Grèves et réflexions syndicales

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Dans la foulée du livre de Baptiste Giraud (Réapprendre à faire grève, PUF) que nous avons commenté (ici : http://syndicollectif.fr/?p=25168, et encore ici :http://syndicollectif.fr/?p=25132) , voici un article paru dans la revue Socialter, décrivant les obstacles à faire grève, à les coordonner, et revenant sur des expériences de luttes dans le commerce et les hôtels. Avec notamment les points de vue de Karl Ghazi (US commerce CGT Paris), de Baptiste Giraud et des témoignages de grévistes.
Socialter : www.socialter.fr : magazine papier bimestriel disponible en kiosque dans toute la France,  « se penche sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Loin des solutions toutes faites et des approches dogmatiques, avec une ligne qui questionne plus qu’elle n’impose, Socialter entend repolitiser le débat avec une question en tête : comment faire évoluer la société vers plus de justice, plus de démocratie, dans le respect des équilibres écologiques ?« 

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Le lent déclin de la grève

 

Nils Buchsbaum

 Dans l’imaginaire collectif, la grève demeure un horizon possible pour les salariés qui souhaitent défendre leurs revendications. Pourtant, depuis plusieurs décennies, les grèves sont tendanciellement moins nombreuses et moins mobilisatrices. Ce mode de lutte apparaît difficile pour un nouveau prolétariat coupé de l’héritage syndical traditionnel.

 C’est un hôtel 5 étoiles comme on les imagine. Avenue Georges V à Paris, à deux pas des Champs-Élysées, son nom écrit en lettres d’or sur la devanture, de larges baies vitrées à travers lesquelles on peine à percevoir le bal des valises et des riches anonymes. Mais ce jour de septembre pluvieux, la magie dispendieuse des lieux est quelque peu perturbée. Devant l’entrée, au cortège des voitures de luxe se mêlent des drapeaux CGT et plusieurs dizaines de salariés débrayeurs (1 ) de l’hôtel Le Prince de Galles qui dénoncent la pénibilité de leur travail et exigent une augmentation des moyens humains et matériels.

Des luttes et des grèves comme celles-ci, durant quelques jours ou plusieurs semaines, à échelle de l’entreprise, il en existe des centaines chaque année en France, particulièrement dans les secteurs du commerce et des services où les conditions de travail dégradées sont régulièrement pointées du doigt. Ces « petites » mobilisations passent souvent sous les radars médiatiques et sont dissociées des grands appels nationaux à la grève et aux manifestations. Mais loin du cliché conservateur et éculé d’un pays prompt à se mettre en grève au moindre conflit, la France a vu ces dernières décennies les grèves d’entreprise perdre leur intensité.

En 2023, seuls 2,4 % des établissements de plus de dix salariés ont déclaré avoir connu une grève. Ce déclin de la participation gréviste s’explique par les modifications structurelles du salariat et par les obstacles de plus en plus nombreux auxquels sont confrontés les employés qui redoutent les sanctions, les pressions et la répression dont le patronat use.

« Le premier obstacle, c’est la peur »

Karl Ghazi, dirigeant de l’Union départementale CGT de Paris, en a connu des conflits, des salariés en colère, des piquets de grève et des luttes. Il le dit sans ambages : « Le premier obstacle, c’est la peur. » Il ne suffit pas que les salariés soient à bout de nerfs, exaspérés par leur employeur, pour qu’ils se mettent en grève. Quand on touche seulement un Smic, un jour de grève, même un débrayage d’une heure ou deux, c’est un coût économique non négligeable. La peur est d’abord celle des fins de mois. « La grève fait aussi peur car dans de nombreux secteurs, la pression patronale sur les salariés est très forte », souligne auprès de Socialter le sociologue Baptiste Giraud qui a publié en septembre dernier Réapprendre à faire grève (PUF, 2024), un ouvrage dans lequel il analyse le travail syndical d’organisation et d’apprentissage de la grève dans des univers professionnels peu habitués à en connaître, comme une chaîne de pizzerias ou un hôtel.

Un nouveau prolétariat loin du mythe de l’ouvrier dans son usine

S’il persiste bien souvent une représentation mythifiée du prolétaire ouvrier dans son usine, en quarante ans, le monde du travail français s’est profondément modifié. Selon l’Insee, entre 1982 et 2023, la part des ouvriers a baissé de 11,3 points. En 2023, le secteur d’activité tertiaire regroupe 77,6 % des personnes en emploi (2). Le développement d’un « nouveau prolétariat », comme le nomme Baptiste Giraud, très présent notamment dans les secteurs de la livraison, de la propreté ou de la logistique, ainsi que la restructuration du monde du travail en une multitude de petites unités de travail ont compliqué la tâche des syndicats pour organiser des mobilisations de travailleurs et les initier aux pratiques de la lutte.

L’enracinement des syndicats et les mobilisations sont aussi contraints par la précarité des salariés. Ils sont souvent peu qualifiés et considérés par le patronat comme inter- changeables. Recours à l’intérim, contrats de travail atypiques, temps partiel subi et horaires décalés sont monnaie courante.

Selon l’Observatoire des inégalités, 16 % des emplois salariés ont un statut précaire en 2023, un niveau deux fois plus élevé que dans les années 1980 (3).  Le nombre de syndiqués est en baisse constante depuis dix ans. Les syndicats sont absents de quatre entreprises sur dix et, en 2019, seuls 10,3 % des salariés déclarent adhérer à un syndicat. Des écarts importants existent entre les secteurs d’activité : 10,9 % des salariés de l’industrie sont syndiqués contre seulement 5,9 % dans le secteur de l’hébergement et de la restauration.

« Le pouvoir des managers s’exerce au quotidien à travers le contrôle de l’activité du salarié dans des rapports de domination très rapprochés. » Se mettre en grève, c’est déjà défier l’ordre managérial et s’exposer aux risques de représailles. Le manager peut se venger sur les grévistes en les assignant ensuite à des tâches plus difficiles ou en supprimant des primes. « C’est un des effets pervers des nouvelles formes de rémunération, comme il y a de plus en plus de primes par objectif, par performance. C’est un levier simple à actionner pour sanctionner les grévistes », affirme Baptiste Giraud.

Les syndicats sont absents de quatre entreprises sur dix et, en 2019, seuls 10,3 % des salariés déclarent adhérer à un syndicat. Des écarts importants existent entre les secteurs d’activité : 10,9 % des salariés de l’industrie sont syndiqués contre seulement 5,9 % dans le secteur de l’hébergement et de la restauration.

L’héritage perdu de la pratique de la grève

Certains secteurs comme la chimie, l’énergie, la SNCF ou la fonction publique demeurent des terrains traditionnels de l’action syndicale. Ils conservent beaucoup de ressources du fait de nombreux militants, mais ont aussi une très longue histoire syndicale qui se transmet de génération en génération. La pratique de la grève fait partie intégrante de cet héritage et s’accompagne des récits d’illustres luttes comme la grève de 1995 contre la réforme des retraites du gouvernement Juppé (4).

Or la transmission de ce rapport politisé au syndicalisme, puissant dans les années 1970, est absente dans les nouveaux secteurs du prolétariat. Les délégués syndicaux n’ont bien souvent pas de « culture syndicale », et sont sans liens avec les partis politiques. « Ils s’engagent dans le but de faire respecter la loi face à des abus. », souligne Baptiste Giraud et se trouvent démunis face à la perspective d’un conflit avec leur patron. Le monde du travail est aussi de plus en plus éclaté géographiquement, ainsi, des employés d’une même entreprise peuvent ne jamais se retrouver sur le même lieu de travail.

Et sur un même site peuvent être présents des salariés qui dépendent d’employeurs différents et qui ont des contrats différents, des CDI à temps plein peuvent côtoyer des intérimaires, des sous-traitants ou d’autres contrats précaires.

« Imaginez un grand magasin, suggère Karl Ghazi, vous avez affaire à des salariés qui sont répartis sur des dizaines, voire des centaines d’employeurs différents. Ça ne se voit pas, mais le vendeur ou la vendeuse de Chanel n’est pas salarié du magasin mais de Chanel. Les salariés de la bijouterie ne sont pas sous la convention collective du commerce mais couverts par celle de la métallurgie. » Dans ces conditions, il est très improbable de voir se former un mouvement de grève unique puisque les employés ne considèrent pas qu’ils font partie d’une même communauté de travailleurs, même s’ils concourent à la même production.

Pourtant, un jour, arrive l’humiliation de trop. La grève est avant tout l’expression d’un « ras-le-bol » de salariés cherchant à défendre leur dignité. Pendant de longues semaines, voire des mois, les collègues ont discuté, ont subi, ont fait le dos rond, mais ce jour-là cela ne passe plus, ils se déclarent en grève. Que faire maintenant ? Existe-t-il un manuel ?

Karl Ghazi se souvient d’un militant syndical d’une grande enseigne de sport, arrivé sur le piquet de grève sans mégaphone, sans table, sans pétition, et qui a ainsi découvert la nécessité d’être doté de tout ce matériel.

La transmission des savoir-faire de la grève incombe aux militants d’expérience, les permanents des structures locales des syndicats comme Karl Ghazi, qui sont appelés par les délégués syndicaux pour soutenir les grévistes. Ils ne peuvent que dispenser leurs conseils sur le tas car le reste de l’année, ils n’ont pas le temps d’être en lien quotidien avec les militants et de les former. L’Union syndicale CGT Commerce de Paris ne dispose que de trois permanents pour un million de salariés dans ce secteur d’activité, et près de 3 000 adhérents. Lors des conflits, ils sont essentiels pour dispenser des conseils juridiques et soutenir le moral des salariés qui, parfois, peuvent avoir peur de leur audace. Sandra Gaultier, qui vivait sa première grève à l’hôtel Prince de Galles en septembre, se souvient : « Le permanent de la CGT venait tous les jours nous soutenir, nous encourageait à tenir bon, nous aidait à faire des pancartes et à mettre nos idées sur papier quand il y a eu des négociations avec la direction. »

 

Les pressions des patrons

Une fois que la grève est engagée, l’objectif des directions est de neutraliser son impact sur la production. Elles n’hésitent pas à employer des moyens retors pour tenter de casser une grève. En septembre dernier, plusieurs femmes de ménage de l’hôtel Sofitel Le Scribe à Paris (IXe arrondissement) arrêtent le travail pour réclamer la prime JO qui leur avait été promise par la direction avant l’été. Cette dernière n’a pas hésité à demander à d’autres employés de les remplacer.

« Bagagistes, réceptionnistes, tout le monde a essayé de faire les chambres, mais ça n’a pas marché. C’est un vrai métier, n’importe qui ne peut pas le faire ! » sourit Esther, femme de ménage gréviste. Au bout de trois jours, la direction a dû se rendre à l’évidence : les chambres n’étaient pas convenablement nettoyées. Les salariés ont obtenu leurs primes.

Mais une grève des salariés ne provoque pas nécessairement l’arrêt de la production. Un supermarché dont les employés sont en grève peut par exemple rester ouvert avec les caisses automatiques allumées confiées aux vigiles employés par une entreprise sous-traitante. Si on entrevoit une solidarité entre ces travailleurs, une convergence des luttes semble actuellement un horizon inatteignable. L’enjeu des directions est alors d’empêcher tout rassemblement aux abords de l’entreprise. Depuis plusieurs années, les directions ont systématiquement recours à des huissiers pour constater tout fait qui pourrait être retenu contre les grévistes. « Elles engagent des actions en justice en sachant que cela coûte beaucoup d’argent aux grévistes et aux syndicats. Le risque est aussi que la négociation porte sur l’abandon des poursuites judiciaires plutôt que sur les revendications des salariés », analyse Baptiste Giraud. Récemment, la cinquantaine de grévistes de l’hôtel Prince de Galles a été convoquée au tribunal de Bobigny après qu’un huissier a constaté des nuisances sonores. Mais cette fois, le juge a demandé à la direction de trouver un terrain d’entente avec les grévistes, donnant raison à ces derniers.

Entre dignité retrouvée et résignation

A-t-on toujours raison de faire grève ? Pour des salariés qui exercent des professions très dévalorisées, la grève est un moyen de montrer l’utilité de leur travail et de rééquilibrer, au moins un temps, les rapports de force au sein de l’entreprise. Pour Esther, primo gréviste de l’hôtel Sofitel Le Scribe, il n’y a pas de doute : « C’est la meilleure façon de revendiquer ses droits. À l’avenir, si on ne nous écoute pas, on recommencera. » Baptiste Giraud appelle cependant à tempérer les visions trop héroïques de la grève et des grévistes, et à se poser la question du « rendement » de la grève, de son efficacité. Une grève sans véritable gain peut redoubler le sentiment d’impuissance et alimenter la résignation. Il cite l’exemple d’un conflit dans un entrepôt où la grève s’est étirée et a été très difficile à tenir pour les salariés. « À la fin, les résultats ont été très limités. Cela n’incite pas à renouveler l’expérience. »

C’est pourquoi, du côté des permanents syndicaux, on essaie toujours de valoriser les gains moraux, la dignité retrouvée face à l’employeur, de faire valoir auprès des salariés tout ce que la grève a permis d’obtenir. L’enjeu est aussi qu’elle soit le point de départ d’une dynamisation du syndicat. La grève apparaît donc comme une munition à utiliser au bon moment. Baptiste Giraud avertit :  « Il ne suffit pas d’avoir un discours incantatoire sur la grève, il faut aussi voir à quelles conditions elle est possible et peut être efficace. »

Notes :

  1. Le débrayage est l’action par laquelle des salariés d’une entreprise quittent d’une manière concertée leur poste de travail pour une courte durée, en général quelques Il permet de signifier à l’employeur que les employés se mobilisent collectivement sans stopper totalement la production et sans perdre une journée complète de salaire.
  1. « Emploi, chômage, revenus du travail », Insee, édition 2024, 22 août 2024.
  1. « La précarité du travail a été multipliée par deux en quarante ans », Observatoire des inégalités, 8 novembre 2024.
  2. La réforme envisageait notamment de toucher aux régimes spéciaux des cheminots. Le trafic ferroviaire avait été paralysé pendant une vingtaine de jours, jusqu’à l’abandon du projet.
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