Le travail en éclats et en débat

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La revue en ligne Cerises (la coopérative) publie un dossier sur le « travail » comme carrefour de sens pour la société : pratique vivante, physique et psychique, sans cesse réinventée, enjeu démocratique, source d’émancipation, production de « valeur économique » extorquée par les possédants. Trop souvent aussi laissé de côté dans le syndicalisme, dans sa dimension « réelle« , au-delà des normes d’emploi. C’est-à-dire dans la zone invisible créée  par les travailleurs et travailleuses, dans le secret de leur rapport au corps, aux matières, aux outils, aux êtres vivants.  Nous donnons accès aux articles et republions ce-dessous la contribution d’Olivier Frachon, syndicaliste et ancien salarié à EDF. Thomas Coutrot et Patrick Vassalo expliquent le projet de rédaction collective d’un Manifeste par les Ateliers Travail et Démocratie (https://atelierstravailetdemocratie.org)

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Le management, outil d’effacement du travail

Comment le management a transformé le travail dans une entreprise publique.

Je ne peux m’empêcher de relire mon vécu professionnel au regard des questions qui émergent aujourd’hui autour du travail, c’est-à-dire de la place qu’occupent les salariés et les collectifs de travail dans la production. Et de mettre en lien les évolutions des principes managériaux qui se sont imposés au cours de ces décennies avec les débats qui ont lieu aujourd’hui sur la désindustrialisation de la France et l’avenir de l’Europe.

La transformation « managériale » progressive que j’ai vécue à EDF, engagée dès le milieu de la décennie 80 s’est concrétisée par le démantèlement de l’entreprise, l’instauration de la concurrence et sa privatisation, archétype de la vision libertarienne de l’économie qu’illustre Quinn Slobodian[1].

Des évolutions dans l’organisation et la direction de l’entreprise qui ont progressivement déstructuré les collectifs de travail, réduit la capacité d’intervention des salariés, individualisé les situations, verticalisé le pilotage par les chiffres, avec pour conséquence la perte de sens de l’activité, au détriment de la construction collective du service public.

Pour être modernes et efficaces il fallait déployer le management par objectifs et les principes managériaux de l’école nord-américaine des années 80, généralisés depuis. Alors que nous sommes en recherche d’alternatives n’est-il pas opportun de revenir sur ce passé, en l’éclairant des travaux universitaires aujourd’hui à notre disposition et de l’expérience et des résistances vécues tout au long de ces années ?

Un travail d’autant plus nécessaire que j’ai l’intime conviction que les échecs industriels actuels – EPR de Flamanville ou déboires de Boeing aux USA – sont les conséquences de cette vision managériale qui ignore le travail vivant des humains, un travail transformé en une prestation qu’on achète et qu’on vend ignorant les conditions de sa réalisation. Or l’histoire du travail nous démontre l’inanité d’un tel point de vue !

Dès le milieu des années 80 les directions successives ont promu les principes suivants :

  • Devenir une entreprise comme une autre, c’est-à-dire performante selon les critères du marché, impliquait d’en finir avec une culture d’entreprise construite autour du service public et de la réponse aux besoins énergétiques du pays.
  • L’usager transformé en client, et substituer à l’exigence du meilleur pour tous et à l’égalité de traitement la vision libérale du consommateur, fort (ou faible) de sa puissance d’achat.
  • L’individualisation des rémunérations et des situations sous prétexte de rémunérer l’effort ! Les primes et rémunérations aux résultats mesurés individuellement par des indicateurs préalablement fixés pour chacun, ont pris le pas sur la rémunération basée sur la qualification. La part individuelle a pris une place toujours plus grande dans la rémunération, décidée par les seules directions qui échappaient aussi à l’obligation de débattre des situations individuelles et collectives au sein des instances paritaires.
  • Le pilotage par objectifs individuels et la concurrence entre les salariés qui a progressivement disloqué les collectifs de travail. Des objectifs quantitatifs qui ne pouvaient représenter ni la complexité du travail réel ni la part indépassable du travail collectif dans le travail individuel.
  • La stratégie de nomination de chefs inexpérimentés, partant du principe « qu’on a pas besoin de connaître en détail le travail pour le manager » ! Ainsi à la nomination des responsables des différentes structures, à commencer par celle des responsables d’équipe, auparavant réalisée sur la base des « savoirs métier » (ce qui contribuait à la promotion et l’évolution au sein de l’entreprise) a été substituée la nomination de managers choisis pour « des compétences managériales » mal identifiées. Affaiblissant ainsi la capacité de contestation des collectifs de travail par disparition des contraintes de l’activité dans les collectifs de direction. Un moyen de renforcer la réalité virtuelle des indicateurs au détriment de la réalité du travail !
  • Enfin la course à la réduction des coûts, préconisant « le recentrage de l’activité sur le cœur de métier », en mutualisant les autres activités, dites activités support, avant de les sous-traiter au nom du « faire-faire plutôt que faire » !

Malgré les résistances des salariés et des collectifs, malgré les mobilisations syndicales, ces principes ont fini par s’imposer !

Aujourd’hui dominants ils ont eu pour effet une transformation profonde de la structure et l’organisation de l’entreprise, une généralisation de la sous-traitance, l’éclatement des collectifs de travail et le développement de la concurrence entre les salariés. L’instauration d’une répression toujours plus grande contre toutes formes de résistances et de pensées « dissonantes » a conduit aux renoncements des salariés sous différentes formes, du désengagement à la démission et aux difficultés à recruter. N’est-il pas temps de faire le bilan et le procès de ces principes managériaux qui détruisent non seulement les services publics mais aussi l’ensemble de l’outil productif ? Et de donner le pouvoir au travail vivant ?

Olivier Frachon

[1] Quinn Slobodian Le capitalisme de l’apocalypse Seuil

Vers un Manifeste pour la démocratie du travail

Nous avons créé en 2019 les Ateliers Travail et Démocratie pour contribuer à faire que la démocratisation du travail (re)devienne un enjeu politique majeur, pour les acteurs sociaux et les politiques publiques. Notre assemblée générale de 2024 a lancé un processus d’écriture collective d’un Manifeste, destiné à ramasser l’essentiel de nos réflexions et propositions.

Le travail est certes sources de trop d’accidents et de maladies parfaitement évitables. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que travailler est un déterminant majeur de la santé, du développement et de l’émancipation. Nous disons « travailler » plutôt que « le travail », pour insister sur cette dimension de l’expérience vécue par chacune et chacun d’entre nous. Ce que nous faisons concrètement au travail, c’est ce que les ergonomes ont appelé « le travail réel » par différenciation du « travail prescrit ». Ce que d’autres courants de recherche nomment « l’activité » (l’ergologie ou la clinique de l’activité), ou « le travail vivant » (la psychodynamique du travail).

Lorsque nous travaillons, nous nous confrontons sans cesse, quel que soit le secteur d’activité ou le poste que nous occupons, à des problèmes ou des questions inédit.es que le management ne peut jamais pleinement anticiper. Même dans les postes les plus taylorisés, comme dans le travail à la chaîne où les « fiches d’opération standard » détaillent l’ensemble des gestes à effectuer et l’ordre dans lequel ils doivent s’enchaîner, les salarié.es bloqueraient la production s’ils et elles se contentaient de simplement faire ce qui leur est prescrit. Chaque jour les personnes au travail résolvent les problèmes qui surgissent sans cesse en situation (un·e patient·e qui réclame plus d’attention, un outil qui manque, des défauts dans les pièces à monter, le retard pris par le collègue…).

Pourtant les organisations du travail et le management par les chiffres obligent à faire trop vite, sans coopération ni formation adéquates, sans les moyens nécessaires pour faire face, sans le temps de construire des repères partagés entre collègues pour bien faire le travail, y compris du point de vue écologique.

Cet étouffement du travail vivant, cette soumission de l’activité à des normes financières et abstraites venues d’en haut, a aussi de graves conséquences sur la démocratie : en véhiculant des normes politiques de soumission et de passivité dans le travail, elle contribue à faire le lit du désengagement citoyen et même de l’extrême-droite autoritaire, comme l’ont montré nombre de recherches.

Ces enjeux fondamentaux ne se posent pas seulement dans les entreprises privées soumises à une gouvernance actionnariale distante et mondialisée, mais aussi dans le secteur public, vidé de sa vitalité par les réformes incessantes. Et même dans nombre des structures « coopératives », associatives, alternatives : s’il ne faut pas nier l’intérêt de certaines formes juridiques, force est de constater que les normes générales d’encadrement du travail auxquelles elles obéissent souvent, ne constituent pas une réponse suffisante aux enjeux de l’activité. La pénibilité du travail peut y perdurer et la question du travailler et de ses ressources n’y est que rarement posée.

Reconnaître que le travail est une source de développement et doit être émancipateur, reconnaître qu’il nous faut une véritable politique du travail vivant, concret, quotidien, dans ce que le plus banal recèle de ressources, ne veut pas dire qu’on doit faire du travail un absolu de la vie ! Au contraire cela revient à redonner au travail sa (bonne) place dans la vie, avec les limites qui s’imposent. La possibilité d’un développement et d’une émancipation dans le travail  supposent que le sens, les finalités du travail, son utilité, soient questionnées en permanence afin que le travail s’érige en bien commun où se cherchent et se mettent en œuvre des solutions aux multiples problèmes sanitaires et environnementaux qui se posent aujourd’hui.

Pour cela, il est nécessaire de promouvoir une dés-intensification du travail, d’en finir avec le travail pressé, de réfléchir ensemble aux enjeux posés par l’urgence écologique : il faut ralentir pour délibérer. Nous devons prendre ensemble le temps de cultiver les ressources ordinaires mais méconnues du bien travailler : l’expression et la transmission des savoir-faire, la coopération formelle et informelle, entre travailleur·ses et avec les usager·es et riverain·es…

Nous proposons de (re)donner au travail la place centrale qu’il devrait avoir dans le débat public et ce à tous les niveaux de la société. Notre Manifeste veut en finir avec l’idée du travail « tripalium », ou malédiction inévitable : il veut promouvoir une politique du bien travailler, qui passe obligatoirement par une reprise en main du travail et de son organisation par les personnes directement concernées. Pour convaincre de cette nécessité, nous voulons donner de la visibilité non seulement aux atteintes à la dignité, à la santé physique et mentale des personnes au travail ; mais aussi et surtout à toutes les inventions et alternatives grâce auxquelles elles parviennent malgré tout à faire leur travail, à recréer du collectif et de la solidarité, à tenir la société à bout de bras, quelles que soient leurs croyances, leurs origines ou leur condition sociale. Nous ne pourrons sauver la démocratie qu’en partant du travail.

Thomas Coutrot

Travail et Démocratie :
un manifeste en chantier 

Les Ateliers Travail et Démocratie poursuivent leur élaboration d’un manifeste, dont le thème et les contenus ne peuvent laisser insensible CERISES.

Lundi 17 février, en présentiel et en visio, on s’est penché sur la manière dont nous produisons, les rapports sociaux qui se nouent dans le travail et comment le “tournant gestionnaire” de l’organisation du travail a grandement contribué à la désagrégation des solidarités sociales. Le ” management à la Musk ” en constitue la radicalisation autoritaire. Comment comprendre et contrer ces évolutions mortifères ?

Ont ainsi été abordées plusieurs questions essentielles :

  • comment prendre en compte le travail réel dans les critères de gestion ?
  • qu’est-ce que la démocratisation au travail pour les travailleurs des plateformes ou des autoentrepreneurs/ses ?
  •  l’efficacité : qu’est-ce qu’on entendrait par-là ? efficacité du travail salarié ? par rapport à l’entreprise ?
  • des témoignages ont montré comment une certaine mystification du métier (ex : minier) empêche une démarche critique (Travail et santé, notamment).
  •  quelles articulations avec santé publique et écologie (déclaration de Philadelphie). Pourquoi, pour quoi travailler ? Comment travailler ?
  • démocratiser le travail = changer le travail ? Lui donner un autre sens, une autre utilité économique et sociale ? Démocratie dans l’entreprise – démocratie dans la société.
  • les PME, la situation des entreprises de l’ESS, et en particulier les coopératives relèvent d’intéressants aspects contradictoires.

Patrick Vassallo

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