Le site d’informations Rapports de forces interviewe les deux co-délégué-es nationaux de l’Union syndicale Solidaires (Simon Duteil et Murielle Guilbert), suite au 8ème congrès récent.
Congrès de Solidaires : allier lutte de classe, féminisme, écologie, antiracisme, et réfléchir à une recomposition syndicale
L’Union syndicale Solidaires réunissait son 8e congrès en Vendée à la fin du mois de septembre. À la veille de la modeste journée de grèves et manifestations interprofessionnelles du 5 octobre, les deux co-délégués de Solidaires ont bien voulu recevoir Rapports de force pour un long entretien sur l’état et les enjeux du syndicat.
Qu’est-ce qu’apporte ce congrès dans la construction de l’Union syndicale Solidaires ? Quels en ont été les enjeux ?
Murielle Guibert : Ce n’est pas un congrès anodin dans la mesure où nous sommes dans une période très particulière. L’extrême droite monte partout et nous sortons d’une période de confinement qui a un peu paralysé les luttes syndicales et pendant laquelle le militantisme n’a pas été simple. Du coup, ce congrès a été très important pour rassembler nos forces et confirmer que nous partageons les mêmes valeurs au sein de Solidaires. De ce point de vue, il est réussi parce que nous sortons du congrès avec une déclaration finale qui trace des orientations assez claires. Il était d’une importance assez capitale pour Solidaires de revoir sa feuille de route et d’en sortir avec une commune, alors que nous avions des discussions peu évidentes. Notamment sur notre résolution 2 qui parlait de questions qui divisent grandement le mouvement social à gauche : l’antiracisme, la laïcité et les discriminations.
Simon Duteil : Ce congrès a aussi prouvé que Solidaires, cela fonctionne. Nous arrivons à prendre des décisions tout en avançant au consensus. Nous parvenons à aborder des sujets qui semblent compliqués, mais qui ne le sont pas tant que cela lorsque l’on prend le temps des discussions. Par exemple, nous avons réussi à modifier nos statuts, alors que tout le monde dit que c’est impossible à Solidaires, parce qu’il faut l’unanimité des structures. Ensuite, sur un débat qui pouvait paraître peu préparé, nous avons réussi au cours du congrès à développer une revendication sur une limitation de 1 à 5 de l’échelle des revenus. Jusqu’à présent, nous disions qu’il fallait aller de 1 à 20 vers 1 à 10, tout en ayant conscience que ce n’était pas top pour un syndicalisme se réclamant de l’écologie de ne pas se poser la question d’une limitation sur l’échelle des revenus. Cela montre que l’outil fonctionne. Les structures qui étaient présentes étaient satisfaites du congrès. Les gens avaient la patate à la sortie, ce qui fait du bien dans la période.
Vous évoquez des débats internes complexes sur l’antiracisme, les discriminations et la laïcité. Quelles étaient les lignes de fractures et de débats au sein de Solidaires ? Les avez-vous résolues ?
Simon Duteil : Ce n’a pas été le champ de guerre attendu. Nous l’avions préparé collectivement, avec des groupes de travail et des rencontres en amont. Il y a eu de longues discussions pendant le congrès. La commission a travaillé jusqu’à une heure et demie du matin pour faire en sorte qu’il y ait le moins de votes possible [NDLR recherche du consensus]. Les termes « islamophobie » et « racisés » ont cristallisé les débats. Ce sont donc des discussions qui doivent se poursuivre, mais on voit que sur 99 % des choses, il n’y a pas de désaccords au sein de Solidaires.
Murielle Guibert : Nous en sortons avec un groupe antiracisme, ce qui faisait même polémique avant le congrès. Par ailleurs, ce que nous appelions « groupe de travail antifasciste » devient une commission, plus assise dans le temps avec une régularité plus importante. Cela paraît peut-être naturel vis-à-vis de notre syndicalisme, mais valider cela par une résolution de congrès adoptée par tous les syndicats de Solidaires était assez primordial pour nous. Ainsi, ce ne sont pas seulement les représentants de Solidaires au niveau national qui vont faire des choses dans les collectifs. Là, on affirme une vraie volonté de répandre cela dans tous nos syndicats. Et comme cela a été très polémique pour certains secteurs, c’est une vraie avancée de sortir avec une résolution plutôt bien votée sur les discriminations et l’antiracisme.
Dans votre déclaration de congrès, vous expliquez qu’un changement des modes de production et de consommation est indispensable, pour ensuite déclarer que Solidaires à son niveau va proposer et accompagner la mise en œuvre de solutions écologiquement et socialement justes. En tant que syndicat de transformation sociale qui organise les salariés au cœur du processus de production, la formulation n’est-elle pas un peu vague et un peu faible ? Cela traduit-il une difficulté à concrétiser cette volonté dans le champ du travail ?
Simon Duteil : Cela peut faire formule à l’emporte-pièce, mais c’est notre syndicat de la Chimie qui a demandé à ce que l’on rajoute cette phrase dans la déclaration. Ce n’est pas rien. Sans revenir sur notre travail au sein de « Plus jamais ça », nous avons organisé des rencontres pour la « transformation sociale et écologique » au mois de juin. Nous étions une soixantaine de militantes et militants à la Bourse du travail de Paris, avec des représentants de la chimie, de l’aérien, d’Amazon et du service public. Nous nous sommes demandé : où va-t-on ? Ce sont les camarades de la chimie qui l’on posé le mieux : « nous sommes certainement l’industrie la plus polluante, nous avons besoin de la chimie sur certaines choses, mais la majorité de ce que nous faisons aujourd’hui est inutile ». Comment pose-t-on ces choses-là ?
Nous n’avons pas une solution clef en main, mais il y a des pistes qui passent par la socialisation et l’autogestion de la production. Mais on peut aussi dire que ce sont de grands mots tant que l’on n’a rien à mettre en œuvre concrètement. Nos discussions ont porté sur comment avoir des projets alternatifs avec les travailleurs et travailleuses, avant d’arriver à des boîtes qui ferment, délocalisent et licencient. Comment peut-on faire d’autres productions avec ces machines et ces savoir-faire-là. Ce n’est pas abouti, mais cela fait partie d’une urgence réelle dans la société, et aussi d’une urgence attendue par les camarades dans ces secteurs. Par exemple, ceux de l’aérien – où nous avons le syndicat des personnels de bord Alter – étaient inquiets sur la façon dont on aborde les transformations dans les transports. Mais nous savons que nous devrons changer des choses en profondeur. Nous distinguons l’entreprise en elle-même des compétences en son sein, et portons aussi la question d’un statut qui défende les salariés. Nous revendiquons que personne ne soit au chômage et que tout le monde ait les mêmes droits et les mêmes revenus pour pouvoir avancer.
Au sortir du congrès, vous mettez en avant deux campagnes. L’une dès maintenant sur les rémunérations et l’autre plus dans la durée sur une réduction à 32 h du temps de travail. Pourquoi ces deux-là ?
Murielle Guibert : Même si c’est pour des raisons électorales, il y a des annonces sur l’augmentation des salaires, notamment dans certains secteurs de la fonction publique. Mais on observe aussi une explosion du coût de la vie avec des questions immédiates de pouvoir d’achat auxquelles sont confrontés les travailleurs et travailleuses. Il nous paraissait important de lier ces questions à des changements profonds : la répartition du temps de travail qui peine à devenir un sujet, alors que c’est fondamental par rapport aux choix de société que nous voulons. Enfin, Macron complète et finalise sa réforme du droit du travail avec celle de l’assurance chômage. Nous lions rémunérations et réduction du temps de travail dans la projection d’un modèle de société où ce n’est pas l’emploi précaire qui domine. C’est la question du statut au long court des salariés, sans décrochage, avec des réflexions sur la façon dont on consomme et produit. Mais cela veut dire aussi : comment partage-t-on le temps de travail pour que chacun ait un niveau de vie permettant de vivre bien ? Il faut la poser avec les questions écologiques en fond de réflexion.
Simon Duteil : La campagne au long court n’est pas exclusivement sur les 32 h. Nous allons faire une grosse campagne de politique syndicale en allant convaincre un maximum de personnes, pas seulement coller quelques affiches et autocollants, mais en prenant plusieurs argumentaires, plusieurs entrées. Ce sont les 32 heures et la question des aliénations. Où en est-on aujourd’hui dans le travail ? Dans les commissions « conditions de travail », « femmes » et « écologie », nous allons travailler sur comment mettre en application cette campagne, avec quels alliés pour la construire. L’idée est de la lancer juste après la présidentielle et les législatives. Une campagne de fond pour s’adresser aux travailleuses et travailleurs, pour dire que l’on a des alternatives. Aller convaincre du monde et ne pas être juste dans une campagne défensive. Sur les salaires, c’est une campagne qui est nécessaire maintenant. L’autre correspond plus à notre projet de société.
Sur l’augmentation des salaires, aussi légitime soit-elle, n’est-ce pas une revendication qui enferme dans la pensée de la croissance, intrinsèque au modèle de production capitaliste ?
Simon Duteil : Aujourd’hui, il y a énormément de travailleurs, de privés d’emplois et de retraités qui vivent très mal. Il faut une autre répartition des richesses. Nous ne pourrons pas avoir une transformation écologique si les gens qui travaillent le plus et le plus dur ne peuvent pas vivre dignement. Nous disons que le SMIC doit être à 1700 €, soit plus 400 €. Mais nous disons aussi : limitation sur le haut des revenus. Si demain nous avons le rapport de force sur les augmentations, cela veut dire que nous l’aurons aussi pour peser sur la production et sur la consommation. Cela va ensemble. Au lendemain des Pandora Papers, il nous semble important de rappeler que la captation des richesses se fait aujourd’hui par une infime partie de l’humanité, pendant que la majorité de l’humanité – en France la majorité des travailleuses et travailleurs – trime.
C’est très ambitieux. Pour faire tout cela, quelles sont les forces de Solidaires 23 ans après sa création ?
Murielle Guibert : Nous revendiquons 110 000 adhérents. L’Union est composée de 55 structures professionnelles de différentes tailles. Nous nous développons dans le secteur associatif et l’informatique. À l’inverse, nous avons des syndicats bien implantés dans la fonction publique qui sont un peu en régression du fait des suppressions d’emplois. Nous avons toujours l’ambition de nous développer dans des secteurs compliqués comme le commerce ou l’industrie, même si avons des nouvelles implantations comme à Amazon où notre syndicalisme de lutte s’est exprimé pendant le premier confinement.
Simon Duteil : Le syndicalisme vit une période difficile. Quasiment toutes les structures syndicales ont régressé ces dernières années. Nous avons pour notre part réussi à stagner en nombre d’adhérents. Cela veut dire que nous avons réussi à encaisser le départ à la retraite des baby-boomers qui constituaient le cœur des générations des débuts de Solidaires. Il y a des rééquilibrages : Finances publiques baisse, Santé-sociaux augmente avec des syndicats dynamiques. Sud éducation a fait plus 1500 adhérents en trois ans. Une nouvelle fédération vient de nous rejoindre : les urbains et interurbains. Ce sont des chauffeurs de bus qui étaient avant dans des syndicats rattachés à des Solidaires locaux. Cela représente 1700 personnes qui ne sont pas délocalisables, comme à Transdev où il y a actuellement un mouvement de grève. Nous avons un petit rééquilibrage vers le privé. Nous sommes à un palier. Nous devons réussir à attirer du monde, à montrer que notre syndicalisme est dynamique et qu’il est en phase avec les salariés. Je pense que cela va arriver vite.
L’ambition de l’Union syndicale Solidaires et du Groupe des 10 dont elle est issue était de renouveler le syndicalisme. Plus de 20 ans après, le syndicalisme est au plus bas en termes d’effectif, de renouvellement, de zones blanches et de victoires interprofessionnelles. Est-ce un échec ?
Murielle Guibert : Je ne pense pas que ce soit un échec de la rénovation et de la spécificité de notre syndicalisme tel qu’il existait dans la tête de ceux qui ont créé Solidaires. Certes, il y a une stagnation, voire le sentiment que par rapport aux luttes interprofessionnelles il y a des blocages pour pouvoir refaire des mouvements de masse victorieux. Mais il faut voir ce que l’on a en face de nous. Cela aussi a évolué, nous sommes très loin du pacte social d’après guerre. Aujourd’hui, c’est plutôt la répression qui l’emporte et qui s’est normalisée en termes de pratique de gestion des manifestations sur Paris. Effectivement, il manque dans les petites entreprises la possibilité de faire du syndicalisme, mais ce n’est pas forcement la faute des syndicats. Sur les élections TPE/TPA, cela a été fait n’importe comment par ce gouvernement avec une absence de communication. De plus, la création des CSE (comité social et économique) a diminué les droits partout. Nous sommes très attaqués et absolument pas écoutés. Pour autant, avec ce qui s’est passé sur les retraites, c’est quand même la preuve que le syndicalisme et l’interprofessionnel peuvent les faire reculer. Cela a empêché la mise en place d’une réforme régressive et brutale, même si le confinement a aidé à la fin.
Nous ne sommes pas dans un syndicalisme atrophié, uniquement sectoriel. Nous sommes aussi dans la mise en place de collectifs au-delà de la question des droits des travailleurs et travailleuses, d’alliances qui permettent à de jeunes générations de découvrir le syndicalisme à travers des luttes que l’on porte sur le féminisme, l’environnement et l’antiracisme. Je pense que l’on est encore en avance par rapport aux autres syndicats. Cet esprit-là perdure. Il est validé par l’évolution des luttes. Nous avons réaffirmé dans le congrès que nous marchons sur deux jambes. À la fois une défense pied à pied des droits des salariés, mais aussi une dimension féministe, écologique et antiraciste, qui portent une image du syndicalisme qui ne peut qu’être vue que comme une alternative sérieuse et porteuse dans le contexte dans lequel nous sommes.
Simon Duteil : Prenons les choses à l’envers. Ce serait quoi aujourd’hui le paysage syndical sans Solidaires ? En réalité, nous pesons sur plein de choses. Nous avons beaucoup aidé au développement de la grève contre la réforme des retraites fin 2019. Bien au-delà de notre nombre, parce que nous y avons cru et y avons mis de l’énergie. Et pour nous, il est naturel de concevoir la lutte des classes en interaction avec les oppressions et les autres dominations. Nous sommes plutôt en phase avec la période.
Aujourd’hui, c’est bien que nous puissions être avec la CGT et la FSU dans « Plus jamais ça ». Cela aide à faire bouger des lignes. Nous ne sommes pas là pour être concurrents, mais pour changer les choses. Plus il y en aura qui seront un peu d’accord avec ce que nous portons, mieux ce sera. Pour autant, nous sommes encore largement spécifiques. Il suffit de regarder nos pratiques, dont notre congrès témoigne : la capacité de réunir plusieurs centaines de délégués qui ne sont pas forcément d’accord, mais réussissent à trouver des points communs. Qui ne vont pas être là pour se compter : « nous on est la majorité, nous on est la minorité, on est telle ou telle tendance, on va avoir tant de pourcentage et tant de postes ». Cela ne marche pas comme ça à Solidaires. Nous devons être la plus grande organisation fonctionnant autrement. Bien sûr, il y a toujours des risques de normalisation, des possibilités de tension, des gens qui préféreraient que cela fonctionne différemment. Nous avons connu des crises d’adolescence ou de croissance ses derniers temps, mais ce sont des crises que l’on dépasse et que nous allons dépasser.
Avec un tel constat, pourquoi parler de recomposition syndicale dans votre déclaration de congrès ?
Simon Duteil : Ce n’est pas parce que notre outil est satisfaisant, que l’on considère qu’il est suffisant face au rouleau compresseur que nous avons en face de nous. Depuis la création de Solidaires, nous ne nous considérons pas comme une fin en soi. Nous portons l’idée d’un courant et de pratiques syndicales qui puissent être dépassées si nécessaire. Et puis, il y a la période. Nous ne blaguons pas lorsque nous disons que la menace fasciste est réelle. Pour l’anticiper, il faut aussi faire face collectivement. Cela implique de faire un pas de côté : regardons-nous, discutons ensemble. À notre congrès, le secrétaire général de la FSU nous a aussi dit que ce serait bien que nous discutions. Nous souhaitons échanger sans exclusive, mais pas par le haut. Nous voudrions que tous les camarades aient cela en tête. Notre syndicalisme est un outil que nous voulons porter avec le plus de monde possible.
Si demain, un Zemour ou une Le Pen prend le pouvoir politique – quand on voit déjà le niveau de tensions et de violences préfasciste dans les rues, comment fait-on ? comment réagit-on ? comment se protège-t-on ? Deux ou trois semaines avant l’élection de Bolsonaro, les camarades au Brésil ne pensaient pas qu’il passerait. Nous devons anticiper ces choses-là et être à la hauteur de la période, être capables de questionner nos outils et ne pas nous enfermer dans une autosatisfaction.
Deux fédérations, le commerce et l’industrie, ne sont pas venues au congrès et l’ont fait savoir en dénonçant un non-respect de la Charte d’Amiens et des questions de lignes syndicales notamment à propos de l’alliance « Plus jamais ça ». Traversez-vous des turbulences importantes ?
Murielle Guibert : Je ne mettrais pas sur le même plan le choix de la fédération du Commerce et l’expression de l’Industrie. Dans le Commerce, il y a une crise interne due aussi à des conflits de personnes, qui malgré beaucoup de temps passé, malgré des instances de Solidaires, ont du mal à se résoudre. Un représentant du commerce était quand même présent au congrès et mettait en question des problèmes de pratiques démocratiques dans cette fédération. On espère que cela va se résoudre parce qu’il y a des sections très dynamiques, notamment sur Amazon. Pour l’Industrie, c’est dommage qu’il n’y ait pas eu de participation au congrès. Plutôt qu’une contestation publique envoyée à la presse, il aurait été préférable de discuter des orientations au congrès. Dire que tout est phagocyté et ne pas venir porter ses positions, alors qu’il y a 400 militants présents dans le congrès, ce n’est pas sérieux.
Simon Duteil : Les positions qui ont été exprimées sont des camouflages par rapport à des réalités qui ont été posées dans les instances de Solidaires. Mais nous devons régler les choses d’abord en interne dans Solidaires et non dans la presse.