L’article ci-dessous est paru sur le site de la revue en ligne Contretemps et reproduit par la revue de l’Ecole Emancipée, tendance de la FSU, en juin 2022. Il est signé par Théo Roumier, syndicaliste à SUD Éducation, membre du comité éditorial des cahiers de réflexion Les Utopiques, revue de l’Union syndicale Solidaires.
CGT, Solidaires, FSU : faut-il aller vers un syndicalisme unifié ?
Article publié sur le site de Contretemps
Que ce soit au sein de la CGT, de la FSU, de Solidaires, on parlait déjà beaucoup d’unification syndicale ces derniers temps. La séquence électorale qui vient de s’écouler a pu en accentuer les enjeux. Alors l’unification, d’accord, mais pour quoi faire ? Et comment ?
L’unification syndicale n’est pas tout à fait vieille comme le mouvement ouvrier, mais pas loin. La double séquence électorale, présidentielle et législative, en a bien naturellement accentué les enjeux. D’abord parce que la candidate du Rassemblement national a une fois de plus, une fois de trop, accédé au second tour de la présidentielle, reposant crûment la question de nos capacités de résistances – dont le syndicalisme est un agent essentiel – à un éventuel pouvoir « postfasciste »[1].
Ensuite parce que la recomposition d’une gauche de gouvernement autour de l’Union populaire interroge sur ce qu’il convient d’attendre (ou pas) d’une éventuelle arrivée au pouvoir et de l’attitude que le mouvement social aurait alors à adopter. Qu’il s’agisse de l’accompagner pour les uns ou de la déborder pour les autres, quoi qu’il en soit en en tenant compte.
Mais avec, pour nous, une boussole : sortir du capitalisme et écarter définitivement la menace fasciste. Il faut alors réfléchir la possibilité comme l’utilité d’un syndicalisme unifié en ce sens.
Avant de dessiner à grands traits les possibles scénarios d’unification, il faut présenter les termes du débat.
Il est bien sûr marqué historiquement par deux désunions successives : en 1921 entre « réformistes », conservant le sigle CGT, et « révolutionnaires » de la CGTU (« U » pour unitaire) ; en 1947 entre une CGT sous influence communiste et une CGT-Force ouvrière (FO), hétéroclite à son origine, mariant tendances révolutionnaires et réformistes atlantistes.
Elle est aussi marquée par une réunification mythique (et mythifiée), celle de 1936, inséparable de la grève générale, de l’occupation des usines et des avancées du Front populaire[2].
Mais aujourd’hui il n’y a pas de désunion de quelques années seulement à réparer, pas de ré–unification à faire, et l’unification syndicale, telle qu’elle est projetée dans la tête des militantes et militants, ou comme elle est discutée dans les structures syndicales, concerne pour l’essentiel le trio CGT, FSU et SUD-Solidaires. L’unité d’action de ces trois organisations se manifeste par un axe national intersyndical et interprofessionnel (qui peut associer FO par moment), réel et établi depuis quelques années maintenant. Localement, des structures de la petite CNT-SO anarcho-syndicaliste font aussi preuve d’unité sur le terrain. Pour la CGT, la FSU et Solidaires, s’y ajoute le travail au sein l’Alliance pour une rupture écologique et sociale « Plus jamais ça ».
Un article récent du site Rapports de force[3] pointait l’actualité de l’unification syndicale au travers des débats des récents congrès syndicaux : c’est le congrès de la FSU chantant L’Internationale après avoir décidé de mettre sur pieds des « comités de liaisons » dans les départements ; le congrès de l’Union syndicale Solidaires envisageant la « possibilité de la recomposition intersyndicale à la base, dans les territoires et les secteurs » ; le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez invitant à « aller plus loin » dans l’unité.
Il faudra voir à ce sujet ce que donnera le congrès confédéral de la CGT, prévu à Clermont-Ferrand en mars 2023, Philippe Martinez ayant annoncé ne pas solliciter de nouveau mandat. La possible arrivée de Marie Buisson au poste de Secrétaire générale, issue de la Ferc-CGT et rompue à l’unité syndicale dans son secteur d’origine, serait en tout cas un signal enthousiasmant et encourageant.
Et pourquoi pas ?
Dans un tel contexte, certain·es diront « et pourquoi pas après tout ? »
Mais il faut rappeler qu’aujourd’hui les organisations existantes n’ont pas véritablement de passé organisationnel commun. La FSU est en partie héritière de la défunte Fédération de l’Éducation nationale ayant refusé la scission de 1947 (FEN – qui fût le quasi syndicat unique de son secteur). Elle ne l’est cependant qu’en partie justement, et qui plus est depuis 75 ans. Une vie.
Les syndicats qui se sont fondus dans Solidaires ayant à peu près la même origine que la FEN – le Syndicat national des journalistes (SNJ) ou l’ex-Syndicat national unifié des impôts (SNUI) aujourd’hui Solidaires Finances publiques – ont connu une bifurcation organisationnelle et, au sein de l’Union syndicale Solidaires,une sorte d’acclimatation à des stratégies plus radicales au contact des syndicats SUD.
Il ne faut pas oublier non plus qu’un syndicat est un organisme vivant, bâti par des femmes et des hommes donnant leur temps, leur énergie, pour faire vivre des orientations, des pratiques militantes, une forme de culture aussi, qui peuvent justifier l’existence d’organisations différentes. C’est ce qu’avaient compris celles et ceux qui ont fondé les syndicats SUD : exclu·es ou démissionnaires de la CFDT à l’orée et au début des années 1990, il ne leur était pas possible de rallier une CGT à mille lieux alors du projet « socialiste autogestionnaire » qui les animait[4]. L’outil qui avait été construit au travers de la « gauche CFDT » pouvait, devait, se transformer pour se maintenir.
Le pari a été réussi, quand bien même il avait pu être taxé d’entreprise de division de la classe ouvrière (y compris par des militant·es révolutionnaires… qui auront fini par reconnaître leur erreur). Les travailleuses et travailleurs n’ont d’ailleurs pas rechigné alors à le valider en apportant leurs voix et leurs adhésions aux syndicats SUD.
Toujours des divergences
On ne peut pas non plus écarter que ces pratiques, ces stratégies, ces orientations différentes ont eu des conséquences encore bien concrètes ces toutes dernières années : il y a toujours eu un syndicalisme acquis à l’auto-organisation des luttes qui doit s’affronter à un autre, peinant à dépasser les modèles hiérarchiques et autoritaires. C’est ce qui a expliqué l’éclosion de syndicats SUD/Solidaires dans des entreprises.
Sur un registre un peu différent, c’est ce qui incitait récemment le syndicat des territoriaux au sein de la FSU, le Snuter, parce que sans doute plus en « concurrence » avec des structures CGT que dans le secteur de l’éducation, à être visiblement plus mesuré sur les perspectives d’unification.
On peut encore penser aux difficultés que les équipes de SUD, à la SNCF ou à la Poste pour ne prendre que ces seuls exemples, ont rencontré sur le long terme face à des appareils CGT pétris de velléités hégémoniques. Dans de nombreux départements, les « cadres intermédiaires » de la CGT (on passera l’expression) restent encore attaché·es au PCF ou à son histoire, formé·es à l’ancienne école comme on dit ; concevant, en toutes circonstances, l’unité syndicale en rang serré derrière leur organisation, le doigt sur la couture du pantalon. Ce qui ne va pas sans crispations en retour du côté d’équipes interprofessionnelles SUD/Solidaires départementales et locales, avec son lot de sectarisme.
Mais il ne s’agit pas pour autant de magnifier une « base » qui serait de manière innée acquise à l’auto-organisation… tant l’autogestion des luttes s’est révélée à la peine dans les derniers mouvements sociaux. Reconstruire le sens et le goût des assemblées générales n’est pas une coquetterie gauchiste, mais le gage d’une lutte plus sûrement partagée, assumée et dirigée collectivement. L’auto-organisation construit la détermination, l’envie de se battre. Et c’est toujours un combat de convaincre de sa nécessité, surtout lorsqu’elle se heurte à la passivité entretenue, parfois jusque dans les rangs syndicaux. Là encore des équipes syndicales d’histoires et de cultures différentes ne voient pas nécessairement les choses de la même manière.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas au final écarter d’un revers de main le débat et l’enjeu de l’unification et, surtout, le fait que de nombreuses et nombreux salarié·es, syndiqué·es ou pas d’ailleurs, ne voient pas toujours l’utilité qu’il y ait différents syndicats. Qui n’a pas connu de collègues de travail se fichant même de l’affiliation de son ou de sa délégué·e du personnel, de son ou sa représentant·e syndical·e ? C’est tout simplement le ou la « syndicaliste » du bureau, de l’atelier, du chantier, de l’établissement… et ça suffit bien comme ça.
Pour une politique syndicale
Des débats d’orientation, de fond, se retrouveraient toutefois au cœur de l’hypothèse unificatrice, des débats qu’il faudrait savoir mener pour établir une véritable politique syndicale. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en discerner quelques aspects.
Celui de la défense du travail, et d’une défense qui ne serait pas que… défensive
Réfléchissant à la place de la sphère productive dans la société, à la lutte contre la précarité, aux conditions de travail et aux nouvelles formes que prend l’exploitation et l’oppression capitaliste.
Réussir à retrouver la force propulsive qu’a pu avoir la journée de 8 heures pour le mouvement ouvrier permettrait de vertébrer et d’arrimer l’action syndicale autour d’un projet d’émancipation partagé. Une forme d’incarnation concrète actualisée de la « double besogne » d’Amiens en quelque sorte.
Celui du rapport aux mouvements sociaux
Face aux combats contre l’ordre et la violence patriarcale, contre le racisme, face au nécessaire engagement pour la justice climatique, le mouvement syndical n’est pas, n’est plus aphone. Mais on ne peut négliger les tensions persistantes et l’ampleur du travail à réaliser au sein de nos organisations.
Il ne s’agit pas seulement – ce qui est déjà un mieux – de se solidariser des mouvements sociaux existants. Il faut aussi que le syndicalisme se les approprie en les intégrant dans son corpus revendicatif quotidien, dans des actions et des mobilisations concrètes, avec un agenda propre sans être concurrent, allant au-delà du témoignage de soutien en s’inscrivant sur les lieux de vie et de travail.
Celui de la démocratie syndicale
Toute organisation a ses règles, son fonctionnement basé sur l’expérimentation quotidienne des différents collectifs qui la compose. Et on ne fonctionne pas pareil à la CGT, à la FSU ou à Solidaires et même parfois à l’intérieur de chaque structure suivant les différentes fédérations et syndicats nationaux. Mais accorder ses moyens au but recherché est un préalable. Verticalité ou horizontalité du pouvoir syndical ; contrôle, rotation et limitation des mandats ; respect et expression des divergences comme qualité et réalité du débat démocratique : autant de points qui nécessitent un accord de fonctionnement largement et majoritairement partagé tant ils témoignent du type de société que nous voulons bâtir demain.
Celui du rapport aux institutions et au politique
Si l’indépendance à l’égard des organisations et partis politiques semble globalement actée, il reste à savoir quoi faire de son autonomie. Un syndicat a vocation à se placer aussi sur le terrain politique, entendu au sens premier du terme. S’agit-il d’être « juste » indépendant en déléguant aux organisations et partis politiques les modalités de la « transformation sociale » ? Ou bien le syndicalisme n’est-il pas déjà, sans l’incarner à lui-seul, l’expérimentation d’un contre-pouvoir appelé à dessiner d’autres formes de démocratie que celles de la Ve République qui nous régentent ? Comme dit ailleurs, ce n’est pas avec la légalité des dominants qu’on fait une politique des dominé·es[5].
Ce qui signifie reposer la question de classe dans toute sa vigueur, en rompant nettement avec l’idéologie du prétendu « dialogue social ». Et en définitive ne rien attendre de l’État tel qu’il est, de ne pas s’imaginer qu’il n’est qu’une coquille vide qu’un pouvoir de gauche pourrait « habiter » sans rupture profonde, tel une sorte de bernard-l’hermite progressiste. Cette fable de la neutralité de l’appareil d’État, même pour les réformistes les plus sincères, ne conduit au mieux qu’à la désillusion, au pire à la compromission. Et cette question serait évidemment centrale dans l’hypothèse d’un gouvernement d’union populaire.
Cinq scénarios quand même
Si nous venons, de peu, d’éviter le pire et la prise du pouvoir par le RN postfasciste à l’occasion de la présidentielle l’avenir est loin d’être dégagé. Il nous impose de réfléchir – à la manière dont on ferait de la science-fiction – à quelques scénarios d’unifications et leurs éventuelles conséquences.
1/ L’unification d’urgence
Dans la période que nous traversons, entre basculement dans une démocratie autoritaire et fascisation accélérée, la volonté de construire une « organisation-barrage » peut engager une unification malgré les divergences. Au risque de l’urgence, une telle construction peut se justifier, mais elle se ferait sur des bases exogènes, imposées de l’extérieur. Est-ce la meilleure garantie d’une solidarité militante et d’une confiance dans l’outil commun ? Le sens de la responsabilité des militant·es peut y engager, mais on pourrait préférer une sorte de « comité de défense intersyndical » assurant un travail commun permanent des exécutifs syndicaux à tous niveaux sans faire disparaître les structures existantes.
2/ L’absorption dans la « grande CGT »
Simple, basique. Il suffirait de rallier purement et simplement la CGT telle qu’elle est. De s’y fondre et de s’y plier. Le scénario, s’il a toujours été la seule hypothèse des plus orthodoxes de la centrale de Montreuil, est à éviter tant il écraserait les cultures syndicales construites au fil des années et sur le terrain des luttes. Si tant est d’ailleurs qu’il soit même souhaité par les secteurs bunkerisés de la CGT. Il serait en tout cas la garantie d’un maintien ou de la renaissance rapide de structures syndicales autonomes. Bref, un repoussoir.
3/ L’unification d’états-majors
Un accord au sommet. Des textes de congrès mal appropriés par les équipes, un enrobage sur le calendrier, et nous voilà avec une unification d’états-majors. Là aussi l’échec est assuré. Tout simplement parce que le sentiment d’être dupé agiterait nombre de militant·es. Quelles que soient les organisations d’ailleurs. Aussi, et même si ça n’est pas très glorieux, parce que les postes, les titres, les disponibilités syndicales seraient rebattues, et sans doute par en haut… avec son lot de déçu·es. La promesse de sécessions, d’emblée ou à venir, en serait la conséquence inévitable. Un scénario toutefois improbable tant les organisations syndicales conservent une vie démocratique interne et que les « directions » (un terme qui recouvre mal les différentes manières d’assumer des responsabilités) y sont attentives, voire en sont tributaires.
4/ L’unification « à feu doux »
Variante intelligente du scénario précédent. Elle combinerait impulsion nationale et allers-retours locaux, permettant de démystifier les regards portés sur « les autres ». Sans doute sans installer la finalité de l’unification comme préalable, mais en construisant patiemment les convergences dans les échanges et l’intervention commune sur les lieux de travail, voire dans des réunions partagées.
Des résistances sourdes, silencieuses, pourraient néanmoins persister, plus ou moins accentuées en fonction du niveau de vitalité démocratique des structures. Le risque étant de s’en retrouver surpris… et pas forcément toujours au bon moment.
5/ L’unification offensive
Des campagnes unitaires, une activité intersyndicale qui ne soit pas « de papier » avec, au bout, un mouvement social d’ampleur et, selon le niveau d’affrontement qu’imposerait le pouvoir du capital, qui sait ?, une grève généralisée couplée à une explosion sociale semblable à celle des Gilets jaunes. Ce serait une manière de retisser des collectifs militants dans l’action et dans la lutte. De partager des pratiques, d’unifier des stratégies. Certes tout ne serait pas balayé d’un coup. Le neuf naît du vieux. Mais un espace serait créé pour une unification qui rimerait avec la création d’un outil syndical forgé par l’expérience vécue. Et vécue dans la lutte commune. Où il y aurait des débats, sans doute des crispations (les patriotismes d’organisation ont souvent la vie dure). Mais où la défense de l’auto-organisation, l’ouverture à l’ensemble des mouvements sociaux et la perspective révolutionnaire seraient l’enjeu d’un syndicalisme plus fort. Il n’y a sans doute pas meilleur scénario.
Théo Roumier
Ici largement augmenté, une première version de cet article a été publiée dans le mensuel Alternative libertaire de mai 2022. Merci à mon camarade Benjamin B. de SUD Éducation Paris pour ses remarques, notamment sur l’unification « à feu doux ».
Théo Roumier est syndicaliste à SUD Éducation, membre du comité éditorial des cahiers de réflexion Les Utopiques.
Notes
[1] Enzo Traverso, « Spectres du fascisme. Les métamorphoses des droites radicales au XXIe siècle », Revue du Crieur n°1, juin 2015 ; Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Textuel, 2021
[2] Gérard Coste, « 1921-1936 : de la scission à la réunification », Les Utopiques n°5, juin 2017
[3] Stéphane Ortega, « L’unification du syndicalisme de lutte trotte dans la tête de certains responsables syndicaux », article sur le site de Rapports de force du 3 février 2022.
[4] « Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion », Les Utopiques n°10, printemps 2019.
[5] « Battre et se battre », billet publié sur le Club de Mediapart le 13 avril 2022.