Cet article de Laurent Vogel, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, et membre de l’Institut syndical européen, devrait intéresser tous les syndicalistes qui agissent pour la santé au travail. Il est paru dans le numéro 40 (janvier 2019) de la revue Contretemps.
L’outil du droit communautaire dans les luttes pour la santé au travail en Europe
Avec l’aimable autorisation de ContreTemps
Je travaille depuis plusieurs décennies sur les questions de santé au travail dans un cadre syndical européen. Une des questions auxquelles je me heurte souvent est celle du recours au droit communautaire pour soutenir des luttes dans ce domaine. Il s’agit rarement d’un refus explicite, mais plutôt d’un ensemble de doutes, d’interrogations, de réticences. Discuter de ces questions me paraît particulièrement important dans un contexte où des militantes et militants qui ont un engagement fort sur les questions de santé au travail, se sentent proches d’une sorte de « souverainisme de gauche » et considèrent qu’il faut éviter ce qui leur apparaît comme un simple mécanisme de légitimation de la construction communautaire aujourd’hui. Récemment, au cours d’une discussion avec des syndicalistes danois, j’avais attiré leur attention sur la possibilité de construire une stratégie judiciaire en s’appuyant notamment sur des directives européennes. Leur réaction a été plus que réservée. Comme beaucoup au sein de la gauche radicale danoise, ils défendent la perspective d’une sortie du Danemark de l’Union européenne et ont peur qu’une telle initiative n’affaiblisse leur position.
De mon point de vue, les questions de santé au travail permettent de poser des questions qui vont au-delà de ce domaine spécifique. Elles concernent principalement deux éléments. D’une part, le rapport entre l’action syndicale et le droit, tout particulièrement le développement de stratégies judiciaires. D’autre part, la capacité de percevoir que, si les institutions communautaires européennes impulsent généralement des politiques qui contribuent à une détérioration des conditions de travail (flexibilité, austérité, mise en concurrence exacerbée des salariés, etc.), il y a dans cette dynamique générale des contre-tendances qui peuvent se révéler utiles et servir de leviers contre cette détérioration. Elles concernent notamment la santé au travail mais aussi l’égalité des hommes et des femmes et, dans une moindre mesure, la lutte contre d’autres discriminations. Autrement dit, dans certains domaines et dans certaines circonstances, une lutte contre le patronat national et contre l’État national peut prendre appui sur des dispositions du droit communautaire. Avec l’arrivée de formations d’extrême droite dans un nombre croissant de gouvernements en Europe, on peut penser qu’il y aura de plus en plus de circonstances où des forces de gauche pourront utiliser des outils européens contre leur État national. Cet article ne prétend pas épuiser la question. Il est une invitation à débattre autour d’une expérience particulière, celle de la santé au travail. J’ai l’intuition que ce n’est pas un domaine tout à fait exceptionnel mais je me garderais bien de généraliser mes observations. Dans d’autres domaines (luttes pour les droits des femmes, contre le racisme et l’homophobie, environnement, etc.), des analyses plus spécifiques devraient être élaborées.
Santé au travail : un enjeu politique central
Les questions de santé au travail constituent un enjeu politique central pour deux raisons. Elles déterminent d’immenses inégalités sociales de santé. Toutes les données indiquent la persistance et parfois l’aggravation de ces inégalités sociales dans les différents pays d’Europe ainsi que le lien très fort qui existe entre celles-ci et les conditions de travail1. Depuis le début de la révolution industrielle, il s’est opéré un partage entre santé publique et santé au travail. Ce partage reposait largement sur l’occultation du rôle des conditions de travail et d’emploi dans la santé. Il a débouché de manière assez systématique sur une politique de doubles standards. Dans l’univers clôturé du travail, les exigences concernant la protection de la vie et de la santé sont très inférieures à ce qu’elles sont dans les différentes sphères de l’espace public : sécurité aérienne, hygiène alimentaire, qualité de l’air ou de l’eau, etc.
Les questions de santé au travail sont aussi au centre d’une conflictualité quotidienne importante. Elles ont une portée potentielle plus radicale que la plupart des revendications quantitatives dans la mesure où elles tendent à remettre en cause le pouvoir patronal tant sur le choix de la production que sur l’organisation concrète de celle-ci. La santé au travail implique une bataille pour la démocratie dans le travail et elle libère la parole des collectifs de salariés. Ses liens étroits avec la division sexuelle du travail l’associent étroitement aux luttes pour l’égalité. Elle peut devenir un élément fédérateur de nouvelles identités collectives. En témoignent, par exemple, les mobilisations des travailleuses des EHPAD en France.
La régulation juridique de la santé au travail
Le droit du travail n’est apparu comme une branche juridique autonome qu’assez tardivement par rapport à la constitution du salariat. Les institutions juridiques héritées de la Révolution française prétendaient encadrer le travail salarié par une combinaison de règles du droit civil (le contrat de travail était décrit comme une location), du droit pénal (interdiction des « coalitions » ouvrières) et de règles élémentaires de police sanitaire (orientées principalement à protéger les « voisins » plutôt que les ouvriers par rapport aux activités insalubres)2. Comme l’a indiqué Alain Supiot, cette perspective était aveugle sur cette asymétrie essentielle : « Dans la relation de travail, le travailleur, à la différence de l’employeur, ne risque pas son patrimoine, il risque sa peau. Et c’est d’abord pour sauver cette dernière que le droit du travail s’est constitué. C’est-à-dire pour affirmer un impératif de sécurité dans le travail3 ». Un paradoxe est vite apparu. Alors que la santé au travail était une force motrice essentielle dans l’apparition du droit du travail, elle a longuement été cantonnée dans un ensemble réglementaire très technique qui semblait échapper à toute discussion de principe. Des générations de syndicalistes et de juristes ont gardé un souvenir désagréable de l’épais volume du manuel Pluyette qui semblait un ensemble dépourvu de tout fil conducteur. Dans la plupart des pays d’Europe, au tournant du XIXeet du XXesiècle, une sorte de compromis historique s’instaure : c’est la monétisation des risques du travail contre la reconnaissance des « prérogatives » patronales dans l’organisation du travail et donc dans la possibilité de mettre en danger la vie des salariés. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que ce compromis commence à être remis en question. Avec deux périodes très distinctes : la conflictualité sociale généralisée après 1968 et le scandale de l’amiante qui relance la question de la santé au travail dans les années 1990.
Droit et syndicalisme : une relation compliquée
Faut-il construire des stratégies juridiques dans les luttes syndicales ? Cette question a toujours été à l’origine de tensions importantes. Les objections peuvent être formulées à partir de perspectives opposées. Pour le syndicalisme modéré, le recours aux tribunaux ne doit être effectué que de manière exceptionnelle de manière à ne pas braquer le patronat dès lors qu’on quitte le contentieux traditionnel des prud’hommes. Ce dernier se présente presque comme une manière de laver le linge sale en famille et il peut être abordé sans coup d’éclat. Pour une partie du syndicalisme de lutte de classe, s’adresser à la justice peut être un piège contribuant à la représentation de celle-ci comme un arbitre au-dessus de la mêlée. Le débat n’est pas purement politique. Il est également lié à des considérations pratiques : le temps judiciaire est long. Une stratégie dans ce domaine peut être vue comme un gaspillage de ressources plus utiles pour d’autres initiatives. L’expérience française montre cependant que la judiciarisation de la santé au travail peut contribuer à une amélioration de la prévention. Le contentieux judiciaire autour de l’amiante a débouché sur une jurisprudence importante en ce qui concerne l’obligation de sécurité de résultat. Dans d’autres domaines, comme les expertises du CHSCT ou les risques psychosociaux, des stratégies judiciaires se sont révélées efficaces. L’hostilité patronale envers les CHSCT et leur dissolution récente par Macron au sein d’un Comité social et économique témoignent des craintes devant la montée en puissance de cet organisme dans un grand nombre d’entreprises. Les acquis de la jurisprudence y ont largement contribué. Par contre, en ce qui concerne le recours au droit européen pour la santé au travail, les initiatives sont restées exceptionnelles. En France, le seul domaine où elles ont eu une portée réelle concerne la directive sur le temps de travail. Il est difficile de savoir ce qui contribue le plus à cette situation : la complexité technique réelle que peut présenter une procédure devant la Cour de justice européenne ou des réticences politiques à faire opposer des normes juridiques européennes au droit français. Quelles qu’en soient les causes, on peut observer qu’entre 1984 et 2017, la France n’a contribué que de manière marginale aux recours en question préjudicielle concernant la santé au travail4.
Le droit européen de la santé au travail
Après des débuts hésitants, la législation communautaire concernant la santé au travail a connu des développements importants pendant une période d’un peu moins de dix ans. Les principales directives en cette matière ont été adoptées entre 1989 et 1995. Le rythme de la production normative s’est ensuite ralenti. La période 2004-2014, qui correspond aux deux présidences de la Commission européenne par Barroso, a été caractérisée par le blocage de toute initiative importante et la volonté affichée de remettre en cause certains des acquis de la période précédente. Ces blocages se sont maintenus jusqu’à présent, sauf en ce qui concerne les agents cancérogènes pour lesquels la Commission a dû se résigner à présenter des propositions législatives.
Si l’on fait un rapide bilan global de cette production normative, elle a généralement été au-delà des règles existantes dans les différents États de l’Union européenne. La directive-cadre de 1989 a joué un rôle particulièrement important en proposant une approche systématique de l’obligation patronale de sécurité qui porte sur tous les aspects du travail (qu’ils soient matériels ou immatériels) et qui impose d’adopter des mesures de prévention où la priorité est accordée à l’élimination des risques. Bien que la chronologie soit différente, ce développement législatif n’est pas sans lien avec une régulation renforcée des risques chimiques (dans ce domaine, le développement majeur a été le règlement REACH adopté en 2006) et dans certains domaines de l’environnement (notamment la qualité de l’air, le traitement des déchets, etc.). Par contre, sur toutes les questions où la prévention est indissociable d’une remise en cause du pouvoir patronal dans l’organisation du travail, la législation communautaire est restée très lacunaire. Il s’agit notamment des troubles musculo-squelettiques (qui concernent environ un salarié sur quatre en Europe et sont liés à l’intensification du travail) et des risques psychosociaux.
Relancer la lutte contre le cancer comme question politique
Avec plus de 100 000 morts par an, les cancers constituent la première cause de mortalité liée à de mauvaises conditions de travail dans l’Union européenne. Ils frappent principalement les professions ouvrières et des activités de service fortement féminisées (notamment la santé, la coiffure et les ongleries, le nettoyage). Leur analyse débouche sur un paradoxe. Tous ces cancers sont évitables par l’élimination des expositions dangereuses sur les lieux de travail. Et pourtant, peu de progrès ont été enregistrés au cours de ces dernières années. Dans les années 1980 et 1990, les mobilisations pour l’interdiction de l’amiante ont été fortes. Finalement, cette bataille a abouti en 1999 à une interdiction dans l’Union européenne à partir du premier janvier 2005. Ensuite, les demandes syndicales d’un renforcement des mesures législatives contre les cancers professionnels se sont heurtées à un lobbying très efficace de l’industrie et à une hostilité de la Commission européenne. Tout s’est passé comme si, avec l’amiante, une page avait été tournée et les cancers au travail avaient cessé d’être une question politique.
Finalement, en 2016, le processus de révision de la directive sur la protection des travailleurs contre les cancérogènes a été lancé. Cette révision était prévue depuis 2002 mais elle avait été bloquée sous différents prétextes. Les raisons qui ont permis de surmonter ce blocage sont multiples. Elles montrent que, même dans des circonstances globalement défavorables, une action syndicale obstinée peut parfois aboutir. Sur les cancers, plusieurs facteurs ont contribué à créer des convergences qui paraissaient peu probables il y a cinq ans.
Au niveau des États, le coût énorme des cancers professionnels dans les dépenses de santé publique a joué un rôle important. Comme les cancers apparaissent souvent après une longue période de latence, le lien avec les expositions professionnelles est rarement établi et le coût des cancers professionnels pour le patronat est proche de zéro. Il est presque totalement à charge des systèmes de sécurité sociale, de la santé publique et des victimes. Le front patronal était loin d’être homogène. Une partie du monde patronal (principalement le secteur de la chimie) craignait que la paralysie communautaire dans ce domaine débouche sur des procédures dans le cadre de REACH qui imposerait des restrictions ou des interdictions totales pour certaines substances cancérogènes. Ce secteur était donc favorable à une révision limitée de la législation communautaire concernant la prévention sur les lieux de travail. Des clivages se dessinaient également entre le patronat de pays où la législation était beaucoup plus avancée (Pays-Bas notamment) et ceux de pays où elle restait au niveau minimal d’une directive communautaire adoptée en 1990.
Le Parlement européen s’est également battu pour une telle révision. Deux facteurs ont contribué à cet engagement. D’une part, le Parlement européen occupe dans le système institutionnel une place différente de celle des Parlements nationaux. Ces derniers tendent à se transformer en une simple chambre d’enregistrement des décisions prises par l’exécutif. Dans le système communautaire, un rapport de dépendance aussi étroit n’existe pas entre la Commission et le Parlement faute d’un appareil politique qui relierait l’un à l’autre. La relative liberté de manœuvre dont bénéficie le Parlement européen est aussi le résultat de sa faiblesse structurelle dans la prise de décision. Contrairement aux États nationaux, où l’adoption finale d’une législation est entre le main du Parlement, dans le système communautaire, la procédure ordinaire relève d’une codécision entre le Parlement et le Conseil où sont représentés les États. L’autre facteur qui a joué en faveur d’une action ambitieuse du Parlement est le fait que la législation sur les cancers professionnels apparaît comme une question qui ne relève pas de manière immédiate et visible des droits collectifs du monde du travail. Il est plus facile de construire des majorités assez amples sur ce sujet que sur le droit de grève ou la représentation des travailleurs dans les entreprises. Le contexte de scandales sanitaires majeurs a également contribué à cette dynamique. Qu’il s’agisse des perturbateurs endocriniens ou du diesel, la subordination de la Commission aux lobbies de l’industrie est apparue largement dans l’opinion publique.
Deux ans et demi après le lancement de la révision de la directive sur les cancérogènes, on peut tenter un premier bilan provisoire. Par rapport aux propositions initiales minimalistes formulées par la Commission, les textes déjà adoptés ou sur lesquels un accord existe entre le Parlement et le Conseil sont nettement meilleurs. Comme la révision s’effectue par étapes, l’issue générale de ce long processus est difficile à prévoir. L’année 2019 s’annonce avec de nombreuses incertitudes : élections européennes en mai, impact du Brexit5, formation d’une nouvelle Commission.
Le rôle de la jurisprudence
L’adoption de directives ne garantit pas l’effectivité des règles juridiques. Deux éléments jouent un rôle crucial.
Toute directive communautaire doit être transposée dans la législation nationale des États. Quant il s’agit de santé au travail, les directives se limitent à formuler des exigences minimales qui peuvent être renforcées dans les lois de chaque État. Il est trop tôt pour savoir si les organisations syndicales parviendront à influencer les processus de transposition de manière à renforcer les règles de prévention en faveur des salariés. Dans certaines dispositions, les directives laissent une marge de manœuvre considérables aux États. C’est le cas pour la surveillance de la santé post-professionnelle des personnes exposées à des agents cancérigènes. Actuellement, dans tous les pays d’Europe, les dispositifs de surveillance de la santé post-professionnels sont pratiquement inexistants. La transposition ne peut être efficace que si les systèmes d’inspection sont mis en mesure de faire pleinement respecter les règles. C’est loin d’être le cas aujourd’hui en raison d’effectifs insuffisants et des pressions gouvernementales visant à lui donner un rôle de conseil plutôt que de sanction.
Toute situation où le droit national ne répond pas aux exigences minimales d’une directive peut être soumise à la Cour de justice européenne. Il existe deux types de recours. Les recours en manquement sont de l’initiative exclusive de la Commission qui peut être très peu dynamique lorsqu’il s’agit de droits sociaux. Elle l’est beaucoup plus lorsqu’elle doit protéger les règles économiques de libre circulation des marchandises, des entreprises ou des capitaux. Les recours en question préjudicielle peuvent en revanche être mis en œuvre par toute personne ou organisation qui lance une procédure judiciaire au niveau national s’il apparaît qu’une question de droit communautaire est pertinente pour résoudre le différend. Dans le domaine social, les questions préjudicielles ont été à l’origine de la plupart des développements positifs de la jurisprudence européenne. L’exemple le plus significatif est celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Jusqu’à présent, l’activisme judiciaire européen dans le domaine de la santé au travail est resté assez limité. Dans la pratique, il s’est concentré sur deux directives (pour un ensemble législatif d’une trentaine de directives) qui concernent le temps de travail et la protection des travailleuses enceintes ou allaitantes. Ce contentieux représente à lui seul plus de 90% des questions préjudicielles concernant la santé au travail. On peut expliquer ce choix par le lien entre ces directives et des questions salariales ou de discrimination (dans le cas des femmes enceintes). Il s’agit toujours de procès dont l’issue favorable implique le versement d’une somme d’argent. Dans les autres domaines de la santé au travail, les organisations syndicales semblent hésiter à développer des stratégies judiciaires au niveau européen. À mon avis, cette réticence affaiblit la lutte qu’elles mènent au plan national contre la violation systématique des obligations de prévention des entreprises6.
Laurent Vogel
Quelques lectures pour aller plus loin
H. Adam et L.-M. Barnier, La Santé n’a pas de prix. Voyage au cœur des CHSCT, Paris, Syllepse, 2013.
L. Goussart et G. Tiffon, Syndicalisme et santé au travail. Quel renouvellement de la conflictualité au travail ?, Éditions du Croquant, 2018
T. Musu et L. Vogel (dir.), Cancer et travail : comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels, Bruxelles, ETUI, 2018.
A. Narritsens et M. Pigenet, Pratiques syndicales du droit, France XXe-XXIesiècles, Rennes, PUR, 2014.
C. Omnès et L. Pitti (dir.), Cultures du risque au travail et pratiques de prévention : la France au regard des pays voisins, Rennes, PUR, 2009.
A. Thébaud-Mony, Ph. Davezies, L. Vogel et S. Volkoff (coord.), Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Paris, La Découverte, 2015.
Hesamag, magazine sur les conditions de travail, la santé et la sécurité en Europe : https://www.etui.org/fr/Themes/Sante-et-securite/HesaMag