La nouvelle livraison des Utopiques, cahier de réflexions de l’Union syndicale Solidaires, confirme les qualités relevées dans les précédents numéros : articles fouillés et documentés, iconographie soignée et agréable. Solidaires expose la richesse de son système de communication, de réflexions ouvertes, de publications variées.
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Ce numéro est cependant moins varié que les précédents, puisqu’il se concentré essentiellement sur un très gros dossier sur l’état d’urgence, les lois sécuritaires et les répressions auxquelles ont été confrontés les mouvements sociaux. Il livre cependant des rappels historiques originaux (mouvement des soldats, la « perruque ouvrière », les faucheurs volontaires, la répression contre les cheminots accompagnant des luttes parfois très offensives contre l’Etat…). A ce gros dossier, s’ajoute un rebond du dossier traité dans le numéro 4 de la revue, consacré à l’unité syndicale. Avec d’autres éclairages passionnants, notamment sur la scission puis réunification de la CGT en 1936.
« Assignés à résistance »
Le dossier central s’ouvre donc par les débats sur l’état d’urgence sans cesse réactualisé en France depuis novembre 2015. Comment lutter, pour le climat (COP21), contre la loi El Khomri, contre la déchéance de nationalité, quand l’Etat tire prétexte des attentats depuis novembre 2015 pour édifier un arsenal sans précédent de mesures policières de plus en plus coupées du contre- pouvoir de la justice, en principe seule garante de la préservation des libertés publiques ou de leur limitation éventuelle en cas de crise ? L’article introductif de Théo Roumier (« Assignés à résistance ») donne d’emblée les chiffres de la réalité. On a eu, à la date de février 2016, « 3300 perquisitions administratives, 344 gardes à vue, 563 ouvertures de procédures judiciaires, 400 assignations à résidence…pour 5 procédures relevant stricto-sensu de l’antiterrorisme ». Cela n’a fait qu’empirer ensuite et si le gouvernement communique volontiers sur les attentats évités ces derniers mois, jamais il n’indique en quoi l’état d’urgence a été d’une quelconque utilité pour y parvenir.
Comme le décrit ensuite dans le détail l’article-cadre de l’avocat Jean-Jacques Gandini, du Syndicat des avocats de France, l’état d’urgence est d’abord « la suspension de l’autorité judiciaire ». Ce qui signifie, entre autres, que la France s’affranchit de certaines dispositions de la Cour européenne des droits de l’homme, que la justice de contrôle qui subsiste devient surtout celle du Conseil d’Etat (tribunal administratif). Or le Conseil d’Etat est un organe très lié à l’exécutif, et dont l’indépendance (requise pour les principes de justice) est pour le moins douteuse, notamment en période tendue. L’article passe en revue systématique la prolifération de textes, depuis des années, avec l’accélération des derniers mois, notamment sur l’utilisation de la violence légale, les perquisitions, les assignations, les interdictions de manifester, les tactiques nouvelles de la police, etc.
Tout se passe en fait comme si le « terrorisme », et même l’état de guerre revendiqué (« nous sommes en guerre », répété X fois par Hollande et Valls), étaient devenus des situations d’aubaine pour parfaire l’encadrement permanent des populations soumises aux régimes libéraux de disciplines collectives. L’hypersurveillance dans le travail, le chiffrage des actes au quotidien, est le pendant de la mise en fiches des personnes sous prétexte d’ordre public. L’ordre devient ainsi un principe totalisant : au boulot, dans la rue, dans les comportements, sur internet, etc. On découvre en plus que certaines lois sécuritaires ont d’abord muri dans des époques noires de l’histoire : par exemple dans l’Allemagne de 1933.
Les articles affrontent le débat complexe et controversé sur le prétexte terroriste. L’article collectif signé « Des inculpés dans l’affaire dite de Tarnac » ose l’idée que le terrorisme n’existe pas, qu’il n’est qu’une « catégorie politique » fabriquée par l’Etat, par les militaires et les généraux, pour classer les individus en « ennemis » potentiels, non pas de la sécurité, mais de la société entière. Ainsi « la figure du terroriste est le produit de l’appareil antiterroriste », explique l’article. Cette description binaire a un pouvoir certain de séduction : d’un seul coup, tout s’éclaire ! Il n’est certes pas douteux que le néolibéralisme mondialisé ne peut pas être dissocié de la violence potentielle ou réelle. La police n’est jamais loin des manager. L’article montre comment les entreprises s’inspirent des techniques militaires, ce que Danièle Linhart décrit aussi dans son dernier livre : « La comédie humaine du travail ». Mais l’article reconnait que les attentats existent bel et bien. Il est douteux de dire qu’il n’y a pas de terrorisme, mais seulement « des récits ou des mises en scène ». Novembre 2015, ou Nice, ce n’est pas du théâtre et on a donc le droit d’avoir peur. Il ne s’agit donc pas seulement de pourfendre l’Etat par des contre-mises en scènes symboliques, ou de « vivre sans gouvernement » (dans nos têtes ?), mais de faire société.
Syndicats de soldats, sabotages et blocages
En parlant d’armée, ce numéro remet en mémoire le grand mouvement des soldats (les appelés) dans les casernes au milieu des années 1970, avec le débat sur les droits et/ou sur la syndicalisation. On avait sans doute oublié des chiffres parlants : 6000 soldats signant l’Appel commencé au départ à « 100 », des manifestations de rue mobilisant « un quart des effectifs » du 19ème régiment d’artillerie de Draguignan le 10 septembre 1974, ou encore Edmond Maire en personne déclarant sur Antenne 2 en 1975 que la CFDT « est tout à fait d’accord pour organiser au plus vite des syndicats au sein de l’institution militaire ». Ce qui fut fait à Besançon dans la nuit du 4 ou 5 novembre 1975, avec une conférence de presse de l’UL CFDT annonçant « un syndicat au 19ème régiment du génie ».
Conférence de presse de l’UL CFDT Besançon lançant le syndicat de soldats (à droite : Charles Piaget)
L’article suivant retrace le combat plus récent et plus connu des « faucheurs volontaires » contre les champs d’OGM, et qui donc prennent le parti de désobéir aux lois et à un certain ordre. Ensuite, Christian Mahieux (SUD Rail) relate l’épopée des travailleurs du rail souvent contre les pouvoirs en place, et leurs traditions de désobéissance alors même que dans leur métier ils sont soumis à des règlements draconiens. Désobéissance quand il faut et règles de métier : « …les deux faces d’une même médaille », analyse Christian Mahieux. L’article décrit en détail les pratiques de sabotage, de blocages de trains, « la mise hors d’état de fonctionnement de système de sécurité », la « grève de la pince » des contrôleurs, etc. Et cela à diverses époques, et notamment par exemple dans la grève de 1910 commentée par le syndicaliste révolutionnaire Emile Pouget, et où on pratique « l’obstructionnisme », soit au contraire l’application stricte de certaines règles qui désorganisent tout le trafic. Ces pratiques sont discutées dans les congrès syndicaux internationaux des « ouvriers du transport » (Milan-1906). 45000 cheminots envoyèrent en 1910 leur ordre de réquisition aux autorités. L’article évoque bien sûr les sabotages pratiqués par la Résistance, et le qualificatif de « terroristes » appliqué aux cheminots. Plus tard, il y a les blocages de voies pendant la guerre d’Algérie, en lien avec les mobilisations des appelés ou des « rappelés » refusant l’enrôlement aux cris de « L’Algérie aux Algériens ». Plus récemment, des actions de résistance forte ont accompagné le procédé technique de « veille automatique » (VA) mise en place pour économiser un agent de conduite dans les locomotives. Et où on voit que la technique est toujours sociale de part en part.
Autre pratique ouvrière : « la perruque » (comme les faux cheveux, les perruques). Dans les entreprises, on ne fabrique pas que pour le patron, mais parfois on utilise les outils en douce pour son propre compte ! (article de Robert Kossman de Solidaires industrie). Bien entendu, c’est illégal…mais les patrons ou les contremaîtres savent bien que cela se fait. Quelque part, la perruque participe du collectif ouvrier. Du moins à une certaine époque d’avant le management néolibéral généralisé.
Pratiques pour l’unité
L’article de Gérard Coste (Solidaires 93) sur la période qui va de la scission CGT de 1921 jusqu’à la réunification de 1936 est très documenté. Il y décrit les positionnements de la CGT « confédérée » et de la CGT « unitaire », leurs polémiques sur le « réformisme » (CGT) ou au contraire l’inféodation aux Parti communiste (CGTU), totalement acquise au congrès CGTU de 1929. Il remet en mémoire le rôle des syndicalistes révolutionnaires de tendance libertaire, y compris au sein de la CGT-U, et les multiples crises, départs, micro-scissions (avec créations des premiers syndicats dits « autonomes »), exclusions, qui jalonnent la période, l’érosion des effectifs, les gains de la CGT, etc. Est ainsi décrite la scission donnant lieu à la CGT-SR et le rôle modérateur joué par Pierre Monatte, libertaire mais opposé aux scissions malgré son combat antistalinien dans la célèbre revue La Révolution prolétarienne.
L’unité selon la CGT-U avant les années 34-36
Monatte et d’autres seront à l’origine du fameux Manifeste des 22 rendu public le 9 novembre 1930, en vue de pousser à la réunification de la CGT, et signé par 7 confédérés, 7 autonomes, 8 unitaires. C’est à partir de l’écho de cet appel des 22 que les deux confédérations commenceront à rediscuter d’une politique sur une éventuelle réunification de leurs effectifs : quelles conditions, quels rapports aux partis politiques, quels préalables vérifiés dans l’action commune, dans le « front unique », dans l’union « à la base », dans le fonctionnement envisagé, etc.
Mais c’est le coup d’alerte du 6 février 1934 (manif fasciste) qui sera le vrai point de départ d’un processus qui, d’une part inaugure les prémisses du Front Populaire, politique et social, et d’autre part engage plus étroitement les débats pour la réunification qui n’aboutira qu’en mars 1936, à quelques semaines de la grève générale. Il est particulièrement intéressant d’observer que le processus unitaire national, semé d’embuches, est en fait conforté sur le terrain par des pratiques concrètes d’unité organisationnelle dans les professions, par des « syndicats uniques » ou des « comités d’unité » construits par les plus motivés (cheminots, là aussi) avec droit de garder son appartenance (le système multicarte). Cette pratique pourrait peut-être inspirer celles et ceux qui aujourd’hui réfléchissent à de nouvelles avancées vers un syndicalisme interprofessionnel unitaire…
Il est cependant un peu dommage, malgré la précision de l’article, qu’il n’aborde pas comment le syndicalisme a joué un rôle important dans la construction du Rassemblement populaire (le nom Front Populaire ayant été en fait une invention de Maurice Thorez dans un discours), la discussion sur son programme, l’articulation en son sein des syndicats, des politiques et des associations (LDH par exemple) aboutissant à un texte signé par 100 organisations à la fin de 1935. Là aussi, il y aurait des choses à revisiter pour la situation contemporaine (voir notre article dans Contretemps N° 29, avril 2016).
Suivent ensuite des exemples de travail syndical unitaire. Gérard Gourguechon (UNIRS Solidaires) décrit l’histoire du syndicalisme des retraités et notamment depuis 20163-2014 de l’intersyndicale consolidée UCR-CGT, UCR-FO, SFR-FSU, UNIRS-Solidaires, qui parfois s’élargit à la CGC, la CFTC, et aux associations.
Philippe Villechalane, porte-parole de l’APEIS (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs), retrace le mouvement des chômeurs depuis la fin des années 1990, et notamment le grand mouvement d’occupation des ASSEDIC de l’hiver 1997-98, qui a fait reculer le gouvernement Jospin, sous l’impulsion des « quatre » organisations : AC ! APEIS, CGT chômeurs, MNCP. Il évoque l’hypothèse et les difficultés d’une organisation commune, notamment en pointant les débats sur les revendications : minimas sociaux, revenu universel, salariat, réduction du temps de travail, conception de l’emploi.
François-Xavier Ferrucci, secrétaire général de Solidaires Finances publiques, donne ensuite son point de vue sur « l’unité syndicale aux impôts ». Le syndicalisme dans l’administration des finances, qui demeure plutôt solidement implanté toutes tendances réunies, garde dans ses rapports unitaires les traces de moments historiques communs (au-delà de la cassure CGT de 1948-49, donc de la naissance de FO, mais aussi du SNUI autonome en 1962, ancêtre de Solidaire Finances), liés aux missions, aux métiers, aux restructurations conflictuelles et interpénétrations diverses. Cette histoire mouvementée mériterait des débats croisés, peut-être encore plus ici qu’ailleurs !
Le deuxième dossier se termine par la description de la naissance du « Collectif syndical contre l’aéroport de Notre Dame des Landes et son monde », par Jean-Luc Dupriez, de l’UL CGT de Carquefou (Loire-Atlantique). Il comprend la CGT Vinci, la CGT aéroport, Solidaires, la CNT, et des syndicalistes CGT qui ont mené le débat de longue date dans l’Union départementale CGT (document d’avril 2015 défendant le maintien de l’aéroport actuel sans s’impliquer encore dans les coalitions).
Jean-Claude Mamet le 15 juillet 2017.
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