Le site Université populaire de Toulouse, qui est en lien avec la Fondation Copernic, publie une analyse des mouvements sociaux en cours, de leur potentiel et de leurs difficultés. Est également commenté l’article de l’économiste Frédéric Lordon que nous avons publié récemment.
Une hirondelle ne fait pas le printemps
vendredi 30 mars 2018 par
Le mouvement social vu de Toulouse – Acte II Une hirondelle ne fait pas le printemps
A Toulouse comme ailleurs, la mobilisation du 22 mars, avec 20 000 manifestants, est une (petite) réussite, mais pas d’une ampleur telle qu’elle puisse bousculer l’exécutif. Pas pour le moment. Ce mouvement survient après une série de reculs et, surtout, après la défaite contre la loi travail 2. La réforme de l’université provoque des mobilisations notables dans la jeunesse estudiantine Toulouse, Bordeaux Montpellier Tolbiac…grèves et blocages empruntent un chemin long pour dessiner la carte des grèves en France Le gouvernement, en multipliant les réformes, procède à ce que Lordon appelle une « attaque simultanée sur tous les fronts visant à produire un effet de sidération qui laisse les opposants, totalement désorientés, courir dans tous les sens, avoir toujours un train de retard, pour finir défaits dans tous les compartiments du jeu ». Mais en même temps, le gouvernement a lâché quelques miettes pour 100 000 retraités. Ce qui était important, dans la journée du 22 mars, c’était de voir si nous étions toujours dans la période marquée par la défaite sur la loi travail en 2017 ou bienau début d’un nouveau cycle s’appuyant sur la volonté de combattre Macron et son gouvernement. Les premiers jours du mois d’avril, avec la grève des cheminots, seront, à ce titre, décisifs. A la SNCF en premier lieu, mais aussi dans tous les autres secteurs. Est-ce que la grève des cheminots ouvrira une brèche dans la politique du gouvernement ? Est-ce que la grève des cheminots va convaincre les autres salariés que le moment est venu ? Et ce moment est-il le bon ?
La bataille du rail à la croisée des chemins ?
Tout le monde n’a peut-être pas pris la mesure de la situation, du processus en cours et des conséquences à venir, mais de fait la décision du gouvernement d’affronter les cheminots a bel et bien sonné l’heure de plusieurs vérifications.
Celle de Macron et de son gouvernement. Celle des tactiques syndicales en présence, celle du monde politique, celle enfin de l’opinion publique.
1- Macron et son gouvernement.
Macron se donne l’image d’un président fort, sûr de lui, qui fait ce qu’il a dit (et au-delà). En fait, il fait ce que les divers gouvernements de gauche comme de droite n’ont pas osé, pas pu (ou pas su) faire. C’est un idéologue pragmatique qui sait lire le sens et comprendre le poids des défaites sociales et leurs conséquences sur les futures mobilisations. Il sait aussi très bien qu’en général ceux et celles qui n’ont pas voté pour lui au 2ième tour, ou bien qui ne votent plus, ne manifestent pas non plus, ne font encore moins grève. C’est donc dans une situation favorable qu’il agit ; et même si majoritairement sa politique n’est pas plébiscitée, elle n’est pas non plus combattue. Pour le moment, son principal ennemi, c’est lui, c’est son arrogance. Il peut y avoir la phrase de trop, la posture de trop, la mesure de trop qui viendraient réveiller ceux et celles que les défaites sociales ont rendu silencieux, tristes, apathiques…
Il n’y a, dans cette bataille déjà bien engagée, aucune place pour la temporisation ni pourle compromis. Car, pour gagner cette bataille (et pour aller plus loin encore), il faut une défaite, totale, des cheminots ; une défaite qui enlève pour les années à venir toute envie à d’autres « corporations » de s’aventurer sur le terrain du conflit social. La défaite des mineurs anglais sous l’ère Thatcher a traumatisé le syndicalisme anglais pour de longues années, pour des décennies sans doute. Macron a choisi l’épreuve de force et celle-ci sera vraisemblablement brutale, forcément brutale…
2- Les syndicats et leur tactique de conflits étalés dans le temps…
Les dernières grandes mobilisations interprofessionnelles sur les retraites ou bien la loi travail se sont soldées par des défaites ; et cela se sait… Pour autant, les conflits dans les entreprises, dans les services se terminent souvent par des victoires, qu’elles soient grandes ou petites ; et cela se sait… Il y a dans ce constat, qui met en vis à vis les échecs quand la mobilisation est « globale » et le succès possible quand la lutte est « locale », les raisons qui expliquent, dans la période, la multiplication des conflits locaux et la faiblesse des conflits interprofessionnels ; la préférence aux luttes par entreprise, par branche plutôt que « tous ensemble ». A l’évidence, la multiplication des grèves dans les hôpitaux ou à la poste n’a pas pour autant mis à l’ordre du jour une grève « tous ensemble » des hôpitaux le même jour car, même à cette échelle, bien des agents considèrent avoir davantage de chances de gagner, ne serait-ce qu’un peu, dans une grève par service que dans une grève de tout le personnel.
Même si cela n’est pas apparu publiquement à grande échelle, le fait est que, dans bon nombre de secteurs de la fonction publique, la présence de cheminots le 22 bien perçue par crainte de voir les revendications spécifiques aux autres secteurs disparaître derrière les fumigènes des cheminots.
Air France a choisi le 23, Carrefour le 30. Les retraites le 15 mars n’ont pas manifesté partout en même temps que le personnel des EPHAD…
Le mouvement syndical est face à un vrai problème, complexe à résoudre ; et si nous ne faisons pas partie de ceux qui pensent que ne pas choisir les mêmes dates pour faire grève
est voulu par les syndicats pour empêcher une éventuelle convergence, nous remarquons que, mise à part en 1995, tous les conflits du type« tous ensemble » ont été défaits.
De toutes façons, multiplier les mobilisations « tous ensemble» pour augmenter le rapport de force n’est pas une « recette miracle » ;et même si l’addition des forces suffisait pour faire une grève victorieuse, cela déboucherait in fine sur une crise politique.
Le conflit de 2016 sur la loi travail a provoqué une crise politique qui a touché les partis politiques et les syndicats en affrontant le gouvernement de l’époque, estampillé « de gauche », ont provoqué la disqualification pour longtemps du PS ; et, in fine, c’est Macron qui est sorti du chapeau lors de la séquence électorale de 2017. Le travail n’a donc été fait qu’a moitié. Les syndicats, au nom de la charte d’Amiens, n’ont rien dit sur l’enjeu de cette élection qui suivait un mouvement social long et radicalisé. Sauf la CFDT et FO qui ont, dès le début, explicitement préféré Macron à Mélenchon.
…et la grève générale qui ne vient pas !
Des militant e s expliquent les échecs des grèves interprofessionnelles par l’absence d’appel à leur généralisation, voire l’absence d’appel à la grève générale. Cet argument ne manque pas de piquant car il laisse supposer que les masses ont toujours besoin de quelqu’un au dessus d’elles pour leurindiquer ce qu’elles doivent faire. C’est, n’ayons pas peur des mots, prendre les gens pour des cons ! En réalité, ces appels à la grève par un organe central de décision, comme un bureau national ou confédéral, avaient du sens quand les syndicats
avaient du poids. Ce que redoutent plus que tous les syndicats aujourd’hui, ce n’est pas d’être débordés mais c’est de ne pas être suivis…! Nous sommes 50 ans après mai 68 et il n’est pas inutile de rappeler qu’à cette époque les syndicats, puissants, avaient systématiquement recours à l’appel à la grève de 24h par branche ; et ces appels étaient suivis. Cette discipline pouvait s’expliquer par la force politique des appareils syndicaux qui étouffait toute logique de débordement et d’émancipation. Aujourd’hui, pour l’essentiel, les salarié.e.s ne sont pas syndiqué.e.s ; et ils/elles sont largement étranger.è re.s aux logiques d’appareil. Pour autant, la question de la contestation de la politique des bureaucraties syndicales n’a pas avancé ; et, paradoxalement, il semble même que nous soyons revenus au point de départ, c’est-à-dire à la nécessité d’un appareil qui rythme les conflits… Dans l’histoire du mouvement social français, il y a peu d’expériences d’auto-organisation ; on peut cependant citer les assistantes sociales, les infirmières en 1988 et les cheminots en 1986 qui ont mis en place des coordinations pour s’approprier la direction des conflits et s’opposer aux trahisons des directions syndicales.
Le problème est bien là. Depuis 1995, les salarié.e.sn’ont jamais débordé les syndicats au nom de la mollesse de leur position. Dans le conflit qui vient à la SNCF, Sud Rail, peu convaincu par la stratégie du« 2 jours sur 5 »a tout à fait logiquement proposé que ce soient les AG du personnel dans les gares qui décident de la grève reconductible ou bien de la formule « 2 jours sur 5 ». La grève peut être reconduite partout, partiellement ou bien se faire sur la base du « 2 sur 5 ». La grève peut s’emballer au moment des ordonnances, de l’application du service minimum… Nous verrons.
Et l’unité ?
Quand les 4 premiers syndicats de la SNCF appellent à la grève, nous sommes devant quelque chose d’important, qui pèse dans le rapport de force. Mais l’unité n’est pas chose simple car toutes les organisations ne poursuivent pas le même objectif. La plupart des gouvernements ont,à l’intérieur du monde syndical, des « traîtres de service » qui, le moment venu, se retirent du conflit et en diminuent ainsi le rapport de force ; touten en ayant, bien sûr, monnayé quelques miettes et quelque avantage pour leur syndicat. Ceux là, complices du système, considèrent le syndicalisme comme un moyen d’atténuer les effets les plus durs du capitalisme et non comme un outil de transformation sociale.
La démarche de Sud Rail est simple et tout à fait démocratique ; constatant un désaccord entre organisations, ce qui en soi n’est pas un problème, Sud Rail considère que celui-ci doit être tranché par le personnel. Cela relève du bon sens car la réforme s’applique à tous les agents ; et, globalement, les agents non syndiqué.e.s sont plus nombreux.ses que ceux. Celles qui le sont. Rien n’est plus légitime que de demander au personnel de se prononcer sur toutes les questions qui le concerne. En temps ordinaire, le syndicat assure la permanence de la lutte à travers son activité quotidienne. Quand il y a conflit, c’est à l’ensemble du personnel de s’occuper des affaires du syndicat.
3- Autour de la grève.
Nous l’avons dit dans notre précédent texte, la grève est l’affaire des cheminots. La responsabilité des autres, la nôtre, la vôtre, est de défendre la grève des cheminots, au moyen de toutes les initiatives possibles et inimaginables. Et ceci coûte que coûte car contre
les cheminots et leurs revendications se profile un déferlement de haine médiatique dont nous n’avons aujourd’hui qu’un avant goût.
Contre les cheminots, il y a le gouvernement et les médias, la grande majorité des médias. Ce n’est pas ici le lieu pour caractériser les médias et la situation qui fait que tous, ou presque tous, parlent des cheminots de la même façon. En mal. Dans cette bataille, le gouvernement a pour tâche de ne rien céder et les médias de faire céder les cheminots. Nous aurions tort de ne pas prendre cette situation très au sérieux et de ne pas trouver quelque action adaptée pour faire taper sur le museau de ces chiens de garde ; et les faire rentrer à la niche !
4- Le monde politique et l’opinion publique
On le sait depuis longtemps et nous l’avons écrit plus haut, le gouvernement peut, si le conflit est dur, ouvrir une brèche dans le front syndical. C’est en 1995 que la CFDT, sur la question des retraites, a fait de la trahison un « outil » syndical. Dans le monde politique, les partis de gauche ont eux aussi leur responsabilité quant à la situation de la SNCF; faudrait-il aujourd’hui faire comme si on ne savait pas ? Faire l’unité avec la gauche plurielle alors qu’elle a tu tous les mensonges de Jospin pour privatiser France Télécom, ces mensonges qui sont aujourd’hui remis au goût du jour pour la SNCF ?
La vieille tactique du Front Unique (tactique de l’Internationale Communiste qui visait à faire l’unité avec différents partis pour mieux s’adresser à leur base) ne marche plus car les partis sur lesquels elle s’appuyait sont vides de militant e set ont été, et sont encore, gangrenés par d’innombrables trahisons.
De notre point de vue, ce n’est donc pas une bonne idée de dire que la bataille des cheminots doit réactiver le principe du front unique ou bien encore feu l’Union de la gauche. La solution est sans doute ailleurs. Ne faut-il pas inventer un mode de mobilisation qui se calque sur la mobilisation des cheminots et qui pourrait prendre de multiples formes selon l’endroit où l’on se trouve ? Les gares par exemple ne pourraient-elles pas être, en particulier pour les petites villes et les villes moyennes, des lieux de rassemblement et de soutien ? Sans aucun doute ! Pour les grandes villes aussi d’ailleurs.
De l’ampleur du soutien dépendra la popularité de la grève et sa durée.
Le récent texte de Lordon parlant de la multiplication des petits mouvements sociaux à la base (le texte de Lordon : « Mais ce million n’est que de la poussière de grève. Il faut le compacter pour en faire une grève générale. Dont en réalité tous les éléments sont là – mais pas le principe unificateur ») ne nous aide pas à bien comprendre la situation car il fait l’impasse sur le poids des défaites et sur la difficulté à construire la grève « tous ensemble », générale et reconductible.
Mais cette évocation des grèves invisibles, absentes des radars médiatiques, est cependant un très bon exemple. Pourquoi la multiplication des grèves à l’hôpital ou à la poste ne débouche-t-elle pas une généralisation du conflit dans la branche ? Parce que les syndicats ne le proposent pas ou bien parce que les rythmes de mobilisation liés aux attaques sont différents ? Ce qui signifie que ces différentiations éloignent l’idée de frapper tous ensemble.
Dans un texte de juillet 2016 sur le mouvement social du printemps de cette même année, nous avions noté la très faible mobilisation des salariés de secteurs privatisés(Orange – 1% de grévistes ; La Poste – 6%), de ceux d’EDF-GDF et des grandes entreprises telles que Airbus, Peugeot, Renault. dans les mobilisations des années précédentes. Entreprises qui jouèrent un rôle déterminant dans la généralisation des grèves en 1936 ou bien en 1968. Aujourd’hui, si on en croit toujours Lordon, le sort des salariés repose sur les épaules des cheminots parce qu’ils jouent en 2018 le rôle des métallurgistes de 36 et 68 mais dans un contexte de déclin du syndicalisme avec des zones entières sans syndicats pour s’approprier les revendications et les propager ; ce dont Lordon ne se semble guère se préoccuper ou, du moins, le prendre en compte. L’expérience de Nuits Debout est pourtant d’une grande utilité car elle marque les limites politiques des mobilisations sociales et l’état de dé-politisation dans le pays. Là ou nous avions besoin d’un mouvement qui dégage des perspectives politiques, nous avons eu, pour l’essentiel, que du bavardage. Ce que dit Lordon : « Il y a tout lieu de penser que la condition est remplie aujourd’hui : les ordonnances SNCF ont à voir avec les lois travail qui ont à voir avec la managérialisation de l’université qui a à voir avec la sélection des étudiants qui a à voir avec l’emprisonnement des agriculteurs dans le glyphosate qui a à voir avec les suicidés de l’hôpital de Toulouse, avec ceux de Lidl, de Free, avec tous les fracassés de l’entreprise, et avec l’immense cohorte de ceux qui sont à bout. » Mais ce texte n’explique pas non plus pourquoi la base de la CGT, que Lordon prend bien soin de séparer de la direction confédérale, et, plus généralement, les salariés ne se rebiffent pas. Et pourquoi il n’y a pas d’initiatives émanant des assemblées générales pour dépasser les luttes « vouées à l’échec »…