L’Union syndicale Solidaires poursuit la publication de témoignages sur le procès de France Télécom, grâce à sa Boite à Outils (BAO). Voici l’audience du 16 mai 2019 vue par Marie Pascual, médecin du travail.
Jour 7 – Une ambition volontariste de fluidité sortante
Aujourd’hui le Tribunal s’intéresse à la courte période fin 2005-début 2006 « complexe à comprendre et probablement à vivre » dit en introduction la présidente, autour de l’annonce des « 22 000 ». Les prévenus vont devoir s’expliquer sur ce fameux chiffre : d’où sort-il ? à-t-il été atteint et comment ?
Le contexte de son annonce d’abord, compris grâce au témoignage il y a deux jours d’Hélène Adam, déléguée centrale SUD : le chiffre des 22 000 départs en 3 ans a été donné par Didier Lombard le 14 février 2006 lors de la conférence de presse où il a annoncé les bons résultats de 2005, l’augmentation des dividendes aux actionnaires, ainsi que la nécessité de changer encore plus vite, d’accélérer la transformation de l’entreprise.
La veille, au conseil d’administration, les comptes avaient été présentés mais sans la « slide sur les 22000 » . Pourquoi ? Parce que c’est une évolution naturelle répondra plus tard Barberot mais « la projection des effectifs est une donnée obligatoire pour les marchés. »
Le lendemain a lieu un CCE extraordinaire où la ventilation des 22 000 est donnée : 4000 départs en congé de fin de carrière (CFC), 5700 en retraite ordin aire, 4500 en mobilité fonction publique, 1000 temps partiel fin de carrière, restent 7000 en « projets personnels accompagnés »
« On a vécu ça comme une déclaration de guerre » avait dit avant-hier Hélène Adam…
La première question de la présidente est : s’agit-il d’une prévision de l’état naturel, de la trajectoire normale des départs ou bien s’agit-il d’un objectif qu’on doit atteindre ?
Les réponses vont être confuses et alambiquées et masqueront mal la vraie nature du plan.
Didier Lombard « n’a pas grand-chose à dire . A l’automne 2005 il a l’idée de l’ordre de grandeur qu’il fallait obtenir. » Mais « c’est une prévision des départs naturels : à cause du sur recrutement dans les années 75-80 » . Quand il fait référence à la direction financière la présidente s’étonne. La direction financière avait une fonction de synthèse répond-il et plus tard il explique « ce n’était surtout pas un chiffre financier. La direction financière regroupe les données et donne la stratégie, c’est le secrétariat des différents services. » Difficile d’être plus clair dans la confusion.
Pour Olivier Barberot aussi le chiffre est juste une trajectoire mais il ajoute : dans une entreprise cotée en bourse, « quand on a lâché ce chiffre c’est difficile de s’en défaire ».
Pour Louis-Pierre Wenès le chiffre est cohérent avec l’amélioration de la performance et c’est l’évolution normale de toutes les industries de télécom. Point-barre.
Le chiffre des 22 000 est décortiqué :
– sur les départs en CFC qui s’arrêtent fin 2006 : « l’arrêt brutal de la CFC était un traumatisme » dit Lombard qui « s’il avait été au gouvernement l’aurait reconduit » mais il ne sait pas répondre à la question : pourquoi n’avoir pas corrigé les 22 000 quand le CFC n’est pas reconduit ?
– sur les difficultés de la mobilité fonction publique
– sur les conditions de la mobilité interne pour 10 000 salariés
– sur les « boursouflures de la pyramide des âges, dues aux sur recrutement de l’entreprise publique dans les années 70-80 » et les estimations divergentes des départs en retraite prévisibles.
Et, ose dire Lombard, « dans les centres de province LE sujet c’était les départs : comment je fais pour partir ? Les salariés voulaient organiser leur vie et ils avaient raison »
Pourtant la lecture de courriels internes en deuxième partie d’audience en dira long sur l ‘inquiétude et le malaise sur le terrain : des responsables opérationnels, des juristes s’inquiètent auprès des services RH : « ce redéploiement de 85 personnes ne s’apparente-il pas à un PSE ? », « les marges de manœuvre sont très limitées : on a le licenciement pour motif personnel ou la transaction, en croisant les doigts » , le risque juridique « des départs correspondants à des mobilités forcées et qui pourraient relever d’un PSE » . Le directeur des relations sociales lui-même alerte le top management car il craint « de se retrouver devant le tribunal et dans une guerilla judiciaire » si on ne parvient pas à convaincre le CHSCT de ne pas déclencher d’expertise sur les mobilités forcées !
On ne sait pas quelles réponses ont eu ces messages, ni s’ils ont eu une réponse…
Mais les responsables RH présents confirment qu’ils « surveillaient le nombre de recours ».
S’agissant de l’organisation des services RH justement, on aura droit à des explications très confuses et à la présentation d’organigrammes complexes, bourrés de connexions matricielles, que les dirigeants ont bien du mal à commenter, et qu’ils ne donnent vraiment pas l’impression de maîtriser…
L’objectif des 22 000 a-t-il été atteint ? demande la présidente.
Et elle présente un document, classé confidentiel, déniché lors d’une perquisition dans le bureau de Mme Boulanger, directrice des opérations France. C’est un document de la Commission Emploi qui montre, chiffres et schémas à l’appui que la « prévision est atteinte » et même dépassée(22 750 départs!) dès mars 2009.
Mais sur ce document les dirigeants de France Télécom sont peu loquaces, voire frappés d’amnésie. Mme Boulanger par exemple ne s’en souvenait pas…Ils ne se précipitent pas pour intervenir et les rares réponses sont embarrassées…Ils se montrent incapables de nous expliquer – nous traduire en langage compréhensible- certaines formules comme par exemple « ambition volontariste de fluidité sortante »…
S’ensuit une discussion à propos du plan RAF (réorganisation des activités France), conduit par LP Wenès, qui concerne 80 000 personnes, et de la réorganisation de la direction, qui est « resserrée » et passe de 20 à 9 personnes « car, dit Lombard, il y a plus de discussion et de contradiction à 9 qu’à 20 » ??
La présentation du projet RAF est très floue, manifestement contrôlée par Mr Wenès, même si c’est Mme Boulanger qui est à la barre. Il répète avec férocité qu’on ne changeait pas le métier mais seulement la planification des travaux et que tous ceux qui ont perdu leur poste ont été « reclassés ».
J’ai beaucoup de mal à suivre, les questions sur la nouvelle organisation peinent à avoir des réponses y compris celles qui paraissent simples, comme celle-ci« qui écrit les scripts ? »… les responsables hésitent, bredouillent et finissent par dire que c’est le service informatique !
La première partie de l’audience se termine avec le rapport Secafi demandé par le CCE en avril 2006, sur l’analyse des justifications des réorganisations du point de vue stratégique et économique et de leur impact sur la gestion RH. Le rapport énonce des points de vigilance dont Lombard « ne sait rien du tout » et dont on ne sait pas non plus si Mr Wenès et Mme Boulanger en ont eu connaissance.
Quant à Maître Veil, avocat de D Lombard, qui arpente avec suffisance la salle d’audience, il se plaira à qualifier bruyamment de « communiste » le cabinet Secafi !
En fin de cette fatigante journée, entre 19h30 et 21h sont entendus :
– un témoin cité par le Procureur : Bruno Diehl auteur en 2010 de « Orange : le déchirement ».
Mr Diehl a travaillé dans de très bonnes conditions à la direction de France Telecom, de 94 à 2006 puis est parti en CFC. Il décrit un changement radical avec l’arrivée de Didier Lombard et le programme NexT et dit avoir été choqué par 3 registres de « malfaçons » :
– accélérer les réformes alors que la situation financière est améliorée : ce n’est pas justifié, d’autant que le moteur est « la mise en pression »
– deux projets simultanés de transformation sans que soit prévue une régulation
– un autre style de management avec des phrases très dures qui circulent dans l’entreprise (« langage fleuri de D Lombard »)
Les témoignages qu’il a eu par la suite ont confirmé ses craintes.
– un représentant de la CFTC, qui s‘est porté partie civile : Jean Pierre Dumont : il veut que la responsabilité de cette crise sociale soit reconnue.
Mr Dumont travaille depuis 1977, aux PTT puis à France Telecom, comme technicien puis comme commercial depuis 1990. Mais la pression managériale est de plus en plus inquiétante et Mr Dumont décide de se syndiquer à la CFTC. Mandaté à temps plein il siège au CNHSCT de février 2006 à décembre 2009. Il y a fait le 4 juillet 2007 une déclaration solennelle pour dénoncer « un management par le stress inacceptable et sans précédent ». Il alerte sur « le danger de mort » et demande des mesures urgentes.
La CFTC qui privilégie avant tout le dialogue social, a même déposé un préavis de grève.
Interrogé sur la signature de l’accord PEGC en 2006, Mr Dumont répond que « c’était mieux que rien, une bouée pour les salariés »
Le moins qu’on puisse dire est que les échanges de cette audience ont été laborieux, poussifs, confus, les imprécisions nombreuses… Les dirigeants de France Télécom paraissaient patauger dans leurs explications, et leurs contradictions autant que la présidente dans la compréhension de leur stratégie. On avait la nette impression qu’ils veillaient surtout à ne pas se trahir en donnant les vraies raisons de leur politique, quitte carrément à ne pas répondre du tout et à donner une image assez minable de leur équipe de direction.
Au-delà d’une évidente mauvaise foi leur arrogance, leur fierté affichée d’avoir sauvé l’entreprise, le déni total du désarroi des salariés, leur mépris insolent des règles du dialogue social sont consternants pour le quidam qui assiste sur les bancs du public à un débat médiocre et se sent gagné par le découragement.
On peut comprendre que ce soit fatigant pour tout le monde mais la relative apathie des avocats des parties civiles a aussi contribué à ma déception.
Finalement on était vraiment dans l’autre monde, bien bien loin de celui des travailleurs ordinaires. Et le déséquilibre du rapport de forces s’imposait, accablant.