Karel Yon est chargé de recherches en sociologie au CNRS-université de Paris-Nanterre. Cette interview est parue dans l’Humanité (du 21 janvier 2020), qui nous autorise une republication.
Mardi 21 janvier 2020
«Nous sommes passés d’une bataille de position à une bataille de mouvement»
Un mois et demi après son déclenchement, le mouvement contre la réforme des retraites prend de nouvelles formes d’action. Le sociologue Karel Yon décrypte les particularités du plus long conflit social depuis cinquante ans.
Les mobilisations contre la réforme des retraites sont- elles en train de changer de nature ?
KAREL YON Il est assez naturel que les grèves baissent d’intensité. Nous voyons évoluer les formes et les enjeux des actions. Cela n’indique pas du tout que les mobilisations soient terminées. La journée de manifestations interprofessionnelles de jeudi dernier a à nouveau démontré une grande détermination de la part des opposants à la réforme des retraites. Mais les actions symboliques, comme les happenings, les chorégraphies, les interpellations de représentants politiques à l’occasion de vœux ou de la campagne des municipales, les blocages vont se poursuivre et se multiplier. Nous sommes passés d’une bataille de position à une bataille de mouvement. Trois objectifs sont visés. Il s’agit d’abord de maintenir la visibilité médiatique, à l’heure où le récit de la grève reconductible n’est plus évident à tenir. Il s’agit ensuite de maintenir la pression sur le pouvoir. La campagne des municipales offre l’occasion d’exercer une pression indirecte sur lui, via les candidats, les parlementaires. Le troisième objectif réside dans la capacité à bloquer l’économie, à l’image des initiatives mises en place par la CGT ports et docks, afin de mettre le gouvernement sous la pression des employeurs en perte de chiffre d’affaires.
Comment expliquez-vous les difficultés de l’intersyndicale à élargir à d’autres secteurs du privé?
Pour les autres salariés (que ceux de la RATP, de la SNCF-NDLR), notamment ceux du privé, il est compliqué de se mettre en grève contre la réforme des retraites, alors que leurs employeurs n’ont aucune responsabilité dans ce conflit. Les agents publics ont, eux, l’État comme interlocuteur. Il est intéressant de voir que, dans son dernier communiqué appelant aux mobilisations des 23, 24 et 25 janvier, l’intersyndicale essaie d’élargir les revendications aux questions de salaire et d’égalité professionnelle. C’est un moyen de s’adresser au privé. Le mouvement s’ancre par ailleurs dans des enjeux propres aux secteurs mobilisés. À ce titre, la manifestation parisienne de jeudi dernier contenait un impressionnant cortège de l’enseignement supérieur et de la recherche. La mobilisation contre les retraites rejoint celle contre la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche. On voit aussi poindre l’enjeu de la réforme du bac. Les retraites donnent un point d’appui à d’autres revendications. D’où l’utilité du cadre interprofessionnel.
Ce mouvement social a aussi été marqué par le distinguo très médiatisé entre syndicats dits réformistes et contestataires. Est-il pertinent?
KAREL YON Tout dépend à quelle échelle on l’emploie. Il est trop schématique lorsqu’on l’utilise pour diviser deux camps. Tous les syndicats usent de la négociation comme de l’op- position pour faire avancer leurs revendications. Et les organisations syndicales ne sont jamais homogènes. Le Sgen-CFDT a pris en fin de semaine une position opposée à celle de la confédération sur la réforme des retraites. Il n’est donc pas juste de résumer les enjeux à cette opposition. Mais cette distinction est davantage pertinente si l’on se situe sur le terrain des négociations avec les pouvoirs publics ou à l’échelle interprofessionnelle.
Comment cela?
KAREL YON La représentativité des syndicats étant dorénavant calculée sur leur audience électorale, la compétition s’est exacerbée entre les confédérations. Elles sont tenues dans leurs stratégies par les relations de concurrence qui les opposent. La CFDT a construit son récit de première organisation sur le fait qu’elle ne descendait pas dans la rue à tout bout de champ. Sur cette réforme, elle avait besoin de trouver un compromis avec l’exécutif, quitte à oublier l’une de ses lignes rouges: la pénibilité. Pour l’Unsa, l’enjeu est de gagner la reconnaissance de sa représentativité interprofessionnelle. Le fait que le gouvernement ait décidé de fixer le seuil de représentativité à 5 % pour siéger au conseil d’administration de la future caisse de retraite universelle lui permettra d’y accéder.
Qu’en est-il des organisations opposantes à la réforme des retraites?
KAREL YON Ce qui marque, c’est la relative liberté de la CFE-CGC. L’organisation a durci le ton depuis quelques années. Elle a plus de liberté aussi, car son calcul de représentativité est limité au collège des cadres. Quant à la CGT, elle est tenue par sa ligne de la même manière que la CFDT. Or, ces deux lignes, celle de la négociation comme celle de l’opposition dans la rue, montrent leurs limites. Les difficultés stratégiques se posent aux deux confédérations, avec deux enjeux sous-jacents. Il s’agit en premier lieu de redéployer le syndicalisme dans tous les champs de la société, ce que des mouvements comme les gilets jaunes ou Nuit debout ont bien révélé: dans certains secteurs, la présence syndicale est résiduelle. Cela pose la question des moyens à mettre en oeuvre pour recréer une représentativité syndicale, à l’image du monde du travail du XXIème siècle. Il s’agit d’autre part pour les syndicats de trouver un prolongement politique à l’affrontement dans l’arène sociale. Autant ils ont fait la démonstration de leur faculter à sanctionner ceux- – de Nicolas Sarkozy à François Hollande – qui ont mené les réformes néolibérales, autant ils manquent de débouchés positifs à leurs projets de société. C’était la vocation du Pacte du pouvoir de vivre auquel Laurent Berger et la CFDT participent. La tribune cosignée ce dimanche par Philippe Martinez pour la CGT, Aurélie Trouvé (Attac) et Jean-François Julliard (Greenpeace) est elle aussi intéressante de ce point de vue.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR STÉPHANE GUÉRARD