsqu’il s’agit de savoir quelles usines seront fermées ensuite.
En outre, en faisant grève dans les trois entreprises, Shawn Fain et l’UAW « politisent » la grève afin d’obtenir un plus grand soutien de l’opinion publique, en particulier de l’administration Biden.
Les grèves sur le tas – des occupations d’usines largement pratiquées dans les années 1930 – sont désormais illégales. Cette grève « debout » (stand up, en anglais, est le nom donné par le syndicat à sa stratégie – NDLR) retrouve néanmoins une partie de l’esprit et de l’engagement de l’époque de la Grande Dépression, lorsque le syndicat a été créé.
Les relations semblent tendues entre l’UAW, et Shawn Fain en particulier, et Joe Biden. Comment l’expliquez-vous ?
Fain et l’UAW souhaitent que l’administration Biden exerce une sorte de pression sur les entreprises en s’appuyant sur les prêts et subventions de plusieurs milliards de dollars qui leur sont offerts pour construire des usines de batteries électriques et opérer une transition écologique.
C’est stratégique de la part de l’UAW, à l’instar des décennies passées où les syndicats souhaitaient une aide concrète pour remporter des grèves et créer d’autres syndicats, en échange de dons et d’un soutien lors des élections présidentielles. John L. Lewis s’est ainsi illustré en demandant à l’administration Roosevelt d’aider le syndicat de l’acier dans les moments difficiles, à la suite de l’échec d’une grève en 1937.
De même en 1945-1946, pendant la guerre de Corée ; lors de la récession de 1957-1958 ; en 1970, lorsque le syndicat a frappé General Motors pour la première fois ; et lors des négociations complexes autour du sauvetage de Chrysle,r en 1979-1980 : dans tous ces cas, l’UAW a demandé à l’administration – généralement démocrate – d’aider le syndicat en échange d’une mobilisation des membres et d’un soutien électoral. Entre 1948 et 1964, toutes les campagnes présidentielles des démocrates ont débuté au Cadillac Square de Detroit, le jour de la Fête du travail, par un grand rassemblement.
Fain et son équipe – certains nouveaux comme Brandon Mancilla, 28 ans, qui a syndiqué les étudiants à Harvard – ont remporté l’élection interne à l’UAW en présentant une liste « dissidente », battant, pour la première fois en soixante-dix ans, la liste officielle de la direction. Cette victoire insurrectionnelle rappelle d’autres moments de l’histoire syndicale où de nouveaux dirigeants avaient inauguré une nouvelle ère de militantisme.
Dans l’automobile, aujourd’hui, il ne s’agit pas précisément d’une nouvelle génération, mais plutôt d’un « front populaire » entre un ensemble de militants plus anciens et de nombreux radicaux inspirés par Bernie Sanders et d’autres mouvements contemporains.
Cette grève participe à un retour de la conflictualité sociale. Comment expliquer cela, alors que le taux de syndicalisation est au plus bas ?
Aux États-Unis, le droit du travail est faible et peu respecté. Si les syndicats existants peuvent obtenir des augmentations de salaire et autres avancées, les capitalistes en profitent pour freiner le syndicalisme en attendant la prochaine récession pour sévir à nouveau.
L’UAW cherche à inscrire sa grève dans le cadre d’un mouvement national plus large en faveur d’une transition écologique. Toutes les grandes avancées en matière de droits du travail et de droits civiques se produisent lorsque les intérêts d’un ensemble particulier d’acteurs du mouvement social coïncident avec ceux de l’ensemble de la société, voire avec une partie de l’élite et des capitalistes. C’était vrai des années 1930 à 1960, et l’UAW saisit cette opportunité aujourd’hui.