Une étude de Clément Brebion du Centre d’étude de l’emploi et du travail (CEET) montre que les relations professionnelles de plus en plus décentralisées vers les entreprises tendent à converger en Allemagne (où l’accord de branche était puissant) et en France, où les accords de niveau supérieur étaient autrefois prédominants, ce qui s’appelait la hiérarchie des normes. En Allemagne, notamment dans la métallurgie, les employeurs tendent à privilégier au plan salarial les représentants du personnel (RP) prêts à négocier de manière décentralisée.
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- Extraits:
Le 4 pages du Centre d’études de l’emploi et du travail Avril 2020
L’ALLEMAGNE : UN MODÈLE DE RELATIONS PROFESSIONNELLES VRAIMENT COOPÉRATIF ?
Clément Brébion
Post-doctorant au Cnam-CEET
Les représentants du personnel (RP) au sein des entreprises ne sont pas des représentants des salariés comme les autres. Ils négocient directement avec leur propre employeur, contrairement aux RP de branche ou au niveau interprofessionnel. Cette relation de subordination est susceptible de rendre leur trajectoire salariale dépendante de l’appréciation, par l’employeur, du bénéfice que les négociations peuvent apporter à l’entreprise.
Ce numéro de Connaissance de l’emploi repose sur un travail de recherche qui estime, au moyen de régressions statistiques, l’impact du mandat de RP d’entreprise sur les trajectoires salariales en Allemagne.
Le pays est généralement décrit comme l’un des plus coopératifs d’Europe en termes de relations professionnelles. À l’encontre de cette représentation, notre recherche révèle l’existence de stratégies d’entreprises discriminant les RP en fonction de leurs revendications et de leur adhésion supposée aux intérêts de l’entreprise.
En Allemagne, comme en France et dans la plupart des pays européens, les négociations collectives fonctionnent à trois niveaux : le niveau national interprofessionnel, la branche et l’entreprise. Traditionnellement, l’un des deux premiers prévaut et les accords de rang inférieur ne peuvent désavantager les salariés par rapport aux accords de niveau supérieur. Des travaux de recherche ont cependant montré que, depuis les années 1980, les négociations d’entreprises prennent graduellement le pas sur les négociations de niveau plus élevé, et ce du fait de réformes du droit de la négociation collective, mais également des pratiques des acteurs. Résultat de cette tendance, dans les entreprises, les représentants du personnel (RP), membres du conseil d’entreprise (CE), voient leur pouvoir se renforcer.
Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce que les employeurs accordent une attention croissante à la mise en place et à la composition des CE. En particulier, un employeur réticent à partager son pouvoir décisionnel pourrait être tenté de contrôler les RP, tandis qu’un autre, valorisant les négociations collectives, pourrait au contraire les gratifier. Plus généralement, les RP les plus coopératifs pourraient être favorisés par rapport aux représentants les plus véhéments. Afin de mesurer ces effets, nous proposons une estimation de l’impact des mandats de RP d’entreprise sur les trajectoires salariales en Allemagne.
Cette recherche, publiée dans un document de travail (Brébion, 2020), apporte un nouvel éclairage sur la qualité de la coopération entre employeurs et travailleurs au sein de l’entreprise. Pour la France, Breda (2014) a étudié l’impact des mandats sur les trajectoires salariales et montre que l’exercice de la principale fonction de représentation dans les entreprises est associé à une baisse de 10 % du salaire. Les délégués syndicaux (DS) les plus véhéments perdraient jusqu’à 20 % de leur salaire du fait de leur mandat. Cette discrimination stratégiquement orientée vers les représentants les plus revendicatifs suggère que la relation entre employeurs et DS est tout sauf apaisée en France.
En Allemagne, les employeurs interrogés sur la qualité des relations entre employeurs et salariés les décrivent comme bien moins conflictuelles que leurs homologues français. Cela suggère que les comportements stratégiques de rémunération des employeurs envers les RP devraient être beaucoup moins marqués outre-Rhin.
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Un modèle ….bouleversé depuis les années 1980
Depuis le milieu des années 1980, le modèle allemand de relations professionnelles est cependant sous pression et son caractère coopératif peut être remis en cause. Il existe trois principales sources de transformation : (i) la financiarisation de l’économie a favorisé la prise en compte des objectifs actionnariaux de court terme à la place de ceux de long terme des parties prenantes ; (ii) la mondialisation a amplifié l’intérêt des employeurs pour la flexibilité dans la prise de décision ; (iii) l’intégration commerciale croissante de l’ancien bloc de l’Est a accru les menaces de délocalisation de la production vers l’Est.
Via différents canaux, ces tendances de fond ont provoqué une transformation du modèle de relations professionnelles allemand. Le taux de couverture des associations d’employeurs a d’abord fortement chuté. Le faible recours de l’Allemagne aux procédures administratives d’extension des accords de branche implique que les entreprises non adhérentes aux instances représentatives patronales ne sont pas contraintes d’appliquer la plupart des accords sectoriels. De nombreuses entreprises en recherche de flexibilité ont donc quitté leur association de branche. De même, l’incidence des comités d’entreprise a récemment chuté dans le pays au point que, aujourd’hui, seuls 40 % des salariés travaillent dans une entreprise couverte à la fois par des accords collectifs de branche et par un CE – soit une baisse de 15 points de pourcentage depuis 19964. Cette évolution est plus marquée dans le secteur des services (31 % de salariés couverts par des accords de branche et par un CE en 2015) que dans le secteur industriel (44 % de salariés couverts) (Oberfichtner et Schnabel, 2017).
Le modèle traditionnel ne couvre donc plus qu’une minorité de salariés, et, même pour ceux-là, il s’applique avec de moins en moins de vigueur (ibid). Face à un « chantage à l’emploi » croissant, les RP dans les entreprises membres d’une association patronale de branche se retournent de moins en moins contre leur employeur lorsqu’il n’applique pas les accords collectifs sectoriels. Ils négocient également davantage d’accords d’entreprise moins-disants par rapport aux accords de branche. Cette dernière pratique va normalement à l’encontre de la loi, mais dans certains cas, et en particulier dans le secteur industriel, des clauses ont été votées au niveau des branches pour l’autoriser. Pour les instances représentatives patronales, il s’agissait d’endiguer la fuite des employeurs qui les quittaient pour gagner en flexibilité. Également en perte de vitesse avec une division par deux de leur nombre d’adhérents dans les 20 dernières années (couverture de 16,7 % en 2018, OCDE), les syndicats de branche n’ont pu éviter cette mutation.
L’analyse qui suit propose donc d’évaluer dans quelle mesure le caractère coopératif du modèle de relations professionnelles allemand persiste aujourd’hui via une analyse de l’impact du mandat de RP sur les salaires.
L’effet du mandat de représentant du personnel sur le salaire dépend du secteur d’activité
La colonne (1) du tableau 1 montre que, dans l’ensemble, aucune association entre mandat de représentant du personnel et salaire horaire ne peut être mise en évidence en Allemagne. Cependant, les colonnes suivantes révèlent que les RP connaissent en réalité des situations différentes suivant les secteurs, qui se compensent lorsque l’on considère l’ensemble de l’économie. En effet, dans le secteur industriel, on constate que les individus gagnent environ 4,5 % de plus durant leur mandat de RP que hors mandat. Ce secteur présente un profil différent du reste de l’économie où l’association entre mandats et salaires est négative. Dans le secteur des services privés, les représentants subissent ainsi une pénalité de 4 %, équivalente à un ralentissement de leur progression salariale annuelle d’environ 1 à 1,5 point de pourcentage (p.p.) par rapport à la normale. Le coefficient est également négatif, mais non significatif dans le secteur de la construction et le secteur public.
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. La prime causale du mandat de représentant se chiffre alors à +7 % dans le secteur industriel et ne peut s’expliquer que par une stratégie d’entreprise. Elle correspond à une croissance salariale annuelle environ 2 p.p. plus forte que la normale. Les données sont trop limitées pour nous permettre d’appliquer la même méthode dans le cas des services. Nous apportons néanmoins ci-dessous des éléments suggérant que, dans ce secteur également, l’impact du mandat de RP sur le salaire doit être lu comme le résultat d’une stratégie d’entreprise.
Le résultat d’une stratégie d’entreprise
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Ainsi, tout pousse à croire que les primes (négatives ou positives) observées résultent d’une stratégie différenciée des entreprises qui valorisent, positivement ou négativement, les RP en fonction de leurs caractéristiques individuelles et du gain qu’elles attendent de la négociation collective.Des recherches en sciences politiques éclairent nos résultats et confirment cette piste d’interprétation. Dans l’industrie, l’approfondissement du droit de déroger aux accords de branche a stimulé la volonté des employeurs de négocier à un niveau décentralisé avec les CE. Dans ses enquêtes de terrain, Haipeter (2011) a montré que, dans les années 2000, les RP se sont montrés coopératifs malgré le scepticisme général des salariés envers ces négociations. En appui avec le syndicat de branche, ce comportement leur a ainsi permis de retrouver leur position de partenaire social privilégié qui se délitait depuis la réunification allemande. Les résultats présentés ici suggèrent donc que les RP syndiqués auraient été récompensés pour cela.
Le secteur des services est plus hétérogène, mais, en moyenne, les employeurs considèrent que les CE constituent une rigidité (à l’impact négatif) plus souvent que dans l’industrie (Nienhueser, 2009). Les enquêtes de terrain d’Artus (2013) offrent des éléments de compréhension plus précis pour le sous-secteur des services à bas salaires. Elles soulignent la réticence des cadres dirigeants à mettre en place un CE puis, en cas d’élection, à négocier avec les RP les plus véhéments. Dans ces secteurs, « les coûts salariaux et la flexibilité du temps de travail sont des dimensions essentielles des stratégies concurrentielles » et sont directement affectées par les revendications des RP (Artus, 2013 : 415). En outre, selon Artus, le syndicat des services Ver.di n’encourage pas à « aller à la bataille », mais, plus simplement, à s’assurer que les accords de branche sont bien appliqués.
Ces éléments sont compatibles avec nos résultats qui montrent que la discrimination associée au mandat affecte exclusivement les représentants politiquement impliqués, tandis que la syndicalisation de l’élu n’affecte pas sa rémunération. Plus généralement, nos estimations mettent donc en évidence les obstacles à la codétermination dans le secteur des services allemands.
Malgré la transformation récente de son modèle de négociation collective, l’Allemagne garde l’image d’un pays aux relations professionnelles particulièrement coopératives. À rebours de cette représentation, notre étude montre que les employeurs utilisent leur ascendance hiérarchique sur les représentants du personnel d’entreprise pour orienter la négociation collective en fonction du bénéfice qu’ils espèrent en tirer. Cela se manifeste par des stratégies d’entreprise accordant des pénalités ou avantages salariaux aux représentants qui diffèrent suivant leur implication politique et le secteur d’activité. Cette discrimination stratégique envers les représentants du personnel est de nature identique à celle mise en évidence par Breda (2014) dans le cas français. Bien qu’il persiste une hétérogénéité entre secteurs en Allemagne, cela suggère un rapprochement des modèles français et allemand de relations professionnelles.
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