Le soir du 28 avril, plusieurs responsables syndicaux nationaux ont pris part à une grande Assemblée générale de débat place de la République à Paris. Dont Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, et Eric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires.
- Ecoute des interventions : https://www.facebook.com/infocomcgt/videos/687597351391234/
- L’article paru dans Médiapart
La CGT se frotte à la Nuit debout
Près d’un mois après la première Nuit debout, la CGT a fait officiellement son entrée sur la place de la République. Jeudi 28 avril, à l’issue de la manifestation contre la loi sur le travail, Philippe Martinez s’est frotté avec Solidaires et la CNT à l’exercice périlleux de la convergence des luttes. L’occasion de multiplier les appels à la grève reconductible, sans plus de précisions.
« Martinez est là ! » La place de la République est, comme d’habitude, sagement à l’écoute des modérateurs de l’AG à venir. Mais une partie des regards converge vers le secrétaire général de la CGT, qui s’est finalement décidé à pointer son nez à la Nuit debout parisienne. L’invitation a été lancée par Ruffin et les initiateurs de la Nuit debout, qui plaident depuis le début du mouvement pour un rapprochement avec les organisations syndicales, quitte à brusquer les choses, comme lors de la dernière réunion sur le sujet à la Bourse du travail. S’y sont jointes les différentes commissions opérant depuis plusieurs semaines à République, rassemblées pour l’occasion sous la bannière de « Luttes debout ». Ensemble, ils ont manifestement su trouver les mots pour convaincre le leader syndical de converger à l’issue de la manifestation interprofessionnelle du jour.
Mais il est tôt encore sur la place de la République, et Philippe Martinez patiente, à côté de la sono. Pas question de trop brusquer le déroulé de l’assemblée générale quotidienne. Après les modérateurs, le porte-parole du jour de la commission Luttes debout prend la parole pour présenter cette soirée un peu spéciale, consacrée presque exclusivement au thème du « combat contre la loi El Khomri ». Le plan est le suivant : un premier tour de parole (cinq minutes chacun au lieu des deux traditionnellement accordées) puis des questions aux intervenants, représentants syndicaux, petits ou grands. Mais contrairement au mode opératoire habituel, les questions sont écrites sur des papiers ou posées en ligne et relayées par les modérateurs, ce qui déjà fait grogner la place, habituée depuis le 31 mars 2016 à une démocratie très directe.
Les premiers intervenants savent donc qu’ils marchent sur des œufs. Issu de la mobilisation contre la loi sur le travail, le mouvement Nuit Debout s’est largement émancipé du contexte et de ses créateurs, s’alimentant même parfois sur le rejet des institutions, y compris syndicales. Le communiqué de Luttes debout sur la soirée de jeudi, publié la veille, listait d’ailleurs avec lucidité les craintes : la peur de la récupération, l’inquiétude de voir remis en cause le processus de prise de parole libre établi depuis le 31 mars, l’appréhension « à voir se tenir ici un meeting comme il s’en déroule partout ailleurs ». L’envie « partagée de faire converger les luttes, pour faire tomber les barrières entre les diverses composantes du mouvement social » a visiblement été plus forte, pour « placer la soirée sur le thème de la grève générale et reconductible ».
Bientôt 20 heures, les prises de parole commencent cependant. Manon et Elsa, porte-parole de la coordination nationale étudiante, les premières à prendre le micro, sont dans leur élément. « La seule question qui nous est posée est de savoir si le mouvement va tenir ou pas, jure Elsa. Ce qui nous manque maintenant, c’est un plan de bataille. Pour les étudiants, il s’agit de la onzième journée de mobilisation, ça fait deux mois qu’on est en grève, toute une génération militante est en train d’être formée. Mais on attendait avec impatience ce regroupement. » Et les deux jeunes femmes de plaider pour un « 1er Mai chaud et radical », ainsi qu’un mouvement d’ampleur le 3 mai, jour de l’arrivée du projet de loi à l’Assemblée nationale.
Après l’intervention d’un habitué, Fathi de « taxis debout », c’est au tour d’un représentant d’infocom CGT de prendre la parole. Le syndicat est à l’origine de l’affiche controversée mettant en image une mare de sang juste au-dessous d’un écusson de CRS et d’une matraque. À deux mètres de là, Philippe Martinez continue d’écouter sans un mot, lui qui s’est désolidarisé publiquement la semaine dernière de la fameuse affichette, poussé par l’emballement médiatique. De même, silence face aux membres du syndicat CGT d’Air France, pas vraiment en odeur de sainteté à Montreuil, qui défilent pour appeler à la « jonction », bousculant au passage la centrale. « C’est aussi la survie des organisations syndicales de lutte qui va s’opérer dans le mouvement », dit l’un d’entre eux.
Postiers et cheminots font encore monter d’un cran la pression. Un militant CGT de la gare d’Austerlitz rappelle le combat du rail contre « le décret socle, notre loi El Khomri à nous », et assure que ses collègues « étaient prêts à partir en grève reconductible » dès le 26 avril, dernière journée de mobilisation cheminote. « On en a marre de ces grèves de 24 heures ! » Une des clés réside effectivement dans le durcissement du mouvement à la SNCF. Rassemblés dans un attelage syndical unitaire assez inédit, la manière dont les cheminots s’engageront ou pas dans une grève dure déterminera en partie la suite de la mobilisation. « La question, c’est est-ce qu’on sera seuls ou pas ? poursuit ce cheminot. Si on veut que ça marche, il faut être ensemble comme en 1995 sous Juppé, ou alors c’est grève générale comme en 1968. Mais dans tous les cas, il faut inventer un truc de ce type-là. »Gaël, militant de Sud Postes, mis à pied pendant 5 mois pour faits de grève, enflamme à son tour la place, qui ne demande que ça : « Ce joli mois de mai doit être celui de la grève reconductible ! Vous avez réussi à mettre ensemble ici sur cette place des profs, des chômeurs, des postiers, des cheminots, des intermittents, des syndicalistes de base et leurs dirigeants, la jonction doit se faire ici et maintenant ! » L’un des deux porte-parole de Solidaires, Éric Beynel, un habitué de la place, rappelle lui aussi les interventions communes entre les réseaux classiques et les nuits-deboutistes. À Saint-Lazare, devant les banques, chez Renault, et surtout autour du mouvement des intermittents, qui s’est soldé positivement par un accord jeudi matin. Quelques minutes plus tôt, un nouvel appel venait justement d’être lancé pour contrecarrer l’évacuation imminente du théâtre de l’Odéon occupé jusqu’ici par les intermittents. « Nous avons cette incroyable capacité à nous diviser, pire à nous opposer en oubliant ce qui fait sens pour nous tous : le retrait du projet de loi travail, regrette Éric Beynel. Mais le gouvernement ne pourra pas tenir avec des pressions contradictoires du patronat d’un côté et de la rue de l’autre. Le mouvement doit encore s’étendre et se renforcer. Une victoire aujourd’hui changerait le paysage social et démocratique dans notre pays. »
Du parterre fusent désormais à intervalles régulières les appels à la « grève générale ». Le slogan enfle pour se transformer en chant lorsque Philippe Martinez prend finalement le micro, à la suite d’une prise de parole débridée de la CNT, qui a dépêché deux émissaires sur place et appelle « au blocage de l’économie ». « Philippe ! », crie une femme, « Martinez, Martinez ! », renchérit un groupe à côté d’elle. « La grève générale, mes camarades, c’était aujourd’hui, tonne le secrétaire général de la CGT. Dimanche pour les salariés du commerce et de nouveau le 3 mai. Vous pouvez compter sur la CGT pour que ce slogan devienne une réalité ! » Avant de tempérer les ardeurs de la foule massée jusqu’à la statue bariolée de la République devant lui. « Dans les entreprises, appeler à la grève reconductible, c’est plus compliqué. Il faut user de la salive pour aller convaincre les salariés. » Philippe Martinez souffle le chaud et le froid, tout comme au sein de son organisation, soucieux de rester combatif tout en évaluant le risque à s’engager trop fort : « Quelle perspective on donne aux salariés, et quelle confiance ? », s’interroge le responsable syndical.
« Corruption », « bureaucratie », l’horizontalité de la Nuit debout s’est chargée, comme attendu, de casser un peu plus l’apparente homogénéité des discours et des postures. Une syndicaliste CGT de Radio France s’est ainsi postée près de Philippe Martinez, remontée comme un coucou : « Tu me reconnais ? Je te le dis, la démocratie à la CGT est un mensonge. La base veut la grève, mais vous n’en voulez pas, tout ce qui vous intéresse, c’est de co-gérer… Pas question qu’on se fasse encore avoir ! » La jeune Manon reprend elle aussi finalement le micro : « On aimerait bien que vous preniez des engagements sur la journée du 3 mai, pour que nous puissions vraiment défiler devant l’Assemblée nationale et pas se retrouver à Nation comme toujours… » Même la petite conférence de presse improvisée autour de Philippe Martinez juste après la fin des questions-réponses prend la tournure de l’interpellation à la hussarde des quidams. « Vous étiez où les grands chefs à la CGT quand on manifestait pour les travailleurs détachés sur le toit de la Philharmonie ? »
Quelle que soit la suite, ou l’issue, de ce rapprochement, l’exercice est inédit. Il y avait jeudi soir bien plus de monde que ces deux dernières semaines sur la place de la République, preuve d’un appétit réel pour la jonction syndicale, et la mise en œuvre du slogan pourtant galvaudé de la « convergence des luttes ». Les travaux pratiques commencent dimanche, pour le 1er Mai.