Dès son deuxième numéro, Les Utopiques, Cahier de réflexions de l’Union syndicale Solidaires, s’installe comme une revue mature. Ce nouveau numéro est très attractif : lisibilité et graphisme, richesse des illustrations, variété des articles, intérêt du contenu. Cela est propice au débat et l’échange. En présentant quelques articles avec quelques remarques, nous souhaitons susciter des rebonds (peut-être) sur ce blog.
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Présentation et commentaires
Les deux premiers articles prennent de front des problèmes redoutables, à savoir le rapport du syndicalisme et des mouvements sociaux avec l’utopie émancipatrice (et donc « la » question politique par excellence). Le premier article, signé Catherine Lebrun (secrétariat national de Solidaires) affronte même la question « révolutionnaire » sans faux fuyant, y compris la critique des « pseudo avant-gardes », et en positif propose la nécessité d’une « démarche transitoire », d’une nouvelle « internationale », et le contenu programmatique d’un « gouvernement des travailleurs ». Elle explique que « La définition du politique n’est pas l’apanage des partis politiques » et donc que le syndicat ne doit pas se cantonner « au seul rôle de contre-pouvoir », mais « participer activement à la construction d’un autre monde », en rompant « avec le monopole des partis dans l’espace politique ». Ayant pas mal travaillé ces sujets (par exemple dans le chapitre sur la Charte d’Amiens dans le petit livre collectif Nouveau siècle, Nouveau syndicalisme paru chez Syllepse en 2013), je ne peux qu’approuver ces idées (mais pas celle sur la portée seulement « bourgeoise » de l’égalité et de la liberté portée par 1789, soit-dit en passant).
Mais comme le dit l’auteur, « convenons que la question n’est pas simple ». Nous devons par exemple répondre à la question suivante : si les mouvements sociaux et les syndicats produisent des projets politiques à « égalité avec les partis », alors pourquoi y a-t-il plusieurs sortes d’organisations ? Pourquoi ne pas en rester au seul syndicat, qui deviendrait ainsi le « parti du travail » ? Telle était bien la pensée des syndicalistes révolutionnaires au moment du débat menant à la Charte d’Amiens de 1906. Le syndicalisme, dans cette conception, remplit à lui seul la totalité des tâches, jusqu’au gouvernement lui-même (Lire Comment nous ferons la Révolution par Emile Pouget, dirigeant CGT de l’époque, réédité par Syllepse).
Le deuxième article, signé Gérard Gourguechon, ancien porte-parole de Solidaires, revient longuement sur la fameuse Charte de 1906 (d’ailleurs reproduite quasi intégralement) et sa géniale proposition d’assumer la « double besogne », « quotidienne et d’avenir », vers l’émancipation « intégrale ». Mais on ne souligne généralement pas assez que la première phrase de la Charte (non citée ici) explique que le syndicat « groupe tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition de salariat et du patronat ». Soulignons : « conscients ». Donc pas forcément tous et toutes ! Ce mot souligne peut-être inconsciemment ( !) le projet bien réel de syndicat-parti des majoritaires d’Amiens.
Gérard Gourguechon explique très largement la portée dynamique de la double besogne et là aussi, je suis d’accord. Mais il ne dit rien du deuxième débat d’Amiens, resté à la postérité comme le plus passionnel : les rapports avec les partis politiques, et leur fonction propre. Le premier article de Catherine Lebrun ne traite pas non plus cette question, sauf indirectement. Or, il faut bien tenter, si on est d’accord avec tout refus de hiérarchie, de proposer une démarche où le rôle respectif (y compris évolutif selon les moments) des forces sociales et politiques créée la possibilité d’une synergie positive. Cela est déjà arrivé dans l’histoire (par exemple lors de la période pré-Front populaire où le syndicalisme a joué un rôle important, forçant les partis à se déterminer) et c’est bien ce qui doit être repensé aujourd’hui. Ouvrons ce débat !
Le dossier central (que je n’ai pas lu) est malicieusement intitulé : « Un autre foot est possible ». Gageons que les amateurs y trouveront matière à réflexions utiles pour ce sport populaire (malgré ses dérives). D’autant qu’il propose aussi un regard allant au-delà des frontières nationales.
Alain Bihr, professeur de sociologie, brosse ensuite une analyse synthétique, mais très dense, des évolutions de l’Etat depuis les Etats-nations du 19ème siècle, les Etats coloniaux et impérialistes, et les complexités des rapports entre Etats et multinationales aujourd’hui. Il montre en quoi les Etats traditionnels sont à la fois dépassés tout en jouant un rôle d’impulsion politique (Europe !) ; et comment les institutions de domination se recomposent à la fois dans le « transnational » (marchés communs transnationaux organisés, Alena, Europe) et dans le sub-national (pourrait-on dire), avec à la fois le poids grandissant des métropoles mondiales trans-étatiques (Londres, Grand-Paris…) et des régions riches intra-nationales autour desquelles se coagule l’accumulation de valeur et les capitaux. Lesquelles régions peuvent parfois aussi mordre sur leur frontière proche… La dite mondialisation est donc bien un enchevêtrement, où le Nord et le Sud se croisent et se côtoient un peu partout en tendance.
Action personnelle et action écologique
Suit un article passionnant sur les enjeux écologiques croisés avec les responsabilités syndicales et …personnelles. Jade Lindgaard, journaliste à Médiapart, a proposé ce texte pour la formation syndicale de Solidaires, qui fait le lien entre questions sociales et écologie, en repartant de Marx et les impensés de la notion de « besoins», qu’elle propose de « laisser tomber », car source de bien des malentendus et de fausse piste pour la prise en compte écologique. Elle décrit en détail les intrications entre le social multidimensionnel (le sexué par exemple), les aspirations personnelles, les normes de vie, les « micro-gestes » (ainsi les déchets) et les défis écologiques. Elle déconstruit le théorème stratégique expliquant que pour changer le climat, il ne faudrait que faire la révolution (pour aller vite), ce qui nous exonérerait des petites actions du quotidien. Elle montre que l’action même modeste devient puissance, car elle incorpore une pratique qui peut essaimer. Elle compare cela aux pratiques du mouvement féministe qui ont ensuite « imposé de nouvelles normes ». Tout est lié : « Plus les citoyens adapteront leurs gestes routiniers à leur souci de leur environnement, plus ils seront susceptibles d’exiger des comptes de leurs dirigeants ». Un texte pédagogique et décapant en même temps.
Ensuite viennent plusieurs articles sur des défis (ou luttes) sociaux : « les salariés à statut et les hors-statut » à la SNCF par Christian Mayeux, ancien secrétaire fédéral de SUD Rail, ou comment construire une pratique syndicale qui intègre et unifie tous les statuts. Pierre Contesenne et Léon Cremieux, de Sud Aérien, reviennent sur le conflit d’Air France et « la journée de la chemise ». Une interview de la compagnie théâtrale Jolie Môme raconte son histoire. Laurent Degoussée de la fédération Sud Commerce et services, décrit l’histoire du CLIC-P : Collectif de liaison interprofessionnel du commerce de Paris, qui depuis 2010 anime dans l’unité syndicale les luttes des salariés-es du commerce à Paris et notamment récemment avec des victoires contre le travail du dimanche.
Plus loin, l’économiste Jean-Marie Harribey revient sur le concept de « décroissance », mais aussi sur les grains de productivité liés aux nouvelles technologies, et surtout sur ce qu’il est convenu d’appeler « richesse » et les limites de l’économie.
Après d’autres articles encore, le numéro se termine par des extraits forts judicieux de l’œuvre du syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte (1881-1960) expliquant aux jeunes de son temps (en 1947) un peu désespérés en cette période pré-guerre froide où ils croyaient que « l’horizon est bouché » : « Ne croyez pas qu’avant tout était facile ». En effet ! Cette revue accepte la confrontation des difficultés.
Jean-Claude Mamet le 19-02-2016