Nous avons reçu d’une syndicaliste de la gare d’Austerlitz à Paris cette contribution au débat sur la tactique de lutte suivie par les cheminot-es ainsi que sur la question de la démocratie.
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Une grève morte ?
Le conflit qui se déroule à la SNCF est atypique. De part les modalités de la grève proposée aux cheminots mais également et surtout par les conséquences de celle-ci sur la « conduite » de la grève.
Il est d’abord important de comprendre comment se construisent, s’organisent les grèves au chemin de fer traditionnellement. Nous avons développé au chemin de fer, et peut-être particulièrement à la CGT (et SUD Rail dans une certaine mesure) une culture de « l’avant-garde éclairée ». Alors, dans la grève, cela se traduit par des militants qui « dirigent » avec une posture de tribuns, pour convaincre le plus grand nombre de reconduire la grève et persuader les autres de les rejoindre. La grève se construit donc « dans la grève », et plus particulièrement en assemblée générale.
Premier problème : la plus grande conséquence de ces modalités de luttes, ce sont des AG « anormalement faibles ». Elles se réduisent et particulièrement en région parisienne, aux militants CGT et SUD Rail, les plus combatifs et convaincus. Ces mêmes militants se retrouvent donc désarçonnés aujourd’hui. Comment construire la grève, qui se construit en AG, si ces AG sont vides ? La première réaction militante à laquelle on a pu assister a été d’appeler (de façon parfois incantatoire) au renforcement des AG. Faire venir les grévistes pour « renforcer et construire » la grève, la rendre vivante !
La question de « pourquoi les grévistes ne viennent pas ?», est renvoyée systématiquement à un constat irréfutable des militants : si les salarié-es ne veulent pas s’impliquer dans la grève, c’est le problème de la « société de consommation ». Nous devons donc les convaincre de venir. Sauf que les grévistes en question n’ont aucune raison de venir à des AG à Paris :
- Il y a déjà le fait que 9 cheminots sur 10 travaillant à Paris n’y habitent pas. Et pendant les journées de grève, quelques kilomètres en banlieue peuvent rapidement devenir très difficiles à parcourir.
- Les militants n’arrivent pas à intégrer non plus que le processus n’est pas le même. Un cheminot gréviste qui décide de se mettre en grève pour 24 ou 48h, s’il veut des infos, il peut les avoir par les médias, les réseaux sociaux, ou tout simplement quand il reprend le travail le lendemain ou le surlendemain. Cela fait donc beaucoup de contraintes: prendre les transports bondés le matin pour une AG d’une heure où il n’y a rien à décider, ou pour prendre des infos que l’on peut avoir autrement. Puis reprendre le premier train de banlieue pour rentrer chez soi à 17h ! Aucune raison donc de venir dans des AG les jours de grève.
Alors pourquoi s’arc-bouter là-dessus ? Parce que c’est le seul moyen pour les militants, les syndicats de base, d’avoir un peu de pouvoir sur le mouvement, ou plutôt un peu la main sur sa construction.
Certains militants développent l’idée que cette grève ne peut pas être démocratique, parce que les « états-majors » syndicaux l’ont verrouillée. Ils auraient donner un cadre (les préavis de 48h) qui empêche les grévistes de débattre et de décider de leur grève. Cette posture est paradoxale quand on connait la vision qu’à cette partie du mouvement ouvrier de ce qu’est une Assemblée générale, de leur place et leur rôle dans celle-ci.
Je ne vais pas m’éterniser là-dessus, mais une AG n’est pas démocratique par essence. Sa composition, sa représentativité, son organisation, les intentions des militants les plus politisés, conditionnent le degré de démocratie possible dans ces AG. Par exemple sur Paris Austerlitz, nous avons connu, dans les premières AG, 80 votants sur 600 à 700 grévistes sur le site. Et très rapidement, ces mêmes AG se sont réduites à une petite trentaine, pas du tout représentative des grévistes, 5 agents de conduite présents alors qu’ils sont grévistes à 90%. Idem pour les contrôleurs.
Ce n’est donc pas la conduite démocratique de la grève qui est en jeu, mais bien : qui a la main. Et là effectivement, d’un certain point de vue, les fédérations ont la main. Mais je ne pense pas que celà ait été la volonté première. Je pense même que c’est quelque chose qui n’a pas été pensé, réfléchi. Ces modalités de grèves ont d’abord été testées en territoire. Et le but était d’impacter la production le plus possible en « retournant » la restriction du droit de grève contre ceux qui l’avaient mis en place (« maintenant, quand il y a grève, cela ne se voit pas », disait Sarkozy). Et ça fonctionne plutôt bien.
Le 24 avril, le syndicat professionnel des céréaliers montait au créneau (sur France Culture), sur le manque à gagner, sur le fait que la grève avait des conséquences fortes sur leur activité : beaucoup de trains de céréales annulés (2/3), et impossible de compenser par la route, et des commandes qui commencent à s’annuler. Donc ce type de grève est efficace !
Quant à la démocratie, il n’y a pas une seule façon de la faire fonctionner. Il y a dans cette grève des éléments perturbants pour des militants, mais également des choses extrêmement positives. Si les cheminots ne viennent pas aux AG, alors quand discuter avec eux ? Quand ils sont là, c’est-à-dire au boulot ! C’est vrai que c’est un discours qui entre en conflit avec tous les repères historiques du syndicalisme : construire la grève, non pas dans la grève, mais au travail !
Et à y regarder de plus près, les militants qui peuvent s’en plaindre (en partie c’est ceux que j’ai nommé « l’avant-garde éclairée ») sont ceux qui « savent » ce qui est bon pour les travailleurs. Mais les cheminots quant à eux sont très globalement favorables à ces modalités. D’abord parce que cela leur permet de tenir sur la durée (2 jours sur 5), leurs repos ne leur sont pas décomptés, mais également parce que cela leur laisse beaucoup de liberté, de marge de manœuvre pour s’organiser individuellement et/ou collectivement.
Nous voyons dans beaucoup d’équipes, de collectifs de travail, des cheminots mettre en place en « autogestion » des grèves tournantes pour avoir toujours 1 salarié sur deux en grève dans leur équipe. Nous voyons ici et là parfois sur certains jours des chiffres de grévistes baisser. Mais ce n’est pas un symptôme de reprise du travail au sens d’une fin de grève, mais plutôt une régulation dans l’auto-organisation d’une grève qui s’installe et qui peut durer.
Ces pratiques viennent invalider les analyses faites ces dernières semaines annonçant une grève morte à la Sncf, une grève où les cheminots seraient contraints d’appliquer à la lettre la « prescription syndicale ».
Le seul vrai danger à mon avis est dans la tentation de certains militants qui perçoivent tous leurs voyant au rouge (personne en AG, des chiffres annoncés par la direction en baisse, des trains annoncés plus fréquents) de passer à la grève plein fer. La grève reconductible peut être une évolution de la stratégie à un moment si la situation n’évolue pas, mais elle doit être discutée et coordonnée. Dans un cas comme celui-là, ce serait plus une fuite en avant, un « quitte ou double ».
A propos de l’unité syndicale, sans revenir sur la polémique dans SUD Rail qu’ils ont connus dès le départ, il me semble que l’unité « tient », notamment parce que cela tient chez les cheminots eux-mêmes. Seul hic, Berger a l’air d’avoir repris la main sur la FGTE. Les bilatérales de rencontres entre E. Philippe et les fédérations syndicales s’annoncent donc dangereuses pour le maintien de cette unité.
Il est très difficile de prédire la situation de fin de conflit. Mais ce qui est sûre, c’est que nous sommes là face à une grève bien vivante !
Une militante syndicale d’Austerlitz.