« Front social », résistance sociale…comment faire?

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Des débats transversaux ont lieu dans le syndicalisme, qui a été assez absent de la campagne présidentielle. Ces débats accompagnent des initiatives diverses : espace commun « Nos droits contre leurs privilèges« , appel au « 1er tour social » le 22 avril, constitution de « Front social » pour le 8 mai, propositions de réunions intersyndicales (par Solidaires), mises en garde de responsables syndicaux CGT et FO sur les premières mesures annoncées du président Macron. Voici une nouvelle contribution de Théo Roumier, syndicaliste, parue dans Médiapart le 10 mai, qui évoque les liens entre le « social », la « gauche de rue« , souvent absente des préoccupations des  « politiques ».

 

Ne nous lamentons pas, organisons-nous

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Le Pen est battue et Macron est élu. Nous savons maintenant contre quel pouvoir lutter, même si nous devons dans le même temps trouver le moyen de réduire l’influence de l’extrême droite. Un front social, oui, c’est ce qu’il faut construire. Commençons d’abord par reprendre le problème à la base : comment on s’organise ?

L’entre-deux tours a été dominé par un débat sans fin (enfin si, le 7 mai au soir) : voter Macron ou pas ? On ne parle évidemment pas d’un éventuel vote de conviction (très faible au final1), mais bien de ce « vote barrage » qui lui a apporté les voix nécessaires pour l’emporter et battre Le Pen. Dans le même temps, l’abstention, les votes blancs et nuls atteignent un niveau inédit pour un second tour d’élection présidentielle.

On peut encore discuter du « bénéfice » des deux tactiques pour notre camp : réduire le pourcentage de Le Pen pour limiter l’accès de confiance qui pouvait saisir les militant.e.s d’extrême droite avec un score élevé ; ou réduire le pourcentage de Macron afin de délégitimer le futur pouvoir et faire en sorte que l’abstention de gauche soit incontournable2. Les organisations syndicales comme la CGT et Solidaires qui avaient appelé à ne pas donner une seule voix à Le Pen n’avaient pas voulu forcément opposer les deux, et elles ont sans doute eu raison. Elles appelaient par contre à manifester massivement le 1er mai.

C’est sans doute bien plus sur la préparation de cette journée de lutte que les énergies militantes auraient du se concentrer. Tout indiquait que la mobilisation allait être compliquée : l’atonie des réactions dans la rue au soir du premier tour, comme dans la semaine qui a suivi et précédé le 1er mai, était prévisible. Depuis plusieurs années, la banalisation de l’extrême droite se constate aussi par la difficulté de plus en plus grande à construire un antifascisme spécifique, qu’il cherche à s’exprimer dans des structures militantes3 ou dans des rassemblements, des débats, des manifestations…4 ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer à y travailler, notamment parce que du côté des syndicats, une action unitaire se maintient malgré tout5.

Forcément, dans ce contexte, le 1er mai 2017 n’a pas été à la hauteur de 2002 (mais personne ne croyait à cette éventualité). Mais il n’a pas non plus réussi à imposer la question sociale sur le devant de la scène – ce qui aurait du être l’objectif du « peuple de gauche » (comme on dit) et qu’aurait peut-être permis une plus forte mobilisation – question qui a été bien plus incarnée par la fermeture de l’usine Whirlpool et la désastreuse double visite Macron-Le Pen.

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Et pourtant…

Des grèves, des contestations il y en avait pourtant dans cet entre-deux tours6, d’autres sont d’ores et déjà appelées comme dans les Centres d’appels les 13 et 15 mai prochain. Mais c’est bien encore une fois l’échéance électorale qui a polarisé : certain.e.s s’y sont résigné.e.s, d’autres y ont cru, particulièrement celles et ceux engagé.e.s dans la « France insoumise ». Quoi qu’il en soit il serait contre-productif d’attendre une fois de plus les législatives et leurs résultats : c’est toujours maintenant qu’il faut réagir7. Se réveiller à l’été rendra plus difficile toute entreprise de mobilisation contre les lois anti-sociales que nous a promis Macron. Tout ce qui sera fait d’ici là est bon à prendre.

Dans plusieurs grandes villes, au soir du second tour et le lendemain, le 8 mai, des manifestations ont été organisées (Besançon, Clermont-Ferrand, Grenoble, Le Havre, Orléans, Paris, Poitiers, Rennes, Rouen, Strasbourg, Tours…). À l’image du 1er mai, elles n’ont pas mobilisé forcément largement (c’est en centaine, au mieux, que se comptaient les manifestant.e.s en région), mais il était important qu’elles se tiennent. À Paris notamment, c’est appelée sous le nom de « Front social » qu’une manifestation a rassemblé plus de 5000 personnes.

Pour autant, si un front social devait se constituer, ce qui est éminemment souhaitable, il ne pourrait se limiter à un logo et à des initiatives parisiennes. C’est bien plus profondément qu’il faudrait aller le chercher et l’ancrer, dans des pratiques au coeur desquelles l’auto-organisation doit prendre toute sa place. Questionner la représentativité des assemblées que nous animons, de même que l’audience réelle de nos initiatives, on ne peut pas l’écarter d’un revers de la main en se disant que l’action prime.

C’est pour ça qu’il faut plus et mieux partager, confronter nos stratégies de mobilisation pour faire face à l’urgence, contrer Macron et défaire durablement Le Pen. Pour cela, et pour aussi espérer voir émerger ce front social, il faut – au moins – trois choses :

– trouver des espaces de convergences et/ou d’alliance : ça a été le cas lors de la Marche pour la Justice et la Dignité du 19 mars, c’est ce qu’ont tenté les syndicalistes d’On bloque tout et c’est aussi ce que cherche à faire la campagne « Nos droits contre leurs privilèges ». C’est une priorité… tout du moins ça devrait l’être plus et pour plus de monde. Il est clair que, législatives approchant, ces convergences ne peuvent pas pour l’heure intégrer quelque organisation ou parti politique que ce soit. Nous sommes encore très très loin de ce qu’a pu représenter un LKP en Guadeloupe en 2009 par exemple. Et même si bien évidement il n’y a pas de « recettes » à reproduire en toutes circonstances et en tous lieux à l’identique, nous avons tout intérêt à chercher à rassembler toutes celles et tous ceux qui font le mouvement social et les luttes aujourd’hui plus qu’à y « découper » des franges radicales.

– parce qu’on ne peut pas en faire l’impasse, il faut aussi mener le débat démocratique sur cette question dans les organisations constituées sans chercher à les contourner. Ces organisations du mouvement social, associations et syndicats de lutte, ne sont pas réductibles à des « appareils ». Dire que ce ne sont que des sortes de « superstructures bureaucratisées » dont il n’y a rien à sauver n’est pas vrai. Elles représentent, ne serait-ce que pour les seuls syndicats, des centaines de milliers de femmes et d’hommes qui s’y reconnaissent, s’y engagent, les construisent. Ce sont elles et eux qui font vivre et mettent en œuvre concrètement les solidarités et les résistances quotidiennes qui seront le seul ciment possible d’un véritable front social.

– enfin, renforcer nos outils de lutte et de résistance dans la durée et éviter le « zapping » militant, faute de quoi tout « front social » ne serait que mouvement pour le mouvement. Convaincre de se syndiquer, de rejoindre une association de lutte, un collectif, organiser des temps d’échanges – pour agir – sur les lieux de travail, dans nos villes et quartiers, c’est une nécessité. Et s’il le faut, actualiser les formes de nos outils, leurs pratiques, leurs structurations pour s’adapter aux coordonnées contemporaines, « parler » plus largement qu’ils ne parlent aujourd’hui. Ce dernier point mérite d’être développé (autant qu’on peut le faire dans un billet de blog).

Reconstruire oui, mais reconstruire quoi ?

Les appels à reconstruire « la gauche » se multiplient. On a vu nombre de tribunes dire qu’il fallait « tout réinventer ». Soit. Mais dans la plupart de ces textes le mouvement social est le grand absent. Pourtant se limiter à l’isoloir (qui ne porte on ne peut mieux son nom), c’est faire une croix sur le collectif. Et rien ne sera possible, pour personne, si cette gauche des rues et des grèves ne se renforce pas, si elle ne porte pas, par elle-même, son propre imaginaire social. Faire le choix délibéré de la subordonner à des intérêts partidaires se serait l’appauvrir, la déssécher, et faire courir un grave danger à toutes celles et tous ceux qui veulent changer la société… parce que c’est bien de ses réalités et de ses contradictions qu’il faut partir pour les transformer.

Les stratégies peuvent varier. À la manière du Comité invisible, on pourrait se dire qu’il suffit de s’en remettre aux affinités et aux amitiés pour que, « naturellement », une alternative émerge au gré d’une succession d’émeutes de plus en plus rapprochées. On peut aussi en douter fortement. Parce qu’une telle proposition fait l’impasse sur le nœud qu’est le travail dans la vie de la plupart d’entre nous, et dont bien peu – même si on peut le regretter – ont la possibilité de s’émanciper. Conséquence de cela, dans presque toutes les contributions qui parlent « reconstruction » il y a quasi-systématiquement le même angle mort sur l’action syndicale. Pas ou peu de commentaires, de réflexions… pourtant, à titre d’exemple le sociologue Julian Mischi a rappelé l’importance que cette forme d’engagement recouvre dans les territoires ruraux notamment, ceux-là mêmes qui sont frappés de plein fouet par la progression de l’extrême droite. Et les deux sondages publiés après le premier tour de l’élection présidentielle attestent que le syndicalisme reste toujours un rempart au vote FN.

Reconstruire de l’action collective c’est déjà partir de là : la réalité de l’exploitation et/ou de l’oppression vécue. Celle que l’on subit au travail est la plus partagée (encore une fois même lorsqu’on en est exclu.e – parce qu’il y a alors injonction à accepter n’importe quel « boulot de merde » ; ou qu’on n’en a pas assez – parce qu’il faut alors subvenir à ses besoins dans des conditions de plus en plus précaires). Repartir de là permet aussi d’intégrer les nouvelles formes de travail ubérisées, si chères à Mr Macron, dans notre champ d’intervention. Depuis plusieurs mois, l’action collective s’y est invitée. Il y a le syndicat des coursiers à vélo lancé par la CGT en Gironde. Sur Paris, le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est né dans lequel se retrouvent des livreurs à vélo syndiqués et non-syndiqués.

Et faire avancer l’action collective, c’est faire avancer la solidarité. Mais il ne faut pas négliger que dans nos organisations mêmes, l’égalité, la solidarité doivent être la règle pour toutes et tous. Tout comme le combat féministe a progressé dans nos structures (et même s’il reste toujours beaucoup à faire comme en témoigne la réussite mitigée du 8 mars dernier), il faut aussi que le racisme et la lutte contre l’islamophobie soient plus pris en charge dans les syndicats. Parce qu’au travail on subit encore plus de discriminations lorsqu’on est femme, noir.e, arabe… Avec quelques camarades, c’est ce que nous disions dans la tribune « Syndicalistes, nous marcherons le 19 mars » publiée sur Mediapart : « Si les discriminations ne se réduisent pas à la domination sociale, elles s’articulent à celle-ci pour la renforcer. Combat social et antiraciste, loin d’être antagoniques, doivent se nourrir l’un l’autre. »

Ces enjeux, de taille, posent nécessairement la question de l’interprofessionnel. Un syndicat ça n’est pas fait pour défendre des intérêts particuliers mis bout à bout, qui pourraient s’opposer les uns aux autres, c’est partir des luttes « corporatives », de la réalité du travail vécu pour bousculer les murs des corporatismes pour le coup et poser la question du changement de société et des intérêts communs que nous avons, en tant que classe donc (à priori se débarrasser du capitalisme est un bon horizon). Et, oui, ça il faut aussi le faire vivre au quotidien. La revendication de la réduction du temps de travail a historiquement tenu ce rôle pour le syndicalisme : c’était la journée de 8 heures hier, ce sont les 32h par semaine aujourd’hui. Si on parlait un peu plus d’alternatives pour vivre et travailler mieux et autrement, on sortirait d’un certain nombre de débats mortifères. Qu’un Collectif syndical contre l’aéroport à NDDL et son monde se soit constitué en lien avec la ZAD va dans ce sens : « C’est que ce besoin de « reprendre sa vie en main » concerne effectivement beaucoup de salarié-e-s, de militant-e-s. Défendre la ZAD, c’est donc pour nous aussi soutenir une expérience d’émancipation du capitalisme et des rapports marchands. » De même remettre sur le métier la question de l’autogestion de la production, comme l’ont fait entre autres les Scop-ti ici, et plus fortement encore les entreprises récupérées en Argentine ou en Grèce, en l’insérant dans un projet de société qui plus est, ne serait pas une si mauvaise idée.

Et tout ça commence par s’engager dans le syndicat, le collectif, l’association qui lutte au boulot, dans notre ville, notre quartier.


1  : Comme l’a montré Maxime Combes ici.

2  : Les billets de Philippe Marlière ici et de Ludivine Bantigny ici ont assez bien exprimé chaque point de vue.

3  : Voir l’article de Karl Laske sur la disparition du réseau Ras l’Front.

4  : Pour seul exemple, le fiasco de la mobilisation contre le Congrès du FN à Lyon en 2014 a marqué les esprits.

5  : Rappelons la campagne intersyndicale CGT-FSU-Solidaires contre l’extrême droite ou le travail au long cours de VISA, Vigilance et initiative syndicale antifasciste.

6  : Voir les pages Facebook « Luttes invisibles » et « On bloque tout ».

7  : L’Union syndicale Solidaires a en ce sens envoyé une invitation à une rencontre intersyndicale le jeudi 11 mai.

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