Laurent Berger revient très en détail dans cette interview à l’AEF sur « l’opération vérité » effectuée par la CFDT sur ses chiffres de syndicalisation, ainsi que sur la politique CFDT vis-àvis du gouvernement Macron.
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AEF Dépêche n°585580 – Paris, le 16/05/2018
– Politiques de l’emploi –
CFDT : « Citez-moi un parti politique en mesure d’afficher 623 802 adhérents attestés » (Laurent Berger à l’AEF)
Par Jérôme Lepeytre
Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT.
C’est l’opération vérité des chiffres à la CFDT. À moins de trois semaines du 49e congrès de la confédération qui se tiendra du 4 au 8 juin 2018 à Rennes, Laurent Berger décide de jouer le jeu de la transparence et rend public le nombre d’adhérents de la confédération. Dans un entretien accordé à l’AEF et aux quotidiens régionaux du groupe Ebra, le secrétaire général annonce 623 802 adhérents certifiés par les commissaires aux comptes de l’organisation en 2017. L’enjeu pour l’organisation est « de renouer le fil de la syndicalisation » et de remobiliser ses troupes pour augmenter le nombre d’adhérents. Le leader syndical aborde la situation à la SNCF, la mobilisation unitaire des fonctionnaires du 22 mai, l’avenir du syndicalisme réformiste et plus largement les enjeux de son prochain congrès confédéral.
AEF : Vous défendez le dialogue social. Est-il possible avec Emmanuel Macron ?
Laurent Berger : Il est parfois possible avec ce gouvernement, parfois non. Sans personnaliser, j’ai deux désaccords de fond avec ce pouvoir et, c’est vrai, notamment avec le président. Le premier porte sur le modèle de société : nous voulons un modèle inclusif, solidaire, construit sur du collectif tout en tenant compte des personnes, alors qu’il veut une société qui libère les énergies, où les gagnants gagnent et les perdants perdent, et comme on n’est pas des brutes, on donne aux perdants de quoi survivre… Sur ce point, j’attends les mesures du gouvernement sur la pauvreté, la politique de la Ville, les emplois aidés. L’autre désaccord porte sur la méthode : il n’y a pas de réforme qui vaille si on n’emmène pas les premiers concernés dans cette transformation. Je reconnais que la légitimité suprême appartient à ceux qui ont été élus, et la CFDT ne demande pas à co-gouverner, mais elle exige d’être entendue dans ses propositions.
AEF : Mais cela met la CFDT en position difficile, et l’ambiance de votre congrès pourrait en témoigner…
Laurent Berger : Nous avons un patronat absent et, sur le plan politique, un pouvoir central face à deux extrêmes… Face à une situation aussi compliquée, nous pourrions assurer notre unité en tapant sur le pouvoir, le Medef et les autres syndicats, un congrès à la mode CGT. Nous pouvons aussi cultiver la patience, la constance dans la construction de la ligne à travers le débat avec les militants. C’est mon choix, même si c’est plus compliqué : je ne m’attends pas à un congrès aussi agité que celui de Force ouvrière, mais pas non plus à une promenade de santé !
AEF : Un débat est programmé sur les objectifs de syndicalisation. La confédération propose +20 % et des syndicats +10 %. Sur quelle base, sur les 860 243 adhérents annoncés depuis des années par la confédération ?
Laurent Berger : Non, pas sur cette base. Historiquement, la construction du nombre d’adhérents de la CFDT a été fondée sur le nombre de cotisations qui, longtemps, a été le seul élément statistique fiable. Nos anciens avaient décidé que le nombre d’adhérents correspondait au nombre de cotisations divisé par huit. Depuis des années, nous savions que ce nombre n’était pas le bon, mais il fallait élaborer une autre méthode de calcul et décider quand nous allions lancer les travaux. Et autant dire que ce n’est jamais le bon moment…
AEF : Vous avez décidé de donner les « vrais » chiffres de vos adhérents, à moins de trois semaines de votre 49e congrès. Pourquoi ?
Laurent Berger : D’abord pour répondre à un enjeu de transparence qui nous a guidés, par le passé, à publier des comptes certifiés. Cela avait eu un effet d’entraînement pour l’ensemble des organisations syndicales et patronales. Ensuite, pour une question de confiance dans le syndicalisme : on parle généralement de nombre d’adhérents « revendiqués » par les organisations. Il n’est pas illogique que certains en doutent. En présentant des chiffres attestés par des commissaires aux comptes, nous démontrons que nous sommes fiables, sérieux et crédibles. Et nous disons ainsi aux autres organisations, « chiche, allons-y tous ! ». Enfin et surtout, pour nous permettre de renouer le fil de la syndicalisation. Une syndicalisation qui a un encéphalogramme plat chez nous depuis de nombreuses années.
AEF : Du coup, quel est mode de calcul adopté ?
Laurent Berger : Avec Gasel, notre système d’information qui fonctionne aujourd’hui, nous avons accès à un fichier fiable des adhérents. Nous savons qu’il y a des adhérents qui le restent toute l’année, d’autres qui partent et d’autres qui arrivent. Notre objectif était de savoir combien d’adhérents, nous avons eus sur une année complète. Nous sommes aujourd’hui en capacité de dire précisément combien ont réglé douze cotisations dans l’année, combien en ont versé onze, et ceci jusqu’à une. Et nous avons voulu connaître le nombre des personnes qui ont versé au moins une cotisation en 2017, sachant que plus de 83 % des adhérents en ont versé douze et que seuls 8 000 n’en ont versé qu’une…
AEF : Alors, combien d’adhérents ?
Laurent Berger : Le nombre d’adhérents à la CFDT en 2017 est de 623 802. Ce nombre servira de valeur étalon pour l’an prochain. Et chaque début d’année, on fera attester par nos commissaires aux comptes et on rendra public le nombre d’adhérents.
AEF : Les 623 802 sont nettement en deçà des 860 243 annoncés jusqu’alors. Est-ce à dire que vous gonfliez vos chiffres ?
Laurent Berger : Non. À l’époque, la décision de calculer en divisant le nombre de cotisations par huit, correspondait à une forme de réalité. Quand j’étais responsable en Pays-de-la-Loire, je divisais par dix, car cela me semblait plus juste. Mais aujourd’hui, quand on regarde, le dénominateur est plutôt onze. Nous n’avons pas perdu des adhérents entre l’an dernier et aujourd’hui, nous avons juste mis en place une méthode plus fiable de calcul.
AEF : Ce nombre en baisse par rapport aux 860 000 longtemps affiché, va apporter de l’eau au moulin de ceux, notamment dans le champ politique, qui disent que les syndicats ne pèsent rien…
Laurent Berger : Citez-moi un parti politique en mesure d’afficher 623 000 adhérents attestés. Celui qui dirait « alors qu’ils annonçaient 860 000, ils n’ont que 623 000 adhérents et donc, on peut se passer d’eux », serait totalement inconséquent. Et je rappelle que le nombre d’adhérents n’est qu’un des éléments de notre légitimité. Il ne faut pas oublier les votes des salariés et la qualité de nos propositions.
AEF : Dans le détail, quelles sont les caractéristiques des adhérents de la CFDT ?
Laurent Berger : 49,5 % des adhérents sont des femmes, soit un peu au-delà de ce qu’est la réalité des actifs aujourd’hui. Deux tiers sont issus du secteur privé et un tiers du public. 11,17 % sont des cadres, mais là, il peut y avoir une sous-déclaration car ce sont les syndicats qui ont la main sur la déclaration.
L’âge moyen des adhérents est de 50 ans, ce qui illustre le fort enjeu de renouvellement. La part des retraités est raisonnable avec 6,28 % de nos adhérents. Nos trois principales URI sont l’Île-de-France (23,37 %, soit environ 145 000 adhérents), Grand-Est (11,97 %, soit environ 74 000 adhérents) et Auvergne-Rhône-Alpes (11,39 %, soit environ 71 000 adhérents). Et enfin, les trois plus grosses fédérations sont celles des services avec 17 % des adhérents (106 000), Santé-Sociaux avec 14 % (87 000) et Interco avec 13,3 % (83 000).
AEF : Quelle est la tendance ? À la hausse ? À la baisse ?
Laurent Berger : Depuis des années, on alterne augmentations et érosions, mais globalement nous gérons le turn-over. L’an dernier, nous avons eu une érosion de -0,9 % des effectifs, avec 67 000 départs et 60 000 arrivées. Les raisons principales des départs sont les difficultés financières amenant certains à mettre un terme à leur adhésion et les départs en retraite…
AEF : Justement dans les textes du congrès, il y a deux signes forts en direction des retraités : une place pour l’Union confédérale des retraités dans le Bureau national et un passage invitant les futurs retraités à demeurer adhérents. Est-ce justement pour limiter les effets des départs ?
Laurent Berger : Pour ce qui est du Bureau national, nous proposons des modifications statutaires pour avoir davantage de mixité. Nous proposons de créer un collège spécifique pour les retraités, mais c’est dans l’évolution logique de la confédération. En 2002, le congrès a organisé les retraités en syndicats, il est normal qu’ils soient aujourd’hui représentés dans les instances dirigeantes.
Pour le reste, l’enjeu de la syndicalisation n’est pas seulement de faire rester les retraités. Si tel était le cas, mécaniquement, nous aurions des taux de progression positifs. Mais, nous gagnerons le défi de la syndicalisation en allant là où nous ne sommes pas présents aujourd’hui et en proposant systématiquement l’adhésion.
AEF : De l’autre côté de la pyramide des âges, comme il y a quatre ans à Marseille, vous invitez les syndicats à intégrer des jeunes à leur délégation pour participer au congrès. Sur l’objectif de 500 jeunes invités par la confédération, vous en êtes où ?
Laurent Berger : Nous sommes dans la même épure qu’à Marseille, c’est-à-dire autour de 230 jeunes. Parmi ceux qui étaient à Marseille, on en retrouve maintenant dans les exécutifs d’un certain nombre des structures, voire même responsables de syndicat. Il faut poursuivre ce travail de renouvellement.
AEF : Les campagnes de syndicalisation ont été nombreuses, ces dernières années. Qu’a-t-il manqué pour que cela fonctionne ?
Laurent Berger : Il y a un impact de la représentativité qu’il ne faut pas négliger. La réforme de la représentativité a fondé la légitimité sur la confiance accordée par les salariés lors des élections professionnelles. Un certain nombre d’équipes syndicales se sont alors naturellement dit qu’il fallait se battre sur l’élection. Nous nous sommes souvent dit entre nous qu’il ne fallait pas uniquement chercher des votes, mais aussi des adhésions. Sauf que dans l’activité quotidienne, il est plus facile d’aller chercher une voix qu’une adhésion.
Le réflexe de proposer une adhésion s’est un peu perdu. De plus, trop souvent, l’adhésion est ressentie comme une obligation de militer, alors que l’on peut être simplement adhérent. Par exemple, je suis adhérent à des associations, sans être militant. Et au-delà, il faut montrer à nouveau combien le nombre d’adhérents compte pour établir un rapport de force dans les entreprises et les administrations !
Faire la transparence des chiffres a vocation à mobiliser nos troupes. Nous avons beaucoup à faire pour accompagner cette politique de syndicalisation. Sur l’objectif de 20 % ou de 10 %, nous allons mener le débat, mais ce qui nous importe, c’est de créer un mouvement collectif.
AEF : Entre l’adhésion et le vote, il y a le chèque syndical. Défendu par la CFDT depuis longtemps, il n’en est pas fait mention dans la résolution. Est-ce à dire que ce n’est plus une revendication confédérale ?
Laurent Berger : Une résolution n’a pas vocation à réécrire la doctrine de A à Z. Le chèque syndical est inscrit dans les précédentes résolutions et n’est pas infirmé par celle-ci. Au moment des discussions sur les ordonnances, après, je le reconnais, des débats internes, nous avons poussé le chèque syndical. Comme aucune autre organisation syndicale n’en voulait, nous avons fait preuve de pragmatisme, nous n’avons pas été plus loin. L’idée me paraît toujours pertinente car cela reste un outil de proximité avec les salariés. Est-ce que cela pousse à l’adhésion ? Pas forcément, mais nous savons une chose : quelqu’un qui n’est pas en contact avec un syndicat et à qui on ne propose pas d’adhérer, a peu de chance de le faire…
AEF : La CFDT se félicite généralement lors de la présentation de ses comptes d’avoir des financements très majoritairement issus des cotisations. Dans la campagne actuelle au sein du Medef, plusieurs candidats plaident pour la fin des financements publics pour les partenaires sociaux. Y souscrivez-vous ?
Laurent Berger : Il faut que l’essentiel des ressources vienne des adhérents, mais la contribution des organisations à l’intérêt général sur la formation professionnelle ou l’assurance chômage, doit être reconnue par l’État. Et ceci avec des règles claires comme c’est le cas actuellement au sein de l’AGFPN (Association de gestion du fonds paritaire national).
AEF : Est-ce que la logique de syndicalisme de services mise en œuvre depuis quelques années est un levier pour la syndicalisation ?
Laurent Berger : C’est sans nul doute un outil de fidélisation. « Réponses à la carte », notre service d’information et de conseil par téléphone, fonctionne bien, avec des milliers d’adhérents qui appellent et sont accompagnés. Mais, c’est aussi le miroir de nos propres faiblesses. Nous allons développer, au sein notre système d’information, des communautés CFDT sur tel et tel sujet pour améliorer le lien et l’accompagnement des adhérents.
De même, nous voulons aller sur l’accompagnement des parcours professionnels. Nous pourrions former des militants pour aider les salariés dans leurs réflexions en matière de formation professionnelle ou de gestion des parcours…
AEF : Dans votre résolution, vous appelez à l’émergence d’un « fédéralisme opérationnel », consistant à mieux faire coopérer les diverses strates de l’organisation. Est-ce une réponse à une forme de faiblesse des effectifs ?
Laurent Berger : Nous serions trois millions, nous dirions la même chose. Il est clair que l’avenir du syndicalisme est de nous reconcentrer au maximum sur le contact avec les salariés et leur être utile par des résultats concrets. Donc, faire quatre fois la même plaquette sur le même sujet aux quatre coins de la France ou créer quatre formations syndicales sur le même sujet, c’est de la perte de temps et d’énergie. Nous avons fait des progrès en la matière, mais il faut poursuivre avec une forme de contractualisation entre les fédérations et les unions régionales pour dire qui fait quoi et qui donne un coup de main aux syndicats sur quel sujet. Les syndicats attendent cela.
AEF : Pour se développer, une entreprise a deux choix principaux : chercher de nouveaux marchés pour un développement interne ou acquérir des structures pour un développement externe. La relance de la syndicalisation correspond à un développement interne. Est-ce que la CFDT a des projets de développement externe, notamment au sein du camp réformiste ?
Laurent Berger : Nous avons beaucoup de défis à relever et le syndicalisme est questionné sur son rôle et son utilité. Et la participation de la CGT à la manifestation du 26 va renforcer la confusion et l’image du syndicalisme risque d’en pâtir. La CFDT ne tombera pas dans un jeu de postures et d’impuissance. Nous allons inévitablement vers une clarification et une réorganisation du syndicalisme, notamment dans la branche réformiste qui va bien au-delà de la seule CFDT…