28 organisations environnementales dont la Confédération paysanne sont signataires de cette Lettre ouverte aux autorités de l’Etat français exprimant leur refus de mesures productivistes pour faire face à la crise agricole née de la guerre en Ukraine. Elles proposent des solutions alternatives basées sur la « répartition » plutôt que la course à la production. Ainsi « un tiers des productions mondiales sont gaspillées » expliquent-elles.
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Lettre ouverte : 28 organisations environnementales, citoyennes et paysannes dénoncent l’instrumentalisation de la guerre en Ukraine par les tenants d’une agriculture productiviste.
Monsieur le Président de la République, Monsieur le Ministre de l’Agriculture,
Vous représentez la France à un moment particulièrement dramatique pour l’Europe. Face à des choix décisifs qui engagent son avenir, nous, organisations environnementales, citoyennes et paysannes voulons vous faire part de notre inquiétude quant aux orientations qui se dessinent en matière d’agriculture et d’alimentation, et vous soumettre notre vision des enjeux et les propositions qui en découlent.
Avant toute chose, nous tenons à exprimer toute notre solidarité envers les Ukrainiens et les Ukrainiennes, plongés dans l’effroi de la guerre, ainsi que tous les Russes qui s’y opposent au péril de leur vie. Si les pays européens sont potentiellement affectés par la perturbation des échanges de matières premières, c’est sans commune mesure avec ceux qui en sont le plus dépendants, notamment au Moyen-Orient et en Afrique. C’est la sécurité alimentaire mondiale qui est ainsi mise en danger.
Face à cette situation, il n’aura fallu que quelques jours pour que les porte-étendards de l’agriculture industrielle s’engouffrent dans la brèche créée par la guerre pour tenter de réduire la portée de la stratégie « De la ferme à la fourchette », volet agricole du Green Deal, portée par la Commission européenne. Cette stratégie répond de manière responsable aux enjeux de l’agriculture et de l’alimentation face aux risques climatiques, environnementaux et sanitaires, en prévoyant notamment une réduction de 20% de l’usage des engrais et de 50% des pesticides d’ici 2030, ainsi que l’accroissement des surfaces nécessaires à la biodiversité. Dès le 28 février, la FNSEA a appelé à l’abandon de cette stratégie, la qualifiant de « décroissante », et défendu une « libération de la production » pour pouvoir nourrir les peuples qui auront faim, en conséquence de la guerre en Ukraine. Or il faut casser un mythe : en dehors des contextes d’urgence humanitaire, la faim n’est pas une question de production mais de répartition. Un tiers des productions mondiales sont gaspillées. Si nous voulons réellement faire face à la question de l’insécurité alimentaire, ce n’est pas la course à la production qu’il faut amorcer.
Pourtant, alignés avec la FNSEA, des représentant·es politiques comme Valérie Pécresse et vous, Monsieur le Ministre, demandent la mise en production des 4% de terres en jachères pour répondre à la demande alimentaire mondiale, ce qui va à l’encontre de la stratégie « De la ferme à la fourchette » soutenue par nos organisations. Qualifiées à tort de « non-productives », les jachères et les infrastructures agroécologiques (haies, bosquets, mares, etc.) sont pourtant essentielles à la fertilité des sols et à la biodiversité des milieux agricoles, et constituent ainsi une des rares avancées de la nouvelle PAC. Ces revendications, portées par les tenants d’une agriculture industrielle, peuvent sembler pleines de bon sens à première vue, mais elles sont simplistes et répondent de manière inadaptée aux enjeux de la situation actuelle et à ceux de long terme. Elles jouent sur la peur de ruptures d’approvisionnement pour appuyer des demandes qui, si elles étaient mises en œuvre, conduiraient à l’opposé de ce qu’elles prétendent défendre.
En Europe, c’est tout notre modèle productiviste qui est remis en cause par la situation internationale. Notre agriculture est en effet dépendante des engrais et pesticides fabriqués à partir de gaz. Elle dépend également du pétrole pour ses machines. Gaz et pétrole, deux énergies fossiles importées en partie de Russie et dont les cours ont fortement augmenté. Est-il responsable d’appeler à une croissance de la production quand celle-ci dépend fondamentalement d’intrants fossiles importés, néfastes pour la planète comme pour notre souveraineté alimentaire ? Le contexte n’appelle-t-il pas à réviser fondamentalement le (dys)fonctionnement de notre agriculture, plutôt que de chercher à réduire à néant les rares avancées environnementales inscrites dans les politiques publiques européennes ?
À l’international, cette guerre agit comme le révélateur d’une situation d’ores et déjà extrêmement tendue sur les marchés agricoles et alimentaires. En décembre 2020, la FAO alertait déjà sur une augmentation de 30% des prix en un an. L’insécurité alimentaire n’a cessé de croître partout dans le monde depuis six ans, amenant une personne sur trois dans le monde à ne pas avoir accès à une alimentation saine, durable et de qualité. Vous dites, Monsieur le Ministre, craindre une crise alimentaire mondiale, mais elle est déjà là et s’annonce encore plus terrible. Après deux crises des prix agricoles subies depuis le début du siècle (2008 et 2011), il est temps de s’attaquer aux causes structurelles de cette situation. Des mesures sont plus que jamais nécessaires pour assurer une régulation effective des marchés et une remise à plat des systèmes agricole et alimentaire mondialisés et industrialisés. Il faut mettre un terme aux spécialisations qui accentuent la dépendance de certains pays aux importations subventionnées, les plongeant dans une incapacité à agir en cas de crises, et soutenir le développement de filières locales durables.
Quelques chiffres pour comprendre les enjeux.
Les deux tiers des céréales produites en Europe sont destinés à l’élevage industriel. Pour nourrir ce type d’élevage, il faut importer l’équivalent d’un cinquième de la surface agricole utile européenne sous forme de soja et mobiliser 80% des engrais achetés par les agriculteurs. Ces importations de soja rendent donc l’Europe importatrice nette de calories, mal utilisées à nourrir des animaux qui concurrencent l’alimentation des hommes et des femmes dans le monde. Dans ce modèle, l’Ukraine fournit la moitié du maïs importé par l’Europe et jusqu’à 600 000 tonnes de tourteaux de tournesol ukrainiens pourraient manquer à terme à l’élevage français.
Ainsi, les élevages industriels français et européens se retrouvent dans une double impasse : les engrais nécessaires à la production des céréales européennes tout comme les protéines importées pour l’alimentation animale (soja, tourteaux) vont devenir de plus en plus rares et chers. Il leur faudra des aides pour tenir l’inévitable choc économique qui vient. Revoir la place de l’élevage industriel dans l’agriculture et l’alimentation européenne est donc le premier levier pour dégager des marges de manœuvre sur les stocks de céréales, faire baisser la pression sur les prix et la dépendance aux énergies fossiles.
Arguer qu’il faut augmenter quoiqu’il en coûte les volumes de production agricole pour nourrir le monde – en qualifiant d’irresponsables celles et ceux qui, comme nous, en questionnent la faisabilité et le bien-fondé – relève d’une vision biaisée car unilatérale de la souveraineté alimentaire. Si la FNSEA, qui porte ce discours au plus haut niveau, souhaitait réellement répondre à cet enjeu de souveraineté alimentaire, alors elle devrait être en mesure d’accepter la souveraineté alimentaire des autres pays, dont celle de la Russie – ce qui ne semble pas être le cas. Elle ne chercherait pas, entre autres, à soutenir l’exportation de blé, produits laitiers et de poulets français qui, étant largement subventionnés, perturbent les économies de pays tiers et freinent le développement de productions locales.
Face à la crise sanitaire et à la guerre en Ukraine, des choix de société s’imposent pour nourrir l’ensemble des peuples de la planète, aujourd’hui comme demain. Notre proposition est à l’opposé d’une fuite en avant technologique et productiviste qui se heurte déjà aux limites énergétiques et écologiques qu’elle nie – limites rappelées avec force par le Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) récemment. En nous inspirant d’analyses rigoureuses, de scénarios prospectifs tels que TYFA et de retours d’expériences de terrain, nous défendons une agroécologie basée sur trois grands leviers. Le premier a déjà été évoqué : la réduction de la production animale industrielle, néfaste pour notre santé et notre environnement et consommatrice de céréales, d’engrais et de protéines importées (elles-mêmes source de déforestation). Le deuxième levier est le développement de systèmes de culture et d’élevage qui dépendent moins des énergies fossiles et des intrants de synthèse : développement des légumineuses et valorisation du fumier comme alternative aux engrais chimiques, recours au pâturage et aux prairies permanentes pour une plus grande autonomie fourragère. Le troisième est la transition vers une alimentation saine, sans risque, accessible à tous, plus équilibrée, mais aussi moins riche en produits animaux.
Nous appelons également à un sursaut de la communauté internationale pour prendre des mesures immédiates et de moyen terme adaptées, sous l’égide du Comité de la sécurité alimentaire mondiale. Le G7 qui se réunit exceptionnellement sur le sujet ce vendredi, ou le G20 – ne représentant que les principaux pays producteurs de céréales et non ceux dépendants des importations – ne sauraient être des espaces légitimes et inclusifs face à cette crise mondiale. La souveraineté alimentaire française ne pourra se construire aux dépens de celles des autres pays et encore moins sans eux. La transition agroécologique doit être le socle de la transformation de l’ensemble des systèmes agricoles et alimentaires.
La guerre appellera des mesures structurelles et des accompagnements financiers importants et il faudra aider les filières touchées. Mais c’est le moment ou jamais de faire le choix de la durabilité et de la transition, pour le bien de tous, à commencer par celui des agriculteurs et des agricultrices. Notre appel est simple : nous vous demandons de ne pas affaiblir les rares normes environnementales pour prétendument régler la crise actuelle dans l’urgence et dans un réflexe d’affolement court-termiste, sans la moindre vision de ce que pourrait être un modèle alimentaire européen, souverain et compatible avec les enjeux environnementaux et internationaux majeurs. Pour contribuer à la vraie souveraineté alimentaire, énergétique et écologique de la France, le plan de résilience prévu par le gouvernement doit être bâti sur une vision de long terme. Sans quoi, il sera condamné à être un énième plan sans la moindre vision d’avenir, bâti dans l’urgence pour éponger les pertes des agriculteurs étouffés par un modèle à bout de souffle qui ne tient que grâce aux perfusions d’argent public et qui nourrit mal tant les Français·es que les citoyen·nes partout dans le monde.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, l’assurance de notre respectueuse considération.
Signataires (par ordre alphabétique) :
Agir pour l’Environnement, Alofa Tuvalu, Amis de la Terre, Attac France, Cantine sans plastique France, CCFD-Terre Solidaire, CIWF France, Commerce Equitable France, Confédération Paysanne, Eau et Rivières de Bretagne, Fédération Associative pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural, Fédération Nationale d’Agriculture Biologique, Foodwatch France, Fondation pour la Nature et l’Homme, France Nature Environnement, Générations futures, Greenpeace France, Ingénieurs sans Frontières – AgriSTA, Justice Pesticides, LPO France, MIRAMAP, Réseau Action Climat, Réseau Environnement Santé, Syndicat National d’Apiculture, SOL – Alternatives Agroécologiques et Solidaires, Terre d’Abeilles, Terre et Humanisme, UNAF.