Sur le site Unité CGT, média militant (www.unitecgt.fr), on peut lire le compte rendu des « Assises de Martigues » qui ont réuni 400 syndicalistes CGT sur deux jours fin octobre 2020 (venant de plusieurs départements et fédérations) afin de discuter de l’avenir syndical. Les « Assises » ont été conclues par Emmanuel Lépine, secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques (FNIC) CGT. Pour l’équipe de rédaction du blog Syndicollectif, c’est l’occasion d’ouvrir un débat général. Nous donnons l’accès au discours de conclusion des Assises et publions notre point de vue sur ce qui est proposé comme syndicalisme de « lutte des classes« , incluant un retour sur la Charte d’Amiens. Ce débat n’intéresse probablement pas que la CGT!
- Télécharger la conclusion des Assises de Martigues, par Emmanuel Lépine :Conclusions Assises Martigues E. Lepine
- Télécharger le point de vue de la rédaction de Syndicollectif.fr : assises de martigues- debat syndicollectif
Stratégie syndicale ? Oui débattons !
Lors des « Assises de Martigues » (voir le site Unité CGT) qui ont rassemblé 400 syndicalistes CGT le 29 octobre 2020, des motions ont été adoptées et un discours de « conclusion » prononcé par Emmanuel Lépine, secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques (FNIC CGT). Discutons-en.
Le site intitulé Unité CGT, créée à l’automne 2019, en rend compte fortement. Les organisateurs de ce site précisent qu’ils ne parlent pas au nom de la « Confédération générale du travail », ni « encore moins d’une tendance ou d’une fraction ». Cependant ce sont bien des syndicalistes CGT qui défendent des propositions et même des stratégies interprofessionnelles, comme par exemple les « marches pour la dignité » entre septembre et octobre 2020.
Comment faut-il appeler ce groupement de syndicalistes ? Peu importe les mots, mais il est clair qu’ils et elles critiquent fortement la « confédération », ce qui est bien sûr le droit de tous les syndiqué-es. Le blog Syndicollectif est aussi un lieu de débat en direction de tout le syndicalisme. Mais les présents à Martigues s’organisent (avec 20 fédérations et 70 départements présents, selon le site Unité-CGT) et mettent en œuvre une action parallèle. Est-ce efficace ? Nous n’avons guère les moyens d’en juger pour le moment, mais cela ne saute pas aux yeux. Néanmoins, le débat est ouvert. Aussi nous voudrions apporter une contribution au moins sur les « idées », puisque qu’Emmanuel Lépine insiste sur ce point.
Qu’est-ce que la lutte des classes ?
Emmanuel Lépine met d’abord l’accent sur « l’analyse de classe », qui est notre « lumière politique ». Il y a bien sûr un large accord avec ce rappel. Mais le rapporteur met en garde sur deux dérapages possibles, en cas « d’oubli » de l’analyse de classe. Le premier dérapage consisterait à vouloir « gagner ce qui est gagnable au périmètre des seules entreprises », ce qui serait « faire du réformisme ». Autrement dit, un syndicat qui n’essaie pas d’abord d’arracher ce qui peut l’être sur le terrain devient un syndicat « d’accompagnement ». Il y a là plusieurs problèmes. D’abord cela laisserait entendre que la CGT serait devenue ou menacée d’être un « syndicat d’accompagnement », expression employée en général pour la CFDT. CGT et CFDT seraient donc équivalents ? Qui peut défendre une telle idée sérieusement ?
Par ailleurs, nous aurions plutôt tendance à penser qu’un syndicat « qui ne sert pas à gagner ce qui est gagnable » ne sert pas à grand-chose pour les travailleurs, même s’il fait des phrases sur la lutte des classes. Par ailleurs, ce passage du discours est assez contradictoire avec des objectifs rappelés à juste titre, comme par exemple l’exigence d’un « moratoire sur les licenciements » ou de la « réouverture de lits » dans les hôpitaux. Ces luttes-là seraient-elles « réformistes » ? Ce sont bien là des « objectifs gagnables dans les entreprises » bien que nécessitant un rapport de force. Il faudra donc revenir (plus loin) sur ce que veut dire la lutte des classes dans le syndicalisme quotidien.
Mais le discours de Martigues pointe une deuxième dérive possible. Un « oubli » de la lutte des classes finirait par résumer le syndicalisme aux « questions sociétales », comme par exemple « la lutte contre le racisme ou pour l’environnement ». Qui est visé dans cette critique ? C’est bien la confédération, explicitement accusée d’un « activisme de type ONG ». Ah ! les ONG ! Si on veut discréditer ou même amenuiser certaines organisations par rapport à la CGT « de classe », on dit que ce sont des « ONG », dénomination d’associations très diverses accompagnant les forums mondiaux (ONU, COP 21…) ou européens pour désigner des organisations surveillant l’action des gouvernements (et qui parfois peuvent être instrumentalisées). Il vaudrait mieux selon nous parler d’associations, comme ATTAC, comme les associations antiracistes, ou celles pour les droits des femmes (où la CGT est présente). Or ces associations sont des conquêtes démocratiques depuis l’aube du mouvement ouvrier au 19ème siècle : on parle même « d’associations ouvrières » de toutes natures, de type syndical (le syndicalisme n’étant reconnu que plus tard), ou mutualiste, ou des coopératives. La Première internationale s’appelait « association » des travailleurs. Plus récemment des associations diverses occupent plutôt un espace que le syndicalisme délaisse par erreur ou ne remplit pas complètement faute de forces. Elles agissent sur des questions décisives, contre des dominations (femmes/hommes), des discriminations, contre le racisme, etc. Ces questions sont aussi intrinsèquement liées à la structure de classe, car le système capitaliste a besoin de renforcer son emprise ou d’accentuer la division par des systèmes de domination ou d’oppression très variés. Reconnaissons que ce débat est complexe, mais qu’il ne signifie pas automatiquement un refus de la notion de « classe ». Les classes ne sont pas uniquement issues de l’exploitation économique. Les épouses de travailleurs qui restaient autrefois à la maison parce que c’était la place des femmes (idée réactionnaire heureusement en perte de vitesse, mais pas totalement !) subissaient une double oppression : une injustice sociale liée à un travail domestique gratuit ou fort peu reconnu, et une oppression sexuelle par exclusion de la socialisation dans le travail. L’histoire CGT n’est pas très brillante de ce point de vue à la fin du 19ème siècle ou au début du 20ème. Il a fallu des dizaines d’années de luttes pour changer cela, ou conquérir des droits nouveaux. « Sociétal » et non « lutte de classes » le droit à l’avortement que les femmes d’Argentine viennent d’arracher ? « Sociétal » et non « lutte de classes » la lutte contre l’esclavage aux Etats-Unis ? Exploitation sociale et oppression raciste sont parfois inextricablement liées. Et d’ailleurs on trouve sur le site Unité CGT un excellent article pour dénoncer la dérive raciste possible contre les musulmans qui a accompagné l’assassinat de Samuel Paty. Il n’y a donc pas lieu de dénoncer « l’activisme » de la confédération CGT sur ces questions. Il faut au contraire s’en féliciter. La lutte des classes doit intégrer toutes les dimensions, sinon elle passe à côté de la société réelle et du monde du travail qui bouge sans cesse : elle ne devient, comme le dit Emmanuel Lépine lui-même, que « de grandes phrases ».
Emmanuel Lépine explique aussi que c’est « par des perspectives politiques et syndicales lisibles, claires et pour tout dire, radicales, que passera le renforcement de notre CGT ». Il ne semble pas que ces idées, qui sont pourtant celles de la Fédération chimie CGT, obtienne actuellement les résultats escomptés…
Emile Pouget, secrétaire de la CGT (antalya.ekablog.com)
Retour sur la Charte d’Amiens, mais sans la déformer !
Dans la suite du discours de Martigues, Emmanuel Lépine met l’accent sur « le projet de société CGT », sur « les utopies d’aujourd’hui qui sont la réalité de demain ». Nous pouvons partager une telle approche, à condition cependant d’aller un peu plus loin. E. Lépine évoque une société « qu’il est convenu d’appeler le socialisme », opposé au capitalisme. Mais quel socialisme ? Celui des pays qui se disaient « socialistes » jusqu’à leur chute spectaculaire des années 1989-91 ? : une sorte d’affaissement sur eux-mêmes, ou suite à des mobilisations massives notamment en Allemagne, en Tchéquie (des travailleurs et des jeunes !) et sans même une intervention directe des pays capitalistes ? Pas un mot dans le discours de Martigues pour expliquer cet écroulement, pour prendre distance avec cette expérience historique qui a compté beaucoup pour discréditer l’espérance d’émancipation au 20ème siècle, ou pour indiquer même sommairement à quel socialisme on se réfère maintenant. Encore du discours donc !
Dans les conclusions et les « motions » adoptées à Martigues, sans doute pour donner un peu de contenu à ce projet de société évoqué, il est fait référence à la Charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906, et à la « double besogne » qui est en effet un acquis stratégique totalement valable aujourd’hui. A savoir d’une part les exigences « quotidiennes » ou immédiates, qui font qu’un syndicat est un syndicat, c’est-à-dire utile aux salarié-es de manière concrète, et d’autre part les objectifs « d’avenir » (« l’émancipation intégrale »), qui doivent découler de l’expérience même de la lutte et des apprentissages politiques qu’elle permet d’élaborer collectivement. Il est même rappelé l’idée d’Amiens selon laquelle le syndicalisme pourrait passer d’un « groupe de résistance » à un « groupe de production et de répartition », donc un socialisme basé sur les syndicats. Oui il faudra en effet que les travailleurs-euses s’approprient la richesse produite, et les syndicats doivent jouer un rôle. Voire à ce sujet l’expérience de la gestion de la Sécurité sociale dont nous fêtons le 120ème anniversaire.
Néanmoins, il y a un passage de la conclusion d’Emmanuel Lépine qui est totalement contradictoire à l’esprit et la lettre de la Charte d’Amiens. Il dit : « C’est l’objectif politique qui doit commander la forme d’organisation et non l’inverse comme aujourd’hui. Cette réflexion est vraie pour les syndicats, CGT comprise, mais aussi pour les partis politiques ». Les syndicalistes majoritaires au congrès d’Amiens en 1906 ne raisonnaient pas du tout de cette façon. La Charte adoptée prend totalement ses distances avec les partis politiques, qui « en dehors et à côté, peuvent poursuivre …la transformation sociale », mais ailleurs. Et en tout cas cela ne concerne pas du tout la CGT. La conclusion de E. Lépine est clairement une vision syndicale à partir d’une conception politique à priori, alors que la Charte d’Amiens explique que cette conception doit rester « au dehors » du syndicat. Mais il est vrai que Lépine ajoute que sa conception est aussi valable pour les partis, autrement dit qu’il y a une sorte d’avant-garde (?) qui doit « commander » à la fois les syndicats et les partis… Bravo pour l’indépendance (ce mot n’est pas employé) et surtout pour la confiance dans le monde du travail à discuter de ses propres objectifs !
Une autre conception possible- et il faudrait rediscuter de la Charte d’Amiens à ce propos, car elle est à l’origine de bien des malentendus- serait que l’indépendance réelle du syndicalisme nécessite qu’il définisse lui-même ses propres objectifs de société, en respectant le pluralisme des idées en son sein, tout en acceptant de les confronter avec les partis politiques. Le débat doit se poursuivre sur ce plan.
Non à une solitude CGT
Une dernière conception de la conclusion de Martigues doit être mentionnée et critiquée tant elle nous parait dangereuse pour l’avenir de la CGT, voire de tout le syndicalisme. Emmanuel Lépine défend l’idée suivante : « nous devons être et rester les promoteurs de l’unité dans la CGT, à l’opposé du syndicalisme rassemblé ». Il enfonce le clou en préconisant « l’unité d’action dans la CGT ». Il faut sans aucun doute discuter du « syndicalisme rassemblé », conception devenue élastique et floue longtemps après son apparition. Cette stratégie avait trouvé en 1995 une concrétisation positive dans la grève et la rue. Elle aurait pu avoir des prolongements prometteurs, à condition d’aller jusqu’au bout du « rassemblement ». Mais si certains syndicats ont continué à pousser cette réflexion, il faut reconnaitre qu’elle est très peu discutée (sauf pour certains assimilant le « syndicalisme rassemblé » à une dérive « réformiste »), alors qu’elle pourrait être prometteuse pour redonner de la force au syndicalisme (et gagner une syndicalisation plus massive). Parce que le monde bouge et que nous sommes un peu dans la même situation qu’avant le congrès confédéral fondateur de 1895 avec le besoin d’unifier le syndicalisme de lutte.
Le débat est donc nécessaire. Par contre, laisser entendre que la seule CGT est capable d’unifier le monde du travail seulement en son sein est un leurre. Si cette idée sectaire devait se développer réellement dans la CGT, alors il y aurait lieu d’être inquiet sur son avenir, et donc aussi du syndicalisme de lutte de classe dans son entier.
En conclusion, la poursuite du débat est nécessaire. On peut en effet penser qu’il y a des malentendus, ou des interrogations légitimes parce que la situation que nous vivons est très difficile. Peut-être qu’une discussion approfondie pourrait aboutir à dépasser des affrontements qui peuvent affaiblir tout le monde s’ils ne sont pas surmontés. En fait, cela ne concerne pas seulement la CGT mais tout le syndicalisme.
L’équipe de rédaction de Syndicollectif.