Le gouvernement cédera-t-il sur l’âge pivot à la CFDT? Il parviendrait ainsi à diviser la puissance de la lutte, puissance qu’elle ne construit pas mais qui permet à la CFDT de résister à certaines outrances du libéralisme, sans résultat probant. C’est ce que décrit l’article de Manuel Jardinaud dans Médiapart, que nous nous permettons de republier.
CFDT: la stratégie de l’impasse
Depuis la loi El Khomri, la CFDT a perdu tous ses combats, ne préservant que quelques miettes au profit des salariés. Un syndicalisme défensif qui interroge alors que, sur la réforme des retraites, la centrale de Belleville est à nouveau mise en difficulté.
Préservation de quelques miettes sur la loi El Khomri. Minimum à peine conservé sur les ordonnances Pénicaud. Trahison par le pouvoir sur le compte personnel de formation. Humiliation sur l’assurance-chômage. Et, aujourd’hui, chausse-trape sur la réforme des retraites. La CFDT continue, vaille que vaille, d’avaler des couleuvres au nom d’un réformisme qui n’a plus aucune prise sur la politique des exécutifs successifs.
Dans une interview donnée à Mediapart en mai 2018, répondant à une question sur les conséquences néfastes de la réforme du code du travail votée par La République en marche (facilitation des licenciements et effondrement des recours aux prud’hommes notamment), Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, répondait, pour justifier sa stratégie : « J’ai horreur des photographies prises à un moment donné, je préfère regarder le film. »
Le film de ces quatre dernières années, justement, s’apparente à une succession de reculades plus ou moins immédiates, de fausses victoires et de vrais échecs non avoués. Prenons la première séquence de l’histoire à partir de la loi El Khomri, grande trahison sociale du quinquennat Hollande. À cette époque, la CFDT, comme à son habitude, marche main dans la main avec le pouvoir « socialiste », allié politique naturel et historique de ce syndicalisme dit de transformation.
Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, souhaite porter une grande loi incluant celle – déjà néolibérale – qui fut appelée de son nom (avec les fameux « bus Macron ») et le volet de réforme du code du travail. Celui-ci est finalement défendu par Myriam El Khomri, ministre du travail, sous le contrôle de Manuel Valls, le chef du gouvernement. Emmanuel Macron attendra d’être élu président de la République pour parachever le travail de détricotage des protections sociales des salariés qu’il n’a pu à l’époque mener à bien personnellement…
Mais la méthode est déjà là, agressive et non négociée. La concertation n’est même pas envisagée – Emmanuel Macron en tirera les conséquences en inventant un dialogue social fantôme. En ce temps, la CFDT appuie une réforme soft, mais découvre – ô surprise – que le texte est beaucoup plus dur et radical que ce qu’elle promeut. Premier coup de menton de Laurent Berger pour dénoncer ce passage en force, comme il en a pris l’habitude depuis.
Après la fuite de l’avant-projet de loi en février 2016, dans un entretien au Monde, Laurent Berger hausse le ton, à sa façon, déçu d’avoir été dupé par le gouvernement. Il y exprime un « désaccord ultraprofond » sur le plafonnement du niveau des indemnités prud’homales (« Il est hors de question que cela reste en l’état »), ainsi que sur l’assouplissement des règles sur la motivation des licenciements économiques : « On part du principe que ce qui empêcherait d’embaucher serait la peur de licencier. C’est stupide. […] Le gouvernement a cédé à la panique et aux idées de libéralisation les plus farfelues du patronat. »
En France, on ne se fâche pas avec la CFDT, futur « premier syndicat de France ». Des concertations sont finalement ouvertes alors que la rue se mobilise, y compris avec la centrale de Belleville.
La CFDT gagne quelques points, avec le compte personnel d’activité (CPA, qui comporte le compte personnel de formation et le compte pénibilité) – qui accouche finalement d’une souris au regard de l’objectif de départ –, l’instauration d’un barème prud’homal « indicatif » (donc non obligatoire), quelques facilités sur le télétravail et, selon le syndicat, un renforcement du dialogue social dans l’entreprise et les branches. L’honneur est sauf pour Laurent Berger, et Manuel Valls armé de son 49-3 peut finir le travail en écrasant ses adversaires internes et la fronde syndicale pour faire passer la loi.
Que reste-t-il aujourd’hui de ce que Laurent Berger croyait avoir, sinon gagné, du moins préservé ? Rien. Ou trois fois rien. Ceux avec qui il croit encore pouvoir négocier des miettes sur la réforme des retraites ont systématiquement et avec application réduit à néant ce que le patron de la CFDT pensait être des avancées sociales.
Le compte pénibilité ? Raboté dès le début du quinquennat, grâce à un amendement présenté par celui qui, aujourd’hui, est secrétaire d’État aux retraites, Laurent Pietraszewski. La « victoire » de la CFDT lors de la réforme Touraine des retraites devient un simple dispositif de prévention où le port de charge lourde par exemple n’est plus pris en compte. Aujourd’hui, faisant de la pénibilité l’un de ses chevaux de bataille dans le cadre de la réforme des retraites, la CFDT continue pourtant de discuter avec ceux-là mêmes qui l’ont mise à bas.
À l’été 2017, Laurent Berger a continué à jouer son rôle d’interlocuteur privilégié du gouvernement quand le contenu des ordonnances était déjà en train d’être discuté puis voté à l’Assemblée par une majorité aux ordres et bien loin de prêter la moindre oreille aux syndicats. Une fable de démocratie que la CFDT a préféré ignorer pensant être à même, sur le contenu des ordonnances, d’infléchir le penchant néolibéral de l’exécutif.
Résultat : le barème prud’homal est finalement rendu obligatoire et même le CDI est attaqué par la possibilité pour les branches de négocier sur le contrat de chantier.
« Parfois le syndicalisme gagne lorsqu’il pare les mauvais coups »
Plus grave, le dialogue social au sein de l’entreprise est en partie vidé de ses garde-fous pour les salariés avec la création d’une nouvelle instance (le CSE), la fin du CHSCT et un tiers de représentants des salariés en moins. Exactement ce que Laurent Berger pensait avoir sauvé lors de la loi El Khomri quand Emmanuel Macron était ministre de l’économie, et qui est au cœur de son combat pour un syndicalisme au sein des entreprises.
Il reconnaissait lui-même cette défaite auprès de Mediapart en 2018 : « Il y a clairement une restriction de l’action syndicale, et surtout une baisse de la représentation des travailleurs, avec notamment une diminution des élus de proximité. Mais cela, on l’avait dit. » Dit oui, mais si peu combattu.
Mais, tout à son aveuglement, tout à son supposé progressisme, le secrétaire général de la CFDT s’est arcbouté dans une posture se voulant ouverte, histoire de grappiller quelques non-reculs, plus que des avancées. Toujours être à la table, quel que soit le menu, même indigeste. Conclusion : en dehors de la préservation de certains thèmes négociés par la branche et non pas au niveau de l’entreprise (qu’un décret minorera un an plus tard), les vœux de Laurent Berger s’évaporent devant le rouleau compresseur LREM.
Après le vote définitif de la loi, il confie à la presse que ce texte « est une occasion manquée et c’est sans doute une inflexion qui penche un peu trop vers le libéral ». À Mediapart qui, en mai 2018, lui demande ce qu’il a pu obtenir depuis l’élection d’Emmanuel Macron, Laurent Berger répond, inventant un syndicalisme défensif : « Parfois le syndicalisme gagne lorsqu’il pare les mauvais coups. Sur la séquence ordonnances, sans notre action, c’était le tsunami syndical. Je crois aussi que l’augmentation de l’indemnité légale de licenciement [passée d’un quart de mois de salaire par année d’ancienneté à un tiers de mois de salaire – ndlr], ce n’est pas anodin pour ceux qui la touchent. Sur la formation professionnelle, l’amélioration du CPF [compte personnel de formation], ce n’est pas anodin. »
Bien peu donc. D’autant que le CPF, ce vieux combat cédétiste jusque-là préservé, est aujourd’hui vidé de sa substance, avec un sous-financement des formations dû à la conversion dudit compte en euros et non plus en heures. Son corollaire, l’accompagnement des salariés et des demandeurs d’emploi, n’est toujours pas à la hauteur.
Dès le texte de loi connu, le responsable de la question à la CFDT Yvan Ricordeau avait pourtant assuré : « Mais le travail syndical ne s’arrête pas là, bien au contraire. Il va se poursuivre jusqu’à la fin de l’année pour peser sur le Parlement sur chacun des sujets. » Naïveté ou optimisme ? Son syndicat n’a en rien empêché le gouvernement de libéraliser le système à l’opposé de ce que prônait la CFDT.
Mais il ne faut point changer de ligne, le réformisme a un coût, celui de gros échecs et de petits succès. La réforme de l’assurance-chômage fait assurément partie de la première catégorie. « On va passer d’un système d’indemnisation chômage à un système d’accroissement de la pauvreté », a dénoncé Laurent Berger. Il a même parlé de « tuerie » pour les demandeurs d’emploi. Conséquences de ce coup de colère ? Aucune, la mise en œuvre de cette « tuerie » a déjà commencé.
Cette claque – alors que la CFDT était favorable à certaines mesures comme l’ouverture de l’indemnisation aux démissionnaires et aux indépendants ou le bonus-malus en cas de trop de recours aux CDD – n’a pourtant pas asséché la soif de réformisme de la CFDT. Toujours prompte à s’asseoir autour de la table, la centrale a accueilli avec enthousiasme les discussions sur les retraites.
De fait, sur le papier, ce que propose au départ Emmanuel Macron est grosso modo ce que revendique la CFDT depuis plus d’une décennie. Au diable donc les manipulations du pouvoir sur les ordonnances Pénicaud, les trahisons de l’exécutif sur le CPF ou l’assurance-chômage, enfin la CFDT va sortir vainqueur de ce combat-là et pouvoir brandir avec honneur sa médaille de « premier syndicat de France ».
Mais qui se soucie encore de la CFDT au gouvernement ? De la même façon qu’il méprise les grévistes dont il ne souhaite que l’essoufflement jusqu’à l’épuisement, l’exécutif a brandi son désormais fameux âge pivot sachant l’hostilité absolue du syndicat de Laurent Berger.
Mais peu importe cette « ligne rouge » affirmée par la centrale aux jaquettes orange, Édouard Philippe, et par là même Emmanuel Macron, tente le coup de force contre elle. Nouveau coup de menton de Laurent Berger. Énième fâcherie du patron de la CFDT. Pour quel résultat ? La possible mise en place d’une conférence de financement qui décidera de la gouvernance sur l’équilibre du futur régime de retraites, sachant que le gouvernement ne bougera pas sur une ou des mesures paramétriques. Contrairement à ce qu’espère la CFDT.
À la manière d’une histoire sans fin, le syndicat autoproclamé « responsable » ira néanmoins discuter parce qu’il ne faut pas déserter. C’est la ligne à la CFDT. Peut-être obtiendra-t-il un compromis acceptable pour une partie des militants. Plus sûrement aura-t-il alors, une fois encore, renié son engagement de départ sur le financement des retraites. Comme un serpent se mordant la queue, Laurent Berger reviendra au point de départ, ayant juste gagné un peu de temps. Ce peu de temps qui lui permet de croire qu’il aura engrangé un semblant de victoire.
Dans une tribune du Monde publiée en décembre 2019, le sociologue Guy Groux écrivait à propos de la conception du dialogue social de la CFDT et d’Emmanuel Macron : « Le président propose une conception hybride, celle d’un libéralisme à la fois économique et culturel, mais toujours soumis à une vision quasiment gaullienne de l’autorité de l’État sur les intérêts particuliers, dont ceux représentés par les syndicats. Ce “réformisme d’État” affirmé avec force s’oppose au réformisme qui est à la source de la culture politique, historique et sociale de la CFDT, que beaucoup rapportent au modèle social-démocrate et syndical d’Europe du Nord. » Laurent Berger ne l’a toujours pas compris.