L’historienne et militante féministe Fanny Gallot appelle à mieux mettre en valeur la place « stratégique » des femmes dans une lutte comme celle de 2023. Dans une interview au journal Options, revue de l’Union générale des ingénieur-es, cadres et technicien-nes (UGICT) CGT, elle regrette qu’après « la France à l’arrêt » du 7 mars, l’intersyndicale n’a pas explicitement appelé à prolonger le 8 mars. Plus généralement, elle estime que la vague internationale de grèves des femmes est un élément décisif pour gagner dans les luttes, et qu’il faut « désandrocentrer » le travail.
Cet article est le 5ème sur le bilan de 2023.
« Repenser les secteurs stratégiques ».
La perspective de genre a été très présente dans la délégitimation de la réforme des retraites. Mais la mobilisation s’est construite sur une représentation masculine du monde du travail. Fanny Gallot est historienne, maîtresse de conférences à l’Université́ Paris-Est Créteil et chercheuse au Centre de recherche en histoire contemporaine comparée (CRHEC). Ses recherches portent sur le travail des femmes et le syndicalisme.
Quelle a été la place des femmes dans la mobilisation contre la réforme des retraites ?
On assiste à une montée en puissance depuis 2003. Cette année-là, une tribune contre la réforme des retraites portée par François Fillon est rédigée grâce aux membres de l’intersyndicale Femmes qui s’est constituée en 1997. Cependant, leur texte « Les femmes continueront à payer le prix fort ! » n’a que peu d’écho. Mais l’idée fait ensuite son chemin et cette question est progressivement prise en charge par les syndicats. Lors du mouvement social de 2010, des tracts syndicaux soulignent les effets de genre de la nouvelle réforme des retraites.
En décembre 2019, lorsque le premier ministre Edouard Philippe affirme que les femmes seront « les grandes gagnantes » de la nouvelle réforme des retraites en cours, le collectif féministe « Les grandes gagnantes » dénonce ce mensonge. Au même moment, la flashmob « Le violeur, c’est toi ! » du collectif féministe chilien Las Tesis fait le tour du monde. Dans sa lignée, ATTAC invente une flashmob sur la chanson « A cause de Macron », une version parodique d’ « A cause des garçons », un tube de 1987. Affublées d’un bleu de travail symbole du travail professionnel, de gants jaunes pour le travail domestique et d’un foulard rouge pour la lutte, les Rosies chantent et dansent les effets désastreux qu’aura cette réforme sur les retraites des femmes. En février 2020, le gouvernement retire les femmes des cas-types qu’il met en avant pour promouvoir sa réforme.
En 2023, on assiste à un saut qualitatif. Dès le départ, la question féministe sature l’espace médiatique : le discours syndical parle du différentiel de 40 % entre les retraites des hommes et celles des femmes, les Rosies sont en place partout, même dans les endroits où il n’y avait pas de forte contestation féministe préalable. Et rapidement, arrive la perspective de la grève féministe du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Ce jour-là, 150 actions sont recensées par Libé contre 60 le 8 mars 2022. La lutte contre la casse de nos retraites constitue désormais explicitement une lutte féministe.
Pourtant il y a une contradiction dans le discours intersyndical qui, dès le début du mois de février, appelle à « mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars sans pour autant appeler à la grève féministe le 8 mars. Certes, l’intersyndicale appelle à « se saisir du 8 mars », mais il n’est pas question de grève dans l’appel, alors même que les syndicats de transformation sociale tels que la CGT, Solidaires et la FSU appellent explicitement à la grève féministe depuis plusieurs années. Cela signifie que cette modalité de lutte à l’occasion du 8 mars n’a pas été considérée par l’intersyndicale comme un levier possible d’élargissement des grèves en cours contre la réforme des retraites.
Des grèves reconductibles ont eu lieu dans certains secteurs considérés comme stratégiques, à forte dominance masculine. Pourquoi faudrait-il d’après vous repenser la notion de « secteurs stratégiques » ?
Quand on parle de « production », il ne s’agit pas seulement de production d’objets ou d’énergie. Au sein de la famille, on produit et reproduit la « marchandise particulière » qu’est la force de travail, pour citer Marx. Dans les années 1970, des « grèves des femmes » protestent contre la non-reconnaissance de ce travail domestique. Puisque toutes les femmes effectuaient ces tâches au quotidien, que ces tâches peuvent même produire de la valeur économique lorsqu’elles étaient mises sur le marché, les grévistes voulaient faire reconnaître le fait que toutes ces activités effectuées de manière non-rémunérée dans le cadre de la famille constituaient un travail. Considérer ces tâches effectuées gratuitement par les femmes comme du travail élargit le champ de ce que l’on a l’habitude de qualifier de « travail ». La sociologue Maud Simonet, autrice du livre « Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? », parle de le « désandrocentrer » le travail.
Les structures féministes récentes font le lien entre ce travail domestique gratuit et la dévalorisation de certains métiers à prédominance féminine : aides à domicile, infirmières, enseignantes… Les qualifications mises en œuvre dans ces métiers sont considérées comme « naturelles » pour les femmes. Dans cette logique, ces métiers n’en seraient pas vraiment puisqu’ils ne seraient qu’une prolongation des tâches que les femmes effectuent chez elles.
Mais c’est en train de changer. Pendant les périodes de confinement, on s’est beaucoup posé la question de savoir qui faisait tourner la société. Les métiers « essentiels » étaient principalement les métiers de soin et du lien. Et on assiste aussi à une accumulation de luttes éparses de femmes qui prennent soin des autres : Aesh (accompagnants d’élèves en situation de handicap), femmes de chambres, sages-femmes, agents hospitaliers, etc.
Repenser la production à cette aune c’est repenser aussi les secteurs stratégiques susceptibles de reconduire et d’entraîner les autres dans leur sillage. Qu’est-ce qui se passe si on bloque les hôpitaux, les écoles, les crèches, les Ephad ? La grève féministe ne se situe pas hors du champ économique : dans ces secteurs-là aussi des entreprises font des profits. Il faut en finir avec l’idée que la grève féministe concerne seulement une catégorie de population.
Le 3 juin, la CGT de Loire-Atlantique a organisé une « Fête des liens ». « Métiers du soin et du lien, fêtons nos métiers ensemble » précisait le tract d’invitation. Le jeu de mots « Faites des liens » montrait la volonté de mettre en relation professeures des écoles, auxiliaires de vie sociale, éducatrices, infirmières, sage-femmes, etc. C’est vers ça qu’il faut tendre : des alliances de travailleuses et travailleurs de la reproduction sociale, qui peuvent favoriser un véritable blocage du pays. L’urgence climatique nous presse aussi de remettre la reproduction au cœur de la société et de sortir de la production productiviste.
Est-ce plus difficile de se mobiliser quand on est une femme ?
On considère toujours que les mobilisations de femmes sont rares. C’est faux. Elles sont partie prenante de l’ensemble des contestations. Des ouvrières de la soie faisaient déjà grève à Lyon en 1869, cinq ans après l’obtention du droit de grève. Mais ces luttes sont invisibilisées rétrospectivement. Elles souffrent d’un déni d’antériorité. Paradoxalement, cet oubli collectif joue aussi en leur faveur : lorsqu’une grève de femmes survient on se dit que ça doit être grave.
Quand un piquet de grève est exclusivement féminin, comme c’est le cas chez Chantelle au début des années 1980 en Loire-Atlantique, les grévistes prennent en charge collectivement l’intégralité des tâches qui leur incombent : à la fois les actions de lutte, les réunions de négociations et la garde des enfants, la nourriture et les difficultés des unes et des autres. Cette organisation permet de tenir dans la durée. D’ailleurs, dans les grèves d’hommes, il ne faut pas oublier les femmes qui prennent en charge la solidarité avec les grévistes.
Quand on a un travail qui consiste à s’occuper de personnes âgées, d’enfants, on hésite parfois à faire grève car on craint que les personnes dont on s’occupe en pâtissent. Comment lever ce frein ?
Si on arrête toutes les activités de soin, il y a des gens qui meurent. Tant que cette question n’est pas au cœur d’une stratégie, elle est renvoyée aux individus et à leur culpabilisation. Dans l’État espagnol, les féministes ont agi de deux manières. D’une part, elles ont cherché à rendre visible ce travail de soin en le réalisant dans l’espace public. D’autre part, elles ont travaillé à sa socialisation en faisant en sorte que sa responsabilité ne soit plus uniquement individuelle et portée par les femmes. Elles exigent un système politique qui mette l’entretien de vies dignes au centre de son projet de société.
Une structuration collective de la prise en charge des enfants les jours de mobilisation devrait être prioritaire. En Suisse, des hommes se sont occupés des enfants dans les crèches le 14 juin 2019, jour de la grève féministe, pour permettre aux militantes féministes d’aller manifester. En France, des garderies ont été mises en place par des parents militants ou des syndicats dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites.
Entretien réalisé par Lucie Tourette