Cet article a été publié dans Médiapart. La contestation à la CFDT est bien plus puissante qu’en 2016. Tout bouge dans le syndicalisme.
Dans ce contexte, il y a quelque chose d’incongru à assister à la démonstration de force du syndicat, telle qu’elle a été prévue il y a sans doute plusieurs mois. Dans une ambiance hésitant entre séminaire d’entreprise à base de team building et fête foraine, ballons géants orange inclus, les milliers de militants sont rassemblés sous une immense halle dans le quartier de la Villette. Ils écoutent les témoignages de militants locaux racontant leurs luttes et leurs succès, et sont incités à partager « l’appel des 10 000 », qui revendique la place du syndicalisme de négociation au cœur de l’entreprise. Le tout dans une bonne humeur affichée et une ambiance « positive » – c’est le maître mot des organisateurs.
Mais dans la salle et ses alentours, certains se demandent pourquoi ils sont là. « C’est tape-à-l’œil, je ne sais pas si on avait vraiment besoin de ça, glisse Jean, venu des Hautes-Pyrénées. On aurait mieux fait d’être à 10 000 dans la rue contre les ordonnances, plutôt qu’assis dans une salle à se glorifier sur les acquis sociaux. On va tout perdre, c’est terrible ce qui se prépare. » Une autre militante, du Val-de-Marne, ne souhaite pas donner son nom mais a un message à faire passer : « C’est sympa, mais franchement les gens sont là pour entendre ce que Berger a à nous dire. »
Le discours du secrétaire général était attendu, il le savait. Allait-il justifier encore une fois la position de son organisation ? Durcir ses positions contre le gouvernement et ses réformes ? C’est clairement la première option qu’il a privilégiée. Il a certes jugé qu’« en adoptant les ordonnances sur le code du travail, le gouvernement n’a pas fait le choix du dialogue social dans l’entreprise », dénoncé le renforcement du « pouvoir unilatéral du patron dans les petites entreprises » et assuré qu’« en facilitant les licenciements, le gouvernement a[vait] fait preuve de dogmatisme ». Il a encore rappelé les « désaccords », « profonds », de son syndicat face à cette réforme. Mais il a aussitôt refusé de « hurler avec les loups ». Non, a-t-il martelé, les ordonnances ne sonnent pas « la fin du code du travail ». Elles ne constituent pas « un coup d’État social » et sûrement « pas la fin des syndicats ».
Largement applaudi lorsqu’il a appelé ses troupes à ne pas « faire de la CGT bis, du suivisme », il est moins sûr qu’il ait convaincu sur le fond de son discours. Lorsqu’il a concédé : « Nous n’avons pas forcément gagné cette bataille, mais des victoires, nous en aurons d’autres. » Ou lorsqu’il s’est refusé à « enfiler les baskets » pour manifester. « De grâce, ne donnons pas au gouvernement les arguments pour nous ranger sur les étagères du vieux monde », a-t-il clamé.
Des mots dont on ne voit pas comment ils pourraient satisfaire tous les élus CFDT qui s’étaient exprimés quelques heures plus tôt au sujet des ordonnances. Au départ, un simple stand avait été prévu pour aborder le thème des ordonnances dans la matinée, avant la séance plénière d’autocélébration et le discours du secrétaire général. Les échanges se sont finalement mués en agora en plein air. Pendant près de deux heures, la direction confédérale a fait se succéder sur une vaste scène les ténors du syndicat, chargés de répondre aux questions de la foule – nombreuse, plusieurs milliers d’élus – et de défendre leurs positions.
« Nous ne sommes pas dans une organisation de démocratie directe »
Cette volonté manifeste d’échange et d’écoute n’aura pas suffi à calmer les esprits. Face à leurs dirigeants, le ton des élus CFDT a constamment oscillé entre incompréhension et franche hostilité. La première à prendre le micro est Pascale, déléguée syndicale centrale dans le groupe Orange. Et elle donne immédiatement la température. Face aux ordonnances, « vous ne dites pas que c’est inadmissible, vous employez des mots trop modérés », lance-t-elle. Applaudissements. Elle poursuit : « Il faut être plus ferme ! Vous dites “battez-vous dans les entreprises”. Mais on n’a pas la main ! C’est pas possible, il faut y aller là ! » Des « bravos » fusent.
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Se dresse ensuite un délégué Air France. « On a pris en pleine tronche la loi El Khomri, rappelle-t-il. Faut-il attendre encore une fois les prochaines échéances sociales pour bouger ? » Marylise Léon, la secrétaire confédérale chargée du dialogue social, qui a participé à toutes les discussions avec le gouvernement, se déclare aussitôt « étonnée par ces propos » : « Laurent [Berger] a dit que c’était inacceptable. Mais il y a encore des choses qui ne sont pas définies. Il y a des décrets qui vont être publiés. Et s’il reste une marge de manœuvre, c’est parce qu’on a été constructifs et qu’on ne s’est pas marginalisés en allant dans la rue. Nous pouvons encore peser. »Les mots de la dirigeante se font vifs. « Vous êtes la base, et nous ne sommes pas dans une organisation de démocratie directe. Le bureau national a pris une décision. Nous défendons une vision positive du dialogue social. Nous sommes les seuls à être dans la concertation. » Elle rappelle qu’en échangeant avec le gouvernement, la CFDT et FO ont obtenu des concessions. Le gouvernement souhaitait par exemple que les accords collectifs puissent être directement proposés au vote des salariés, sans aucune discussion avec les syndicats, dans toutes les entreprises de moins de 300 salariés dépourvus de représentants syndicaux. La barre est finalement redescendue à 19 salariés maximum.
« Ce n’est pas la catastrophe. Nous avons évité la casse, assure Philippe Portier, le secrétaire général de la fédération métallurgie. J’ai vécu la réforme Balladur, nous avons survécu. Ce qui compte, c’est le rapport de force. Ces ordonnances vont faire peser une responsabilité beaucoup plus grande sur le dos des élus, vous pouvez faire bouger les choses. »Pas de quoi convaincre, apparemment. Au micro, Jean-Luc, élu de Bétor-Pub, le syndicat des entreprises numériques, bouillonne. « Alors soit vous ne comprenez pas, soit vous ne voulez pas comprendre. Il y a un projet patronal derrière tout ça, qui se construit au fil des réformes, argumente-t-il. Macron, c’est l’aboutissement de ce processus. Pour nous, c’est la fin de la représentation, la fin de l’action syndicale. Sans faire du “basisme”, on s’attend à une réaction plus forte. Sinon, nous procéderons contre vous. » Il est acclamé et, dans la foule, difficile de trouver des représentants CFDT qui sont en désaccord avec lui.
Thierry, 56 ans, militant métallurgiste venu de l’Aisne, depuis 12 ans à la CFDT. Son long anorak orange est orné d’une pancarte « Militant en colère ». « Votre carnet ne sera pas assez grand pour noter tous les témoignages de gens qui en ont ras-le-bol », glisse-t-il en voyant approcher les journalistes. « On a eu la loi Rebsamen en 2015, El Khomri en 2016 et maintenant les ordonnances, et rien ne bouge ? Je suis en colère ! On est peut-être en train de faire fleurir des petites branches, mais pendant ce temps, le gouvernement coupe le tronc, l’essence même, le contrat de travail. »
« Les militants veulent un syndicalisme de résultat »
En marge de la scène, une élue dans le secteur du sanitaire et social confie son désarroi. « Nous avons écouté ce qu’ils ont à dire, c’est vrai qu’il y a du bon et du moins bon. Mais on pouvait faire un peu des deux, concerter avec le gouvernement et dire plus fort que nous ne sommes pas d’accord. Je crois que c’est ce dont la base a envie… » Des représentants syndicaux, débarqués de la centrale nucléaire de Marcoul, dans le Gard, s’invitent dans la discussion. « Moi je trouve que la confédération se moque du monde. On leur envoie un signal fort et ils disent que nous sommes mécontents. Mais nous sommes bien plus que mécontents ! C’est la casse des acquis sociaux qu’ils organisent. » Sa collègue acquiesce : « Nous sommes contents qu’il y ait eu une négociation avec le gouvernement, qu’on ait obtenu des choses, plutôt que de partir bille en tête dès le mois de juin. Mais aujourd’hui, nous sommes la première organisation du privé. Si on ne bouge pas, notre responsabilité est immense. » Ces militants ne comprennent pas le refus d’aller dans la rue contre les ordonnances, qui semble acté pour la centrale cédétiste. « Pourquoi ne veulent-ils pas que l’on y aille ? Ils ont peur de quoi ? Qu’on ne soit pas nombreux, qu’on passe pour des rigolos ? Mais pour que le mouvement prenne, il faut donner envie aux gens. Là, quand je les entends, j’ai l’impression d’entendre parler ma direction. C’est grave quand même ! »
« La base ne comprend pas la mollesse des positions défendues, constate Alexandre, syndicaliste dans l’édition. La confédération ne semble pas comprendre l’énergie, la volonté de se mobiliser pour agir, l’envie de bouger. Ils devraient utiliser ça. » Et de poursuivre sur la différenciation vis-à-vis de la CGT, adversaire historique de son organisation syndicale : « On comprend que la CFDT choisisse une stratégie différente de celle de la CGT. Mais nous devenons illisibles. On pose la question, et on n’a pas de réponse. La langue de bois, on a plutôt l’habitude de l’entendre de la part des DRH, pas de notre direction confédérale… »
Face à la scène, les remises en question de la position confédérale s’enchaînent, de plus en plus applaudies. Marylise Léon assure que le syndicat peut continuer à peser pour améliorer les décrets d’application, qui viendront préciser les choix du gouvernement, et notamment sur la composition et les moyens du futur comité social et économique, qui fusionnera dès le 1er janvier les délégués du personnel, le comité d’entreprise et le CHSCT. « Je ne vois pas pourquoi cela se passerait mieux pour les décrets d’application. Pourquoi le gouvernement ne pousserait-il pas son avantage, en allant au bout de sa logique ? », interroge une militante. « J’ai l’impression d’avoir face à moi des gens qui cherchent à se justifier par tous les moyens d’avoir commis l’irréparable. Et je suis très, très déçu », poursuit un autre. Un troisième conclut : « Aujourd’hui, vous entendez la base vous dire qu’il faut bouger ! »
Cet élu syndical barbu, qui revendique « 30 ans de syndicalisme », s’appelle Norbert Raffolt. Il est secrétaire général de la CFDT-Symnes (Syndicat de la métallurgie du nord et de l’est de Seine). Son organisation est une des plus virulentes au sein de la CFDT, présente à toutes les manifs d’importance depuis la contestation de la loi El Khomri en 2016. « On sert un peu d’alibi, on fait dans l’agit-prop, sourit-il. Il y a des organisations où on dit “Taisez-vous”, chez nous c’est plutôt “Cause toujours”… » Il retrouve vite son sérieux : « J’espère bien que la journée d’aujourd’hui permettra de faire évoluer la position de la direction confédérale… »
Rien n’est moins sûr. Marylise Léon déclenche quelques huées lorsqu’elle déclare que « se retirer aujourd’hui dans le camp de la rue, c’est renoncer à peser ». Et pourtant, la CFDT appelle bien à manifester avec les autres centrales. Mais seulement le 10 octobre, pour protester contre la sévère baisse du pouvoir d’achat infligée par le gouvernement aux salariés de la fonction publique. Interrogée sur une apparente contradiction, elle explique en substance que ce jour-là, les syndicats attendent énormément de monde dans la rue, contrairement aux dernières journées de manifestations interprofessionnelles, le 12 et le 21 septembre.
Une position parfaitement assumée par Laurent Berger. « Manifester, c’est une option pour les fonctionnaires, parce qu’il y a un débouché possible », a-t-il expliqué à la presse. Par exemple, obtenir une réelle compensation de la hausse de la CSG, ou la revalorisation du point d’indice, à nouveau gelé par le gouvernement. « Mais il ne faut pas mentir aux salariés, les ordonnances ont été signées », prévient celui qui ne croit pas qu’Emmanuel Macron reviendra sur la réforme du code du travail.
« On est allés trop loin dans l’acceptation »
« Combien de salariés sont allés dans la rue contre ces ordonnances ? On a un vrai sujet sur la question de la mobilisation », souligne Marylise Léon. Philippe Portier, le patron de la fédération métallurgie, insiste lui aussi sur ce point : « Quand on regarde le nombre de militants qui suivent les appels à manifester [des autres syndicats ], il y a un décalage Si on pense qu’appeler à manifester va plutôt nous desservir, on n’y va pas. »
Même son de cloche pour Véronique Descacq, la secrétaire générale adjointe de la CFDT. « Les membres du bureau national tournent sur le terrain, ils sont à l’écoute des militants. Si on avait eu le sentiment qu’il y avait un malaise, une volonté d’aller dans la rue, on se serait posé la question », assure-t-elle. « Ce que les militants nous disent, c’est qu’ils veulent un syndicalisme de résultat », martèle-t-elle. Les retours qu’elle a recueillis seraient plutôt qu’il est « hors de question de manifester avec la CGT, qui a fixé sa première date de mobilisation de façon unilatérale ». Le mécontentement de la foule est manifeste. « Mais viens nous voir vraiment, retourne à la base, putain ! », lâche un militant excédé.
Un groupe d’élus Air France assiste au débat et oscille entre amusement et inquiétude. « Chez Air France, on comprend la réaction de ceux qui sont le plus énervés. Non seulement on la comprend, mais on la partage, dit Dimitri. Cela dit, c’est plutôt sain que ça se passe comme ça, ça montre qu’à la CFDT, on peut discuter. » Stella abonde : « C’est bien tombé, cette date. Et c’est courageux de la part de la direction d’organiser une telle discussion, alors qu’ils savaient que ça allait mal se passer. »
Leur ami Abid a hésité à être présent : « Je ne voulais pas forcément venir parce que même moi, qui suis un modéré, j’ai été déçu par la position du syndicat. Mais je me suis dit qu’il était important d’être là, justement pour faire entendre notre voix et pour prouver qu’on peut s’écouter. » Il résume bien le sentiment général qui s’est exprimé lors de cette rude mise à plat des désaccords. « S’asseoir à la table avec le gouvernement, peser dans les négociations, c’est notre position à la CFDT. Et il est vrai que les conditions de travail évoluent, qu’il faut réfléchir, concède Abid. Mais là, on est allés trop loin dans l’acceptation. Si cette réforme passe comme ça, la prochaine sera plus dure encore. »
Mais de ces échanges, Laurent Berger ne souhaite pas retenir seulement la tension, ou les désaccords. « Je n’ai pas entendu la même chose que vous aujourd’hui, pas seulement de la râlerie. J’ai aussi entendu de la fierté, a-t-il assuré aux journalistes après son discours. Que des adhérents CFDT soient en colère, je peux le comprendre. Mais notre ton n’a pas changé, notre positionnement n’a pas varié. » Il compte le prouver dans les semaines à venir, le gouvernement s’apprêtant déjà à lancer une nouvelle salve de réformes, celles de l’assurance chômage et de la formation professionnelle. Le gouvernement promet, après la flexibilité, plus de sécurité. Et le dirigeant syndical entend bien le prendre au mot. « La CFDT a entendu le message, prévient-il. Et le gouvernement a intérêt à être au rendez-vous. »