Le quotidien l’Humanité a publié le jeudi 20 juillet une interview d’Agnès Naudin, capitaine de police. Elle est co-autrice, avec Fabien Blheran, d’un livre publié en 2022 au Cherche Midi, Police, la loi de l’omerta (voir ci-dessous). Elle est également membre du syndicat FSU SNUITAM (Syndicat National Unitaire Intérieur, Territoires, Agriculture, Mer).
Agnès Naudin :« L’institution policière laisse passer les comportements racistes »
Agnès Naudin est capitaine de police. Elle n’hésite pas à dénoncer le caractère systémique du racisme dans la police et appelle à de profondes réformes, à un changement de paradigme.
Interview : Rosa Moussaoui
Pour Agnès Naudin, le manque de formation et l’absence de désescalade dans les rapports police population explique le fossé qui se creuse entre l’institution policière et le reste de la société.
Le gouvernement se refuse catégoriquement à parler de « violences policières ». Celles-ci n’existent pas ?
On sait que c’est un fait, qu’il y a des violences au sein des « forces de l’ordre », policiers ou gendarmes. La question est de savoir ce que l’on place sous ce vocable.
C’est là tout l’enjeu aujourd’hui : distinguer ceux qui sont violents de façon intentionnelle, même s’ils le sont dans un cadre légal qui le leur permet – et, là, se pose la question de l’utilité ou non de la loi de 2017 – de ceux qui commettent une erreur sur une intervention parce qu’elle se passe mal, pour diverses raisons. Ici, je fais la différence entre l’erreur de la faute. Dans la faute, il y a une intention.
Quels traits communs se dégagent des affaires de violences policières commises de façon intentionnelle ?
Plusieurs facteurs peuvent entrer en jeu. D’abord le manque de formation. Et le deuxième, qui en découle : dans notre culture opérationnelle, on ne nous apprend absolument pas la désescalade.
Cela ne fait pas partie de nos manières de faire, ce qui est très dommage car cela crée de la violence. De façon individuelle et collective, la pression mise sur la société par le gouvernement ces dernières années entraîne, à mes yeux, une escalade de la violence, même au sein des « forces de l’ordre » gagnées par l’usure.
Parce qu’on met sans cesse la population face à la police. Il y a là une instrumentalisation : une politique est mise en place pour protéger le gouvernement et non pas la population.
Comment expliquez-vous l’impunité dont bénéficient les auteurs de violences policières, même quand celles-ci entraînent la mort ?
Je ne peux pas vous laisser dire cela : il existe des policiers condamnés pour des violences qu’ils ont commises. Le problème n’est pas celui de l’impunité, mais de la façon dont les enquêtes sont conduites, dont les faits sont rapportés.
Dans les investigations, on va d’emblée chercher, et c’est normal, si la violence est volontaire ou non, s’il y a eu ou non intention de tuer. Là, on peut se trouver confronté à une situation où les faits rapportés ne correspondent pas à la vérité, parce qu’on va rechercher la responsabilité d’un policier qui, lui, va essayer de s’en décharger.
Et lorsqu’un individu est ciblé au sein d’un groupe, d’une brigade, présents au moment des faits, tous les témoignages, généralement, vont avoir tendance à converger pour aller dans le sens du policier mis en cause.
Dans notre culture policière, le droit à l’erreur n’existe pas. Donc, si on n’a pas le droit à l’erreur, lorsqu’on est mis en cause, c’est forcément pour une faute. Et il faut chercher la responsabilité d’un policier. Voilà ce qui fait le lit de comportements consistant à faire défaut, à ne pas montrer, à cacher.
La pratique consistant, pour des policiers, à se mettre d’accord sur une version des faits contraire à la réalité est-elle très répandue ?
Oui, c’est une pratique répandue, comme celle des faux. En stupéfiants, il arrive que des faux PV soient établis pour raccrocher untel à telle procédure ou parce qu’on a envie d’aller faire une perquisition à des heures qui ne sont pas légales – on va alors travestir la réalité pour qu’elle rentre dans le cadre légal. C’est-ce qu’on appelle les « mexicaines ».
C’est compliqué de prouver qu’il s’agit de faux ou de mensonges, parce que la parole de policiers, surtout s’ils se sont mis d’accord à plusieurs, vaut plus que celle du citoyen lambda. On en revient au problème de la responsabilité individuelle : un policier qui a commis une erreur non intentionnelle va quand même faire des faux pour essayer de se couvrir parce que c’est sa responsabilité qui va être recherchée.
« On ne peut pas, d’un côté, mal former les policiers et, de l’autre, faire rejaillir sans arrêt la faute sur eux seuls »
Et si sa responsabilité ne peut être établie, une situation d’impunité s’installe, avec un auteur et une victime qui ne seront pas reconnus comme tels. Alors que si l’erreur pouvait être reconnue, plutôt que d’engager la responsabilité individuelle du policier, on pourrait invoquer la responsabilité de l’État pour indemniser la victime.
Ce procédé-là n’existe pas. L’État se décharge complètement de sa responsabilité devant des problèmes suscités par certains comportements, ou devant une situation qui dégénère au cours d’une interpellation.
Mais si l’État ne veut pas payer sans arrêt les erreurs commises par des policiers, alors qu’il investisse davantage dans les formations, dans les retours sur expérience. À tel moment, à tel endroit, pourquoi s’est-on retrouvé dans cette situation ? Quelle erreur a été commise ? Et si la personne qui a commis une erreur n’a pas été assez formée : obligation de formation, qui pourrait, le cas échéant, s’imposer à toute la brigade, à tout le service. On ne peut pas, d’un côté, mal former les policiers et, de l’autre, faire rejaillir sans arrêt la faute sur eux seuls.
Dans les premières heures qui ont suivi la mort de Nahel, il a été question d’un casier judiciaire qui s’est finalement avéré vierge. Ce procédé est fréquent. Y a-t-il, dans ces affaires, une mécanique consistant à transformer la victime en coupable, en criminel ?
Cela se fait sans arrêt. Je ne parlerais pas d’une mécanique, mais d’une logique de déresponsabilisation. Il faut démontrer à tout prix que la victime était en faute. Parler de légitime défense dans le contexte de l’affaire de Nanterre était trop léger. Il fallait donc faire rejaillir la faute sur la victime, mettre en cause sa personnalité.
L’IGPN, c’est la police qui enquête sur la police. Seriez-vous favorable à une institution indépendante ?
Je plaide depuis des années pour cela. C’est essentiel. Au minimum, si on maintient l’IGPN et l’IGGN, c’est-à-dire son équivalent pour la gendarmerie, il faudrait confier les enquêtes sur les policiers aux gendarmes, et inversement.
Ce serait une garantie minimale d’objectivité dans les enquêtes, qui seraient ainsi soustraites à l’esprit de corps.
À Nanterre, les habitants, lorsqu’ils évoquent les violences et les provocations policières, ne mettent pas du tout en cause les policiers du commissariat local, mais des brigades déployées par la préfecture de police de Paris, comment l’expliquez-vous ?
Cela s’explique très simplement : ces brigades ne connaissent pas la population. Là, on en revient à tout l’intérêt de la police de proximité.
Lorsqu’on connaît les gens, on ne les aborde pas de la même manière que lorsqu’on ne les connaît pas. D’où l’intérêt d’avoir plus de police de proximité.
Dans un communiqué commun, les syndicats Alliance et Unsa police en appellent à la « guerre » contre des « nuisibles », des « hordes sauvages », avec des menaces à peine voilées de coup de force policier. Faut-il s’inquiéter du silence du gouvernement devant des propos si graves ?
Mais oui. Bien sûr. Ce communiqué scandaleux n’a suscité aucune réaction. C’est dangereux, et le gouvernement se tait. L’extrême droite est là, elle est déjà au pouvoir, elle est déjà en action. Elle ne porte pas son nom et on ne l’appelle pas comme ça, mais, pour moi, c’est la même chose et ce type d’exemple en témoigne.
On ne peut pas laisser passer cela de la part de policiers. Nous sommes des fonctionnaires. Au-delà du devoir de réserve et de loyauté, nous sommes censés nous conformer à un minimum de décence. Je trouve cela très inquiétant.
Policiers et gendarmes placent le Rassemblement national largement en tête de leurs suffrages au moment des élections. Quels sont les effets de cette sociologie électorale sur l’institution policière ?
Les policiers, l’institution sont le reflet de la société. Bien plus que les professeurs, les magistrats, les militaires. Si vous prenez toutes les institutions régaliennes, c’est la police qui est le plus à l’image de la société.
« Quelle police veut-on pour notre société ? Clairement pas celle qui existe aujourd’hui. »
Ce qui se passe dans la police correspond à ce qui est en train de se produire dans la société, ça annonce l’amplification du mouvement d’extrême droitisation en cours.
L’ONU exhorte de façon répétée la France à s’attaquer aux discriminations et au racisme structurel dans la police. Est-ce qu’il faut prendre ces coups de semonce au sérieux ?
Oui, bien sûr. Le syndicat auquel j’appartiens, la FSU, n’hésite pas à dénoncer ce racisme en disant qu’il est systémique. Il n’est pas systématique, il est systémique, c’est-à-dire que la manière dont fonctionne l’institution laisse passer ces comportements-là.
Que faut-il faire de la loi de 2017 qui élargit le cadre légal d’usage des armes pour les policiers ?
Il faut l’abroger. Au-delà, d’immenses réformes sont indispensables. Elles impliquent un changement de paradigme. Quelle police veut-on pour notre société ? Clairement pas celle qui existe aujourd’hui.
On ne veut pas d’une police dont le rôle est de protéger le gouvernement. On veut une police qui soit là pour protéger le citoyen, c’est très différent.