Le numéro 7 de la revue de Solidaires Les Utopiques est consacré à : « Mai 68 : ce n’était qu’un début ». Un gros livre de 313 pages, très riche, très varié dans ses thèmes : témoignages, pratiques de luttes diverses, situation internationale, questions culturelles, réflexions générales… Il est donc impossible d’en rendre compte totalement : il faut lire !
- Notre commentaire (voir plus loin) à télécharger : utopiques 68
(Cahier de réflexion Solidaires) Les utopiques n°7
Voici le sommaire et la couverture (avec un dessin original d’Etienne Davodeau) du numéro 7 des Cahiers Les utopiques.
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Dorénavant édité par Syllepse (www.syllepse.org), Les utopiques sont aussi disponibles en librairie. Cette diffusion peut être améliorée par les contacts locaux que chacun et chacune peut prendre, comme expliqué dans la note jointe.
Les membres du Comité éditorial sont disponibles pour animer des débats, dans des librairies, dans divers lieux militants, et aussi à l’occasion de réunions de sections syndicales, de syndicats, de fédérations, d’unions interprofessionnelles locales ou départementales, etc.
De Renault à la SNCF, de Besançon à Paris, des Chèques postaux à la Marine nationale, de Billancourt à Caen, de Lip à la SAVIEM, de Flins à Tours… voici des témoignages sur les années 68. Un prolongement à l’utile rappel « sous la plage, la grève »… Suit, un panorama de « 68 dans le monde », avec des focus sur les Allemagnes, l’État espagnol, l’Italie, le Sénégal, l’Uruguay, la Tchécoslovaquie, l’URSS, le Japon et la Guadeloupe. Si nous tenons à remettre au premier plan l’action des travailleurs et des travailleuses, parce que telle fut sa place dans cette histoire et du coup l’Histoire, il n’est pas question d’effacer toutes les autres dimensions de 68 : de l’UNEF et du Mouvement du 22 mars à l’université d’aujourd’hui, du rôle des paysans et paysannes au mouvement féministe, du cinéma aux Beaux-Arts, du front homosexuel à la révolution… Nous le faisons en privilégiant, là aussi, la narration de vécus. Tout cela n’a d’intérêt que lié aux temps présent et futur. « Mai 68 et la CGT », « Retour sur Mai 68 », « Mai 68 un enjeu bien actuel », « Quelque chose de 68 », tracent des perspectives en ce sens.
Les contributions du présent numéro partent d’histoires individuelles et collectives différentes ; cela en fait la richesse : Ana María Araújo, Henri Benoist, Machù Cal, Anouk Colombani, Christophe Cordier, Christine Delphy, Michel Desmars, Maryse Dumas, Jean-Pierre Duteuil, Jean-Pierre Gueguen, Daniel Guerrier, Willi Hajek, Pierre Khalfa, Daniel Kergoat, Robert Kosmann, Marie-Paule Lambert, Fabienne Lauret, Christian Mahieux, Thomas Martin, Alain Martinez, Gus Massiah, Robi Morder, Daniel Mothé, Gisèle Moulié, Gérard Paris-Clavel, Charles Piaget, Françoise Picq, Georges Ribeill, Guy Robert, Théo Roumier, Patrick Rummler, Momar Sall, Jacques Sauvageot, Cosimo Scarinzi, Jean-Pierre Thorn, Joan Zambrana, Pierre Zarka.
- Un commentaire (Jean-Claude Mamet)
Je m’en tiendrai ici à un aspect limité et choisi, mais très bien traité par le biais des témoignages rendant compte de la diversité sociologique de la classe ouvrière soixante-huitarde, mais aussi des pratiques syndicales très hétérogènes, et même conflictuelles, qui la traversent.
Mai 1968- cela a été dit X fois, mais il faut le revivre concrètement par les témoignages-voit l’irruption simultanée dans la grève de plusieurs types de classe ouvrière, ou de « salariat », comme on ne disait pas encore à l’époque. Plusieurs catégories de salarié-es en mouvement, plusieurs traditions de luttes, plusieurs pratiques et cultures syndicales et (forcément) politiques.
Une période d’invention syndicale
Après la reprise de l’article analytique global de Jacques Kergoat, devenu un « classique » (« Sous les pavés la plage », datant de 2008), le numéro se poursuit par le témoignage de Gisèle Moulié, embauchée dans l’immense concentration de main d’œuvre féminine des Chèques postaux à Paris (13 000 salarié-es, des femmes bien sûr, même si « les gars de la nuit » semblent avoir déclenché le mouvement de grève sur le site). Il y certes plusieurs syndicats, et Gisèle Moulié y construit la CFDT, à côté de la CGT, de FO, etc. Mais on voit bien que tout est à faire en quelque sorte, car les syndicalistes y sont quasiment « réduits à la clandestinité », tant le despotisme d’usine (Marx) est puissant (« mes femmes ne sortiront pas » dit un chef), y compris dans les tenues vestimentaires (pas de pantalon). Dans une telle usine-prison, il y a certes des clivages intersyndicaux, comme partout, mais le « comité de grève » mis en place comprend 4 CFDT, 4 CGT, 4 FO. Très équilibré en somme, même si un cégétiste se proclame porte-parole. Et une des revendications phare, bien avant 1968, est la réduction du temps de travail exigée massivement par les femmes, afin d’avoir du temps pour respirer, pour vivre (on ne parlait pas encore beaucoup de chômage), alors qu’on a la double journée de travail, etc. Le retour aux 40h (acquis de 1936) fut un leitmotiv de 1968, mais on voit qu’aux Chèques, c’est une exigence reformulée à partir du travail concret. Pendant la grève, des assemblées générales sont organisées, avec des débats sur la « démocratie avancée » (stratégie du PCF à l’époque) mais aussi « l’autogestion » (CFDT). L’occupation est imposée par des « non syndiquées », soutenues par la CFDT. On écoute chanteurs et poètes, mais le partage des tâches quotidiennes reproduit les mécaniques de genre (faire la cuisine et la plonge…) sans provoquer trop de débat. Certains étudiants politisés viennent dicter l’idée qu’il faut rompre avec les syndicats et faire « un comité d’action », mais cela ne passe pas. Car les grévistes tiennent à l’unité !
Le témoignage de Guy Robert, de la SAVIEM (métallurgie) à Caen, comporte des similitudes dans la description d’une classe ouvrière, cette fois masculine, qui construit ses organisations. Ici encore la CFDT aux côtés d’une CGT plus classique. La CFDT dès sa naissance en 1964 fait 35% des voix ! « On s’affronte avec la CGT », mais on se respecte, grâce à l’accord inter-confédéral signé en 1966. Il est très intéressant d’observer la jeune CFDT telle qu’elle se construit dans l’action, chez les jeunes, les ouvriers spécialisés (OS), essayant d’ancrer les revendications dans des pratiques de terrain. Guy Robert décrit une ébullition revendicative et de grèves pendant quatre ans (dont le fameux mouvement d’affrontement violent avec les CRS en janvier 1968, avec des centaines de blessés de part et d’autre). Passionnante aussi l’expérience de jonction avec les étudiants, avec comme trait d’union entre CFDT et UNEF la question de la guerre d’Algérie et « la décolonisation ». Il ne s’agit donc nullement de « gauchistes » qui viennent donner une parole extérieure, mais d’une proximité militante (l’usine textile Rhodiaceta à Besançon en grève en 1967 livre des scènes comparables de jonctions avec les étudiants). Finalement, la jeune CFDT parvient à avoir un grand nombre de leaders dans l’usine, en s’appuyant sur des pratiques démocratiques décentralisées dans les ateliers.
Le témoignage détaillé de Charles Piaget, de la CFDT à Lip (Besançon), va dans le même sens. On comprend bien pourquoi un syndicalisme qui veut être totalement à l’écoute des travailleurs-euses, tente parfois de passer par des détours qui peuvent sembler des reculs ou des précautions qui prennent du temps : ainsi à Lip, on propose aux salariés à faire de petits groupes de discussion où tout le monde parle (ce qui n’est pas le cas en assemblée générale), puis une interruption de ¾ d’heure de réflexion, avant de voter la grève illimitée avec occupation, et avec un comité de grève. Mais ces pratiques finissent par porter des fruits, et surtout dans la remise en marche de l’usine en 1973 par ceux et celles qui produisent la richesse et « qui se paient » sur elle (« On fabrique, on vend, on se paie ») !
Le mystère des rapports CGT/PCF
Après ces trois exemples, la description de la grève des cheminots à Paris et surtout la gare de Lyon, par le sociologue Georges Ribeill, spécialiste de la SNCF, est aux antipodes quant aux pratiques syndicales. Il s’agit certes surtout de la CGT, mais en arrière-plan, d’une tradition décrite comme « un monde corporatif bien clos », avec des règles techniques de travail rigoureuses qui se décalquent sur une organisation de la grève où règnent « le centralisme et la discipline » (19 échelles hiérarchiques à la SNCF depuis 1938 !). Il va même jusqu’à décrire un « double système corporatif, à la fois patronal et syndical », les deux imbriqués. Ici la grève se traduit par le « contrôle absolu de l’outil de travail ». La gare est fermée, barricadée, « les clefs de traction et de frein retirées des cabines de conduites et enfermées ». Comme le dit l’Humanité Dimanche du 26 mai : « La tâche du Parti, celle de la CGT, sont de poursuivre et de perpétuer l’ordre ». Ce qui ne veut pas dire qu’on oublie la population, les objets oubliés dans les trains par les voyageurs, le ravitaillement, et même la mise en marche d’un train spécial par les grévistes pour rapatrier des travailleurs espagnols et portugais, « en lien avec les comités de grève de Paris Austerlitz et de Bordeaux » (témoignage de Michel Demars, cheminot FO gréviste à Tours, futur dirigeant de la CFDT cheminote). Bien entendu, il est hors de question dans les gares parisiennes de laisser entrer les étudiants, même poursuivis par la police, dans les enceintes SNCF barricadées. Certes, des jeunes cheminots semblent manifester « de l’incompréhension à l’égard de la stratégie de la CGT », « sourde aux nouveaux enjeux sociétaux ». G. Ribeill donne des références sur ce plan, et même Bernard Thibault fera plus tard ses armes syndicales en faisant « admettre la présence des filles dans les foyers des célibataires » (de cheminots, un peu comme…à Nanterre !).
Il y a donc plusieurs mondes sociaux et culturels qui se côtoient dans la grande grève de 1968.
C’est encore très net à Renault, où le numéro des Utopiques fait se succéder cinq témoignages : un jeune (Robert Kosmann, CGT à l’époque, SNUI et Solidaires bien plus tard), et quatre autres déjà « expérimentés », soit Alain Martinez (CGT, puis CFDT à Chausson, puis Solidaires industrie), Jean-Pierre Guéguen (CGT, exclu, puis CFDT), Henri Benoits (FO, puis CGT) et enfin Jacques Gautrat, alias Daniel Mothé (FO puis CFDT, et militant de la revue Socialisme ou Barbarie). Tous ont eu aussi des parcours politiques marqués, plutôt critiques ou opposés (trotskystes ou proches) aux visées du PCF. Parmi eux, certains ont assisté au fameux meeting du 27 mai, où Georges Séguy rend compte des accords de Grenelle, et où on entend des sifflets qui ont fait le tour de France des AG de grèves et les ont prolongées souvent jusqu’en juin. Robert Kosmann reste prudent sur cet épisode quant à l’intention propre de Georges Séguy à Billancourt, notant qu’un tract intersyndical appelait à la poursuite de la lutte avant même que Séguy arrive sur le site. Il se produit à ce moment un moment « concentré » des rapports entre direction CGT et PCF à cette époque, dont G. Séguy prendra quelques distances par la suite (mais c’est une autre histoire…).
Par bien des côtés, la grève à Renault Billancourt (témoignages de JP Guéguen et Henri Benoits) rappelle celle des cheminots de Paris : une muraille fermée. Par exemple cette image (très photographiée) des grévistes en haut du mur de l’usine parlant aux étudiant-es rassemblé-es en bas venus les aider à se ravitailler pour l’occupation : « Vous avez faim ? ». Mais jamais le panier de nourriture (symbolique) ne parviendra aux grévistes ! Les « gros bras » (JP Gueguen) de la CGT l’empêcheront. Mais le témoignage de Henri Benoits apporte un élément supplémentaire très important dans la description du brassage social de mail 68 : les immigrés à Billancourt. Il explique qu’au démarrage de l’occupation, les ouvriers algériens et portugais étaient massivement présents, bien plus que les « Français ». Ces communautés immigrées étaient aussi traversées par leur histoire politique nationale : décolonisation, militantisme anti-dictature. Ces travailleurs ont saisi l’occasion de l’occupation pour construire « leurs revendications spécifiques » (exemple : alphabétisation, promotions…). Ils étaient « l’élément moteur de l’occupation » selon Henri Benoits. Et « comme disent les immigrés : « ça passe ou ça casse ». C’était plutôt des OS, mais…ils n’eurent pas droit à la parole dans les assemblées générales. On leur disait que leurs demandes étaient intégrées sans débat : pas besoin de les défendre explicitement. Mais après 1968, « il y a eu un mouvement spécifique des OS » (1971) : « ce mouvement de 1968 a drainé la naissance d’un mouvement syndical ».
Jeunes travailleurs, jeunes travailleuses, expériences en confrontations, immigrés, nouvelles pratiques démocratiques, aspirations multiples, jeune syndicalisme ou traditions syndicales plus anciennes ou plus classiques, conflit des stratégies, énergie spontanée et ordre, bureaucratie contre pagaïe organisationnelle, tâtonnements… : tout se mêle et tout se renouvelle en 1968. Un monde se termine, un autre émerge, mais les deux se mélangent. L’histoire a fait ensuite de grandes enjambées.
Un regret et une critique quand même : les syndicalistes de la culture CGT « traditionnelle » ne sont pas présents dans les témoignages. Un défaut qui peut se retrouver, parfois, et à l’inverse, dans les historiographies de la CGT elle-même.
Jean-Claude Mamet