Dans une longue tribune Christian DELLACHERIE, ancienne « plume » de Bernard Thibault, ancien conseiller Cgt au Conseil Économie Social et Environnemental, tire la sonnette d’alarme sur l’état du mouvement syndical français en général et de la Cgt en particulier.
« La CGT traverse une crise grave qu’elle aura probablement beaucoup de mal à surmonter. Elle s’inscrit dans celle, plus vaste, du syndicalisme français et du syndicalisme européen. Partout l’audience syndicale recule, la confiance dans la capacité des syndicats à défendre les salariés s’est effritée et parfois s’est effondrée : c’est un des enseignements à tirer du mouvement des gilets jaunes et c’est une des causes et un des symptômes de la vague nationale-populiste qui déferle sur l’Europe.
Nous ne pouvons pas espérer échapper à ce scénario si le mouvement syndical continue à faire preuve de son incapacité stratégique à s’unir sur l’essentiel et à se projeter vers l’avenir. Du côté français, il faut bien reconnaitre que, pour le moment, on ne semble pas s’engager dans cette voie. La CFDT est devenue la première organisation, plus à la faveur des reculs de la CGT qu’à celle de sa capacité à camper, de façon fiable et convaincante, le rôle de rempart face à la frénésie réformatrice des grands clercs du « nouveau monde ». Sa stratégie, animée par la foi dans le dialogue social et la négociation, se condamne à n’être qu’une « magie » inopérante, hors de l’établissement du rapport de force syndical qui lui donnerait corps. Privée de cette énergie, elle s’expose aux camouflets incessants infligés tant par les « partenaires » que par « l’arbitre ». Elle peut toutefois mettre à son actif l’initiative intelligente en direction des organisations de la société civile porteuses de nouveaux projets de société, dimension devenue indispensable du combat syndical, tant pour son efficacité que pour son image. Une fois encore, notre organisation est passée totalement à côté de cet impératif stratégique, alors que nous avions su être si heureusement offensifs, pour ne pas dire conquérants, il y a 12 ans, à l’occasion du « Grenelle de l’environnement ».
Du côté de la CGT, c’est actuellement et malheureusement l’absence de stratégie qui domine, et qui conduit une partie importante des appareils à une « fuite en arrière », avec la confusion fréquente entre la rigidité des postures et la fermeté des positions. Il ne suffit pas de se gargariser avec des références magiques à la lutte de classes, pour produire une analyse pénétrante, argumentée et convaincante de la réalité économique et sociale actuelle, et pour bâtir une stratégie syndicale capable d’en infléchir la dynamique. Les concepts élaborés par Marx et Engels ont été le fruit de toute une vie, d’un travail acharné, méthodique, et par nature inachevé, pour comprendre la société dans laquelle ils vivaient et éclairer l’action des protagonistes des luttes du mouvement ouvrier. Ce travail doit sans cesse être repris, car la réalité sociale est mouvante, toujours plus riche que n’importe quelle théorie, fût-elle l’œuvre de géants. Une organisation qui affiche dans ses statuts la volonté de participer à la transformation de la société, n’y parviendra pas si elle ne s’inscrit pas en permanence, par la réflexion et par l’action, dans le mouvement d’analyse critique de cette société, de sa réalité présente et des tendances affirmées ou latentes de son évolution.
L’avenir est incertain pour ceux qui font le choix « héroïque », mais immobile, de la citadelle assiégée contre la capacité d’anticipation de la guerre de mouvement. Il est temps, en particulier, que la direction confédérale cesse de sous-estimer le caractère aussi primordial que révolutionnaire de la transition écologique, à la fois économique, sociale et démocratique, à engager et accomplir dans les décennies à venir. Il est rassurant de constater que, pour leur plus grande part, les « gilets jaunes » ont parfaitement compris que toutes ces dimensions doivent et peuvent être liées ; il est saisissant qu’ils manifestent « en même temps » une certaine méfiance, ou plutôt une méfiance certaine, dans l’utilité des « syndicats » pour s’emparer de cette configuration nouvelle. Il est également rassurant de constater que cette vision de l’avenir fait l’objet d’une appropriation claire et bien argumentée d’une très grande partie de la jeunesse, comme il est saisissant de constater son ignorance profonde de l’histoire et de l’actualité du combat syndical, du rôle qu’il pourrait et devrait jouer aux côtés d’autres organisations sociales pour faire advenir durablement ce à quoi elle aspire. Notre organisation ne pourra pas rebondir, redevenir visible au centre de la scène sociale, si elle s’obstine à ignorer cette dynamique par rapport à laquelle notre capacité d’analyse et notre organisation, tant géographique que professionnelle, méritent d’être repensées.
Le mouvement syndical, pour être efficace, a besoin d’unité. Tant au niveau européen qu’au niveau de chaque pays, le patronat ne peut que se réjouir des divisions syndicales, et il excelle à susciter et à entretenir des ferments de fracture entre syndicats. Divisés nous sommes toujours affaiblis. En France, comme dans d’autres pays, le paysage reste marqué par le pluralisme syndical : de telles différences ou divergences méritent certainement de faire l’objet d’un débat récurrent avec les salariés eux-mêmes. Faisons-le en évitant l’invective stérile, comme l’a opportunément rappelé Laurent Brun à la tribune du congrès : Il faut susciter et encourager la confrontation des idées, la considérer comme un mode normal des relations entre organisations. L’unité est un bien commun à construire et reconstruire. La recherche de l’unité des salariés et de leurs syndicats doit être permanente, ce n’est pas un problème tactique, c’est un problème vital non seulement pour nous syndiqués, militants, mais pour tous les salariés ! L’unité n’est pas un détour tactique, elle est la condition irremplaçable pour que les salariés affirment toute leur place dans la société. Il est quand même extraordinaire que ces notions de bon sens, partagées par l’immense majorité des salariés qui fondent encore leur espoir sur l’action syndicale, fassent pourtant l’objet d’un tel déni de la part d’appareils syndicaux, plus soucieux de leur identité supposée, autoproclamée, que de leur efficacité trop souvent non démontrée. Cette « préférence pour la désunion » n’est pas la seule raison de la désaffection relative d’une très grande partie des salariés envers le mouvement syndical, mais c’en est une raison majeure : jusqu’où laisserons-nous s’accomplir cette dérive, se renforcer cette perte de confiance dans notre action ? Ce raisonnement vaut pour le syndicalisme français et pour l’approche de la dimension européenne des luttes syndicales. Je rappellerais ici, pour mémoire, la réponse de Bernard Thibault aux adversaires de notre adhésion à la CES au congrès de Strasbourg il y a 20 ans : « Je sais qu’Astérix et les Gaulois s’annonce comme une superproduction française, mais un scénario où 654 000 clairvoyants apporteraient la lumière à 58 millions d’aveugles n’a aucune chance de succès. Oui nos camarades des autres organisations européennes sont des gens comme nous, ils réfléchissent et ils agissent. Les situations qu’ils rencontrent ont suffisamment de points communs avec les nôtres pour que des convergences deviennent effectives. Dans d’autres cas, l’approche au niveau européen est même une condition sine qua non de l’efficacité. La CGT n’est pas un village d’irréductibles fonctionnant à la potion magique de la lutte de classes au milieu d’un empire européen libéral pacifié habité par des moutons réformistes ».
Rappelons-nous cette phrase de Benoît Frachon tirée du préambule de la charte de réunification de 1936 : « Les syndicats qui, par leur nature même et leur composition, rassemblent des travailleurs d’opinions diverses, font preuve de l’esprit le plus large pour maintenir leur unité ». Joignons-y ces paroles à la fois de circonstance et prémonitoires d’Henri Krasucki prononcées au 44ème congrès : « Nous sommes entrés dans un temps de changements, de cassures, de mutations et d’évolutions qui durera et qui réserve des situations imprévisibles. Il faut beaucoup d’attention, de modestie, de créativité, et de sens de l’initiative appropriée pour l’envisager ».
Benoît, Georges, Henri, Louis et Bernard ont constitué et nous ont légué un précieux héritage. Nous n’avons pas le droit de le dilapider, sauf à nous condamner nous-mêmes au déclin et à l’insignifiance. Cet héritage est celui « de la modestie, de la créativité et du sens de l’initiative » à la recherche de l’unité en faisant « preuve de l’esprit le plus large », afin de rassembler et mobiliser « des travailleurs d’opinions diverses ». C’est dans cet héritage que s’inscrit la stratégie du syndicalisme rassemblé, laquelle reste une référence essentielle pour qui souhaite sortir le mouvement syndical français des postures ou des impasses, dans lesquelles continuent à se complaire ou s’enfoncer ses différentes obédiences. Aucune organisation syndicale ne peut prétendre aujourd’hui changer, seule, le cours des choses. Faut-il attendre d’être d’accord sur tout pour agir ensemble ? La CGT est née de cette prise de conscience que pour être plus forts, tous les salariés, au-delà de leurs différences, devaient être organisés dans un seul syndicat. Elle est née aussi du choix politique et organisationnel du syndicalisme confédéré, de la conviction de l’efficacité supérieure d’un syndicalisme solidaire et interprofessionnel. Gardons-nous de faire, par volonté ou par défaut, le choix facile de nous replier sur les secteurs professionnels où nous disposons de l’essentiel de nos forces organisées : ce choix d’un syndicalisme corporatiste, même losqu’il est combatif et parvient momentanément à « limiter les dégâts », compromet l’avenir parce qu’il tourne le dos à la recherche de l’unité salariale. L’unité du salariat, c’est la lutte contre la précarité, la dualité ; l’unité du salariat c’est la solidarité, la cohésion sociale, le terreau de la démocratie comme principe actif de la recherche de l’intérêt général.
Le défi posé par la conjonction de la transition écologique avec la conception des nouvelles politiques industrielles qui lui serviront de support, induit le besoin impérieux de (re)solidariser fortement territoires et entreprises. Il s’agit d’identifier les principes de gouvernance, les modes de gestion et d’organisation créateurs de valeurs d’usage et respectueux des lieux et conditions de vie, de faciliter et de viabiliser les coopérations qui permettent la libre circulation, à travers des réseaux multiples professionnels ou territoriaux, de facteurs d’innovation technologique, organisationnel et culturel, la mise en commun des éléments d’information économique et sociologique permettant la préservation et le redéploiement des savoir-faire collectifs. C’est « dans la proximité », en les articulant à chaque niveau territorial, que se joueront de pair le développement de l’économie et de la démocratie, à l’intérieur de chaque pays comme au sein d’un ensemble coordonné de pays comme l’Europe. Il y va de la définition des principes et de la mise en œuvre pratique de la « Sécurité sociale professionnelle » : comment organiser l’insertion et la réinsertion au niveau du bassin d’emploi, de la branche, du groupe, comment passer du couple licenciement/plan social au couple mobilité choisie ou aidée/reconversion qualifiante. Il y va de la définition, de l’évaluation et du contrôle contradictoire des politiques publiques et des politiques d’entreprises pour la promotion de l’innovation, pour le développement de synergies aux différents niveaux du tissu économique territorial et entre les instances publiques et privées de la recherche-développement, pour la juste conduite des transitions écologiques. La citoyenneté, la protection de la nature et des êtres humains passent par la gestion des négociations à des niveaux territoriaux qui permettent de construire ces solidarités ; elles passent par l’établissement, en droit et en fait, d’un nouveau statut proprement politique de l’entreprise.
Une part importante de l’histoire syndicale a été fondée sur des professions, mais aujourd’hui ce concept est devenu plus complexe, plus difficile à cerner. Il ne doit pas s’opposer à la capacité d’organiser les revendications à partir d’une vision commune des réalités et de l’avenir du travail, ce qui veut dire par exemple que le travailleur intérimaire, les travailleurs sous-traitants qui effectuent le même travail ou concourent à la même production doivent avoir les mêmes droits. On ne peut continuer à valoriser la défense des professions sans prendre en compte le cheval de Troie qu’est l’approfondissement de la dualité du monde du travail. L’évolution du salariat et les conséquences de la crise rendent encore plus nécessaire que l’organisation de la CGT accorde une place majeure et sans doute décisive à l’action territoriale. Ne faisons pas de confusion ou pire de contresens : l’action territoriale de la CGT ne se résume pas à l’activité de ses instances territoriales. Les maîtres mots sont la coopération et la coordination. C’est-à-dire le travail en commun de fédérations qui se renforcent en s’inscrivant dans des champs d’intervention professionnels plus larges, collant à la complexité des organisations économiques en réseau, et de régions qui s’impliquent dans les politiques territoriales de formation, de mobilité de développement et d’innovation. Un tel redéploiement coordonné pourrait permettre de poser d’une autre manière la question de l’organisation de la défense des salariés, d’imposer les « bons » lieux de négociations, de revoir la conception de l’organisation et du contenu des conventions collectives. La question des différents niveaux de négociation et leur pertinence selon l’étendue et la nature du thème (interprofessionnel, branche, entreprise, groupe, réseau, territoire ; redéfinition des branches, définition de la notion de réseau d’entreprises…) est et sera toujours plus décisive pour la dynamique unitaire et donc pour l’efficacité du rapport de forces.
Dans la préparation du congrès de Lille en 2006, j’avais été frappé par une contribution à la tribune de discussion d’un camarade prénommé Richard, secrétaire d’une Union départementale. Richard n’était pas un « débutant », il avait 20 ans de syndicat derrière lui, essentiellement à Charbonnages de France. « Depuis 2003 », écrivait-il, « nous avons mis en place le déploiement dans une zone de commerces où la plupart des salariés sont dans la plus grande précarité… La difficulté que j’ai rencontrée était de comprendre ce salariat, avec mes idées arrêtées d’un salarié avec un statut et mieux payé par rapport à ceux qui perçoivent entre 500 et 900 euros. L’expérience qui était mienne ne correspondait pas au monde qui m’entourait, il fallait donc que je change et que je sois capable d’être à l’écoute ; là, j’ai compris que le marché du travail avait changé et qu’il fallait que la CGT s’adapte ». Pour relever ce défi, il n’y a pas de secret. Il ne faut pas demander aux salariés de s’adapter à la CGT, mais il faut bouger la CGT pour aller vers eux.
Dans le cadre de la préparation du 50ème congrès, j’avais procédé à la constitution d’un « florilège » d’articles de « @cteurs de l’avis », publication animée à l’époque par le regretté camarade Patrick Minder. Je citerai ici la synthèse parue dans le numéro d’avril 2012 d’une rencontre nationale s’inscrivant dans cette préparation, et visant à donner à notre organisation, une vraie ambition pour les enjeux revendicatifs en territoire. Elle procédait à un double constat : « d’abord, des limites de nos pratiques syndicales actuelles face à la déstructuration et la recomposition du paysage salarial, ensuite, de la nécessité de rénover notre syndicalisme CGT pour dépasser les contournements instaurés par le patronat ou le gouvernement. Les deux exemples les plus récurrents sont la constitution de syndicats de site entre salariés d’un donneur d’ordre et salariés des sous-traitants installés sur un même lieu de travail (c’est le cas des grands chantiers) ou le travail par filière entre plusieurs acteurs CGT de plusieurs fédérations et de plusieurs départements, voire même de plusieurs régions ». Elle mettait en évidence « le besoin de débattre entre les professions et les territoires mais avec des questions concrètes (…) L’exemple de la « mécanic vallée » a été (…) présenté. (…) il fédère (…) deux comités régionaux, cinq unions départementales autour de deux filières que sont l’automobile et l’aéronautique ». Elle insistait sur un autre constat commun et partagé : « partout, les structures CGT sont globalement impactées par les différentes formes de mutation du monde du travail (fermeture de sites industriels -souvent des bastions CGT- et, par voie de conséquence, disparition de la mémoire syndicale, transformation des bassins d’emploi –de l’industrie vers le commerce et les services- avec une précarisation accrue du travail et un éclatement du salariat, etc.) et il y a besoin, pour s’y adapter, d’un diagnostic partagé dans les territoires, tant sur letransformations de l’emploi que sur les formations nécessaires ou encore sur les mutations démographiques ». Elle notait que « l’intégration systématique des professions ciblées dans les comités régionaux CGT » faisait l’unanimité, car « elle permet, là où elle est pratiquée, d’anticiper la réflexion puisque tous les acteurs sont déjà en relation, elle permet ce que certains ont appelé « la confédéralisation des projets ».
13 ans se sont écoulés depuis le congrès de Lille, 7 ans depuis le congrès de Toulouse, mais l’adaptation des structures de la CGT se trouve pourtant sans cesse remise au lendemain, comme en témoigne encore une fois le 52ème congrès avec l’abandon en rase campagne du renforcement du rôle des comités régionaux, pourtant considéré par la direction confédérale comme « une goutte d’eau par rapport aux évolutions nécessaires ». Comme le remarque judicieusement l’officine de Raymond Soubie, « sur cette question de l’organisation interne, les congrès se suivent et se ressemblent, avec une analyse assumée des difficultés mais une incapacité à mettre en œuvre une réforme des règles de fonctionnement ».
Il y a péril en la demeure. Aucun d’entre nous ne peut se résigner à laisser filer cette situation, à laisser s’éroder notre potentiel, se scléroser nos institutions.
Un sursaut est nécessaire, si nous voulons renouer avec une vision conquérante et efficace de l’action syndicale et rétablir, en lien avec beaucoup d’autres, une image positive de notre combat. »