Dans notre article sur les enjeux du prochain congrès CGT (lire ici : https://wp.me/p6Uf5o-5fb), nous avions cité les positions exprimées par l’historien Stéphane Sirot dans une vidéo postée sur le site UnitéCGT à propos du « syndicalisme rassemblé« . Il critique cette notion comme conduisant à « se débarrasser de la culture CGT« . Nous nous étions alors étonnés de ses commentaires publics plutôt positifs sur l’unité syndicale conduisant à la journée du 19 janvier 2023. Stéphane Sirot nous interpelle dans une « mise au point » sur sa page Facebook, que nous publions ci-dessous, suivie de notre propre réponse.
MISE AU POINT POUR INFORMATION (Stéphane Sirot)
« Ce message est à caractère informatif. Il fait suite à un paragraphe me citant nommément, dans un article publié sur le site Syndicollectif. Je n’entrerai pas dans une analyse critique de ce dernier, dont au demeurant je ne partage pas sur bien des aspects la substance du contenu. A chacun de s’en faire une opinion, de s’informer et de construire son point de vue. Et Facebook, à l’instar des autres réseaux sociaux, n’est pas pour moi un espace propice au débat, mais plutôt un lieu virtuel privilégiant en général l’expression assénée des certitudes.
Habituellement, je ne réponds jamais à des propos, articles ou livres dans lesquels mes prises de parole publiques ou mes écrits sont critiqués. C’est évidemment le droit le plus élémentaire de tout un chacun d’être en désaccord avec ce que j’exprime. Si en l’espèce j’ai répondu, aussi brièvement que possible, c’est que je ne peux me l’interdire a minima, en présence de jugements qui, sous couvert d’une forme interrogative n’étant autre qu’une pure et simple figure de style, usent à mon égard en seulement quelques lignes des qualificatifs de « double langage » et de « sectaire ».
Puisque leurs auteurs, du haut de leur chaire, jugent tout de même mes livres « intéressants » (quel hommage… !), je laisse à tout un chacun le soin d’y jeter un coup d’œil. Si en l’espace de trois décennies de travail sur l’histoire des grèves et du syndicalisme, qui se « résument » à un mémoire de maîtrise, une thèse, plusieurs dizaines d’articles, une demi-douzaine de livres et une quinzaine de brochures, j’ai sans doute pu parfois infléchir certaines de mes analyses – cela s’appelle de la recherche -, il me semble pour autant ne guère avoir varié sur l’essentiel de mes idées (et, du reste, de mes engagements). Je les assume et je ne refuse jamais d’en débattre, mais dans des termes qui évitent les raccourcis et privilégient les idées plutôt que les qualificatifs désobligeants.
Je termine en rappelant une dernière fois que dans la mesure où ce message ne se veut rien d’autre qu’une mise au point, je supprimerai sans état d’âme de ma page les éventuelles interventions qui tenteraient de s’engager dans une vaine polémique. Je ne recherche ni approbation ni blâme.
Paragraphe de l’article me concernant nommément :
« Pourtant dans la vidéo du site Unité CGT, l’historien Stéphane Sirot, auteurs de livres intéressants sur l’histoire des grèves et sur les rapports du syndicalisme et du « politique », explique que « les rapprochements avec la direction de la CFDT » ont pour but « de se débarrasser de la culture CGT ». A l’entendre, il faudrait donc arrêter cela. Il est dès lors très surprenant de l’écouter à France Inter samedi 7 janvier (à 13h) : il fait remarquer que « l’unité syndicale » complète contre le projet retraites de Macron est un facteur positif pour l’action. Double langage ? entre le discours grand public (à France Inter) et l’affichage vidéo bien plus sectaire sur le site Unité CGT ? »
Ma réponse (« en cours de modération ») à l’article de Syndicollectif :
Je ne me lancerai pas ici dans un long commentaire de ce texte qui défend en quelque sorte le changement dans la continuité, ce qui est parfaitement son droit. Et tant mieux, au demeurant, s’il y a débat. Un congrès syndical est fait pour cela.
Mais puisque je suis mis en cause de manière lapidaire et caricaturale en quelques lignes, soupçonné de « double langage » et de discours « sectaire », rien que cela, je me permets une courte mise au point. Il serait tout d’abord de bon aloi de ne pas confondre les analyses sur le long terme (c’est dans ce cadre que je considère en effet que le « syndicalisme rassemblé », forme prise notamment par ce que j’appelle le recentrage de la CGT, a conduit cette dernière à s’éloigner de toute une série de pans de sa culture historique ; je ne peux développer ici, j’ai écrit de nombreuses pages à ce sujet, chacun pourra s’y reporter s’il le souhaite) et celles qui concernent le court terme, en l’espèce la mobilisation du 19 janvier, où j’ai en effet affirmé sur France Inter que l’appel unitaire était aux yeux du plus grand nombre un atout. J’ai par ailleurs ajouté dans de nombreuses autres interviews, que cette démarche unitaire serait interrogée dès lors que se poserait la question de l’éventualité de la construction d’un rapport de force plus frontal. Je le maintiens. Ce qui me fait ajouter que je n’ai jamais été opposé par principe, ce qui serait d’une stupidité notoire, à l’unité syndicale en tant que telle. Ce que je critique est l’effet neutralisant que peut finir par produire au plan national cette unité – en particulier s’agissant effectivement de celle avec la CFDT – dès lors qu’elle devient non plus seulement un outil, mais une fin en elle-même, comme elle a souvent tendu à l’être de mon point de vue avec le « syndicalisme rassemblé ». Force est notamment de constater que cela conduit, en termes de pratiques, au choix du plus petit dénominateur commun. Et de surcroît, je ne confonds pas unité syndicale et « syndicalisme rassemblé », de même que je ne confonds pas une pratique et une orientation.
Bref, je conseille à ceux qui liront ce texte et plus particulièrement le court passage me concernant, à se méfier des raccourcis et à se référer à mes multiples écrits en la matière.«
Réponse discutée dans l’équipe Syndicollectif :
Même si Stéphane Sirot ne veut pas engager de « vaine polémique », il doit quand même être possible de préciser les choses, afin d’éviter des malentendus, ce qui peut arriver. Par ailleurs, comme il le dit à propos de ses écrits : « je ne refuse jamais d’en débattre ».
Il convient tout d’abord de rappeler que la lecture de quelques-uns de ses ouvrages est en effet intéressante. Par exemple : « Le syndicalisme, la politique et la grève » (éditions de l’Arbre bleu-2011). Et aussi toute la première partie de la brochure sur l’histoire de « l’unité syndicale en France » (août 2019). Mais beaucoup plus discutables sont les pages contemporaines sur lesquelles nous reviendrons, notamment sur le « syndicalisme rassemblé ».
Ce que nous lisons de la réaction de Stéphane Sirot ne semble pas indiquer que nous ayons fait une erreur factuelle sur les citations ou la compréhension de celles-ci. Après une réécoute de la vidéo dont nous avons donné l’accès dans Syndicollectif, il se positionne très clairement dans le sillage de l’intervention de Jean-Pierre Page dénonçant le tournant de la CGT au milieu des années 1990, notamment par la mise en avant de la proposition de « syndicalisme rassemblé ». Celle-ci est bien commentée comme voulant (ou ayant pour effet de) « se débarrasser de la culture politique de la CGT ». Elle accompagnerait un refus de penser ce que serait une société débarrassée du capitalisme, donc une « dépolitisation », et pour tout dire « un recentrage », également attribué à la CGT. Comme aucune précision n’est donnée sur ce mot, force est de penser qu’il est du même type que celui de la CFDT. Or historiquement, ce mot renvoie à deux types de situations successives et de signification. Après l’échec de l’Union de la gauche de 1978 (la CFDT s’étant comme la CGT engagée dans le soutien de celle-ci), la direction CFDT confirme en effet un « recentrage » sur ses tâches syndicales, en disant prendre quelque distance avec le champ politique de la gauche (ce qu’elle ne confirmera nullement après la victoire de Mitterrand en 1981 !). Mais il y a une deuxième phase du recentrage (années 1980 et 90), nettement stratégique, et où la CFDT abandonne complètement, en quelques années, sa culture de lutte des années pré et post 1968. On connait la suite, par exemple à propos de la grande grève de 1995, de la trahison du mouvement de 2003, etc.
Mais ce « recentrage » là correspond-il à la CGT ? Celle-ci aussi a voulu s’éloigner d’une mainmise politique après la chute de l’URSS notamment, et la perte d’influence du PCF. Avait-elle tort ? Est-ce que Viannet, puis Thibault, avaient en tête le renoncement à la culture CGT dans la formulation de la proposition de rassemblement syndical ? Est-ce qu’ils avaient tort de dire que la CGT ne peut pas « exercer une hégémonie » (citation de Thibault reprise par Stéphane Sirot dans sa brochure) propre à mobiliser toute la force du salariat à elle seule ?
Dans la brochure sur l’unité syndicale, il est souligné un « renoncement » de la CGT (à ses valeurs donc), pour pouvoir dialoguer avec la CFDT et s’intégrer « dans le syndicalisme européen ». Et donc s’inscrire dans le syndicalisme « du dialogue social », typique de la CFDT (mais aujourd’hui en échec cuisant). Stéphane Sirot a également participé à deux interviews croisées dans Initiative communiste (site du parti politique Pôle de renaissance communiste en France-PRCF), avec Jean-Pierre Page. A aucun moment il ne prend ses distances avec le point de vue de ce dernier fustigeant l’orientation de la CGT depuis les années 1990, critiquant l’entrée dans la CES, et comme on le sait, la défense d’un nouveau rapprochement avec la FSM que la CGT a quittée précisément en 1995.
Stéphane Sirot a tout à fait raison de souligner dans sa brochure que dans les congrès CGT de 2016 et de 2019, la notion de « syndicalisme rassemblé » a été fortement critiquée et que certains délégués voulaient la supprimer purement et simplement. Mais dans ce débat qui n’aboutira pas, il y a deux questions qu’il ne faut pas mélanger. D’une part, il ne fait aucun doute que la notion a perdu sa force du début, parce qu’elle n’a jamais été actualisée (comme c’était peut-être possible en 2006 après la victoire du CPE), et apparaissait donc incantatoire. Mais d’autre part, il ne fait aucun doute non plus qu’une suppression pure et simple dans un vote de congrès, sans projet unitaire nouveau, aurait été le signal d’un repli « sectaire » de la CGT. Il semble que le document actuel pour le 53ème congrès renouvelle l’approche. Tant mieux.
Stéphane Sirot termine sa mise au point en expliquant qu’il ne faut pas confondre l’unité d’action, dont il serait partisan, avec le « syndicalisme rassemblé« , qu’il récuse. Certes. L’unité d’action est bien sûr essentielle. Mais si on vise, comme la CGT dans ses statuts, à agir pour une organisation syndicale unifiée, comment y parvient-on ? La nécessité d’un projet plus construit et plus pérenne se pose. D’abord avec ceux avec lesquels on a une plus grande proximité de longue date (comme la FSU et Solidaires). Mais si on veut entraîner la majorité du salariat, objectif essentiel face au déferlement néolibéral capitaliste (on le vérifie avec la journée massive du 19 janvier), alors une démarche plus large de dialogue stratégique et de vérification par l’action est nécessaire. Tout en restant clairvoyant sur les difficultés et obstacles.
Au total, le positionnement de Stéphane Sirot est assez clair. Un débat existe sur le fond. Mais ce qui a justifié le passage incriminé dans notre article, c’est une grande surprise à l’écoute de Stéphane Sirot (sur France Inter) approuvant l’appel unitaire de toutes les confédérations et fédérations syndicales pour le 19 janvier, appel qui se construit depuis juillet dernier. Rien n’est écrit d’avance bien sûr. Mais si c’est une bonne chose pour démarrer cette lutte, alors il convient peut-être de ne pas à priori soupçonner la CGT de vouloir en rabattre. Et donc de réfléchir en positif sur une stratégie gagnante. Ce qui évidemment n’est pas si simple, même si plusieurs secteurs (et la direction CGT elle-même) réfléchissent à une grève reconductible.