Intersyndicale : réflexions sur les suites

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Dans un article pour Miroir social, Jean-Marie Pernot (chercheur associé à l’IRES) analyse le fait nouveau représenté par « l’Intersyndicale« , apparu comme un acteur collectif, mais qui n’est pas encore en capacité de dépasser les faiblesses structurelles du syndicalisme depuis des décennies. Il avance des propositions pour que cette nouveauté prometteuse se consolide, notamment en donnant la priorité à la dimension interprofessionnelle des revendications et de l’action. Il rappelle même le rôle joué par les Bourses du travail à la fin du 19ème siècle.

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Les syndicats, un retour en grâce durable ?

Entre janvier et juin 2023, un bras de fer s’est déroulé, principalement dans la rue, entre le gouvernement et une intersyndicale unie et déterminée tout au long de la séquence. Fortement soutenu par les sondages du début à la fin (et même au-delà) le rejet de la réforme s’est naturellement cristallisé sur le report de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans.  Le « non aux 64 ans » a été l’élément fédérateur du mouvement, il dépassait les 90 % de rejet dans les catégories actifs ouvriers et employés, les plus affectés par un rallongement d’activité contraint.

 

Si le temps n’est pas encore venu de faire des bilans, on peut néanmoins soulever dès à présent quelques points ressortant avec clarté de ce conflit.  C’est l’objet de ces quelques remarques. Si les syndicats ont indiscutablement connu un regain d’attention et de légitimité, on peut également s’interroger sur le caractère passager ou durable de cet intérêt renouvelé : s’agit-il d’une sympathie passagère, tempérée par l’échec final, ou de l’inflexion d’une tendance à la désaffection enregistrée depuis plusieurs décennies ? Sur ce plan également, on se permettra quelques conjectures prudentes.

Syndicats en France, nuage de mots

Une confrontation de longue durée

 

Notre actualité sociale connait régulièrement de telles séquences protestataires. Si l’on retient une date fétiche, 1995 ouvre un cycle de mouvements sociaux qui présentent quelques caractères communs mais des contenus évolutifs : la manifestation qui est de longue date au répertoire de l’action collective revêt une nouvelle forme qui s’apprécie désormais de manière sérielle : on n’observe pas « une » manifestation mais une série de journées assorties d’appels à la grève ou au débrayage qui permettent aux travailleurs et travailleuses de s’associer à une ou plusieurs journées d’action avec une part de rotation : tout le monde ne participe pas à tout mais des millions de manifestants se relaient avec un noyau plus ou moins important participant à tout ou presque.

 

Ce qui évolue au fil du temps, c’est le déclin du soubassement gréviste du conflit. Si novembre et décembre 1995 voit un développement corrélatif de la participation manifestante et de l’intensité gréviste, il n’en va plus de même au fil des années 2000. En 2003, autre moment fort, dédié lui aussi aux retraites, la part gréviste est faible à l’exception de l’éducation nationale qui connaît deux conflits en un : les retraites et un conflit professionnel de grande ampleur[1]. Les mobilisations suivantes confirment la tendance : une suite d’imposantes manifestations adossée à une participation gréviste déclinante. En 2006 (contre le CPE), en 2009 (contre la politique Sarkozy de lutte contre la crise), en 2010 (contre la réforme des retraites Fillon), on enregistre encore une suite de manifestations massives et peu de grèves. Le scénario se répète en 2016 et 2019, que ce soit contre la réforme El Khomri ou contre la réforme des retraites ante Covid.

 

La séquence actuelle ne déroge pas à l’observation avec, cette fois, une caractéristique majeure : les syndicats ont eu grande conscience de ce défaut de puissance et ont tenté d’y remédier de deux façons : la première en encourageant (ou en ne dissuadant pas) les secteurs qui pouvaient s’engager dans les fameuses « reconductibles », les cheminots, l’énergie, les raffineries et quelques autres, les éboueurs mais aussi les contrôleurs aériens et d’autres professions interrompant le travail quelques jours ; l’autre tentative est celle du 7 mars avec ce slogan habile « la France à l’arrêt » appel transparent au blocage du pays, c’est-à-dire à la grève de masse ou la grève générale selon les lectures. Ça n’a globalement pas marché et il ne manquera pas, espérons-le, que ces échecs soient analysés.

 

Les causes en sont multiples, on ne tentera pas de les résumer ici. Deux remarques en passant : le déclin de la pratique gréviste au cours des vingt dernières années (pour ne pas remonter plus haut) et la concentration de celle-ci dans quelques secteurs spécifiques ne sont pas compensables rapidement, y compris dans un moment de grande intensité protestataire. La tendance n’est pas que française : le déclin de la grève est attesté internationalement, en particulier en Europe. Malgré les problèmes de documentation et de comparabilité, les statistiques de l’OCDE ou les études de l’Institut syndical européen montrent toutes un recul des pratiques grévistes depuis le début des années 2000 avec, notons-le toutefois, une inflexion récente avec un sursaut de conflictualité en Allemagne ou encore aujourd’hui au Royaume uni.

 

Ce conflit de longue durée a donc buté sur l’obstacle de la grève. En comparaison internationale, la capacité pratique à bloquer l’économie est retenue comme un des vecteurs de la puissance du syndicalisme, ce qu’on appelle la puissance « structurelle » d’un mouvement syndical. Il est bien évident que si le pays avait été bloqué pendant une durée suffisante, l’issue du conflit aurait sans doute été différente : le blocage aurait contraint le patronat à sortir du bois où il est resté tapi pendant six mois. Quoi qu’en disent certains pourfendeurs de la timidité de l’intersyndicale, assez peu nombreux au demeurant, on a eu là l’état des forces syndicales actuelles, c’est-à-dire un syndicalisme en mal d’adhérents, mal répartis et absent de pans entiers du salariat contemporain. On y reviendra.

 

Entre légalité et légitimité

 

Malgré l’échec, les syndicats ne seront sans doute pas tenus pour responsables de la situation. Celle-ci a un nom, celui du chef de l’État qui concentre dangereusement sur sa personne le ressentiment contre cette réforme. Une crise sociale de cette ampleur a déjà par elle-même des projections politiques :ce fut le cas entre 1995 et 1997, la défaite électorale de la droite lors des élections législatives étant directement imputables aux mobilisations des novembre et décembre 1995 ; tout comme la mobilisation de 2010 a sans doute couté la réélection de Nicolas Sarkozy en 2012.

 

Cette fois la projection politique du conflit est sans commune mesure avec les moments précédents. Il ne s’agit pas d’une majorité politique bousculée mais d’une crise institutionnelle révélée par les usages « innovants » de la Constitution aboutissant à ce constat très largement partagé : la Constitution de la République ne préserve pas un juste équilibre entre pouvoir et contre-pouvoirs qui,depuis Montesquieu ou Tocqueville, sert de référence aux  principes démocratiques : elle autorise le Chef de l’État à concentrer sur sa seule volonté l’exercice de l’autorité quitte à ignorer tout autre forme de légitimité au premier rang desquelles, et c’est un problème, celle du Parlement. L’usage du 49.3 annoncé le 16 mars 2023 par la Première ministre a provoqué une onde de choc et le traitement du projet de loi du groupe LIOT dix semaines plus tard n’a certainement pas atténué le sentiment d’un usage ultra-partisan de la légalité républicaine.

 

La légalité sans la légitimité pose un problème démocratique délaissé par les partisans de la réforme. Le respect des contrepouvoirs a été malmené et cela a manifestement troublé « l’opinion publique ». Autant sont absurdes les assertions nous décrivant sous les couverts d’une dictature (c’est une injure aux peuples qui ne disposent d’aucune liberté, pas même celle de contester), autant il est illusoire de penser que l’image des institutions n’a pas été altérée, notamment aux yeux des jeunes générations : entendre répéter à l’envi que le vote du Parlement ne compte pour rien ne va pas contribuer à améliorer un taux de participation électoral déjà fort bas.
Cette démonstration que l’on peut tout faire malgré le Parlement est un des nombreux cadeaux faits à l’extrême droite au cours de cette séquence. Comme il est difficile d’envisager qu’un tel fonctionnement puisse durer encore quatre ans, il est donc possible – voire probable – que la séquence sociale de ces derniers mois ait encore quelques répliques politiques sérieuses : l’usage ici d’un terme associé aux tremblements de terre n’est pas innocent.

 

Les syndicats, retour en grâce ?

 

Les Français connaissent les syndicats : la CGT, la CFDT, Force ouvrière, d’autres encore. Au moins de nom, s’ils n’en connaissent pas de représentants sur leur lieu de travail, ce qui est hélas souvent le cas. Tous connaissent aujourd’hui un nouvel acteur du syndicalisme : l’Intersyndicale. C’est une nouveauté : il y a certes souvent de l’unité d’action à la base ou dans tel ou tel champ professionnel ; au niveau central c’est plus rare. Il y a déjà eu naturellement des positions communes entre les confédérations et un certain nombre dans la période précédant la question des retraites ; voire des plateformes communes, comme il y en eut en 2003 ou en 2009. Mais une voix unique portée à tour de rôle pendant près de six mois avec peu de divergences apparentes, c’est indiscutablement un fait nouveau.

 

Cette intersyndicale a été possible du fait de l’intransigeance présidentielle qui ne laissait aucune voie de compromis possible à quiconque refusait l’allongement de la durée légale pour la retraite. On s’interroge au passage sur la fiabilité des conseillers qui avaient fait croire (dit-on) au Président que la CFDT pourrait entrer dans un compromis sur ce sujet : la CFDT a des positions sensiblement différentes de la CGT ou de FO (par exemple) sur le fond de la question des retraites mais elle a toujours eu une attitude constante de rejet de tout rallongement de l’âge légal de départ à la retraite[2].

 

Le regain de faveur noté dans les sondages (mais dans le fait aussi que chaque centrale a connu un frémissement de syndicalisation) est-il durable ou n’est-il qu’un simple mouvement de sympathie amené à s’estomper avec le temps ?

 

On a affaire ici à des tendances de long terme : le mouvement continue de prise de distance entre les travailleurs et travailleuses et le syndicalisme est une donnée lourde, ancienne, qui a des causes structurelles qui ne se sont pas effacées comme par  miracle par le fait de cette rencontre qui peut n’être que passagère : les syndicats ont mis en avant le rejet des 64 ans, se mettant en phase avec une sentiment largement partagé : ils ont offert un cadre d’action (les manifestations, grèves, casserolades, etc.) dans lequel de larges parties de la population se sont retrouvées : par exemple, ce qui a été noté mais qui était déjà largement présent en 2010, la mobilisation dans les villes petites et moyennes de tout ou partie du territoire. Tout cela ne suffit pas à renverser une tendance structurelle.de long terme mais crée néanmoins des opportunités qui pourraient (devraient ?) être saisies.

 

Il y selon nous deux conditions pour qu’un processus durable de redressement voit le jour.

 

D’une part le maintien du cadre unitaire : celui-ci n’a pas fait disparaitre les différences et les divergences entre les syndicats. Il ne s’agit pas de les nier mais de considérer qu’il existe suffisamment de « communs » du syndicalisme pour que la volonté d’unité reste première. Au-delà des retraites qui ne sont pas d’ailleurs le domaine le plus facile à concilier entre les centrales, il y a tout ce qui préoccupe aujourd’hui le monde du travail : les salaires, le temps de travail et les conditions de travail, la précarité croissante, il y a la transition écologique qui pose des problèmes sociaux qui doivent être accordés, il y a cette poussée féministe qui est une ressource pour tous, bref, de nombreux points sur lesquels l’accord est possible.

 

Ce cadre unitaire est nécessaire pour reconstruire un rapport de long terme entre le syndicalisme et le monde du travail. Pour des raisons difficiles à résumer en quelques phrases[3], le rapport de représentation entre le syndicalisme et les travailleur(euse)s s’est effiloché, il a laissé la place à un rapport de service encouragé par le système électoral mis en place pour rénover la « représentativité » des syndicats. Les salarié(e)s ont recours au syndicat lorsqu’ils ont besoin de quelque chose ou lorsqu’un évènement grave survient dans l’entreprise ou le service : mais le sentiment qu’ils les « représentent » n’est pas très répandu. C’est cela qu’il faut reconstituer. Ce rétablissement du lien représentatif passe par deux dimensions, la légitimité et la puissance.

 

La légitimité parce que la formule « Les syndicats représentent les travailleurs » est une affirmation volontariste, un principe juridique essentialiste à la base du droit du travail et de la négociation collective. Mais le fait social de la représentation est une construction qui engage un rapport quotidien entre le syndicat et celles et ceux qu’il prétend représenter. Pour bien des raisons et les ordonnances Macron s’y sont entendues pour renforcer la distance, ce lien est à reconstruire. Quant à la puissance, elle est conditionnée par la capacité à redéployer le syndicalisme sur l’espace du salariat tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire éclaté dans tous les pores du monde du travail alors que les syndicats sont arrimés au salariat d’hier, saisissable à partir de l’entreprise et de la branche. Cet effort considérable passe sans doute par des droits nouveaux, de nature interprofessionnelle et au moins intégrer la chaine de valeur comme partie de la communauté de travail.

 

Nourrir les espaces communs du syndicalisme est donc une condition nécessaire : pour gagner en densité, l’intersyndicale doit s’approfondir dans les secteurs professionnels, les entreprises et les services. Mais aussi et surtout dans les territoires car c’est là que se joue une partie importante de la reconquête du lien de représentation : l’entreprise, le professionnel, sont importants mais insuffisants pour reconstruire un dense réseau d’activité syndicale : le local et l’interprofessionnel sont redevenus stratégiques comme l’ont été les Bourses du travail à l’aube du syndicalisme.

 

C’est un travail indispensable, on l’a bien vu le jour où les syndicats ont voulu mettre la « France à l’arrêt » : on ne bloque pas l’entreprise quand les intérimaires continuent de travailler, quand les salariés de la sous-traitance n’ont d’autres choix que de continuer le travail car ils n’ont aucune prise sur les conditions de leur activité (rémunérations, charge de travail, etc.), on ne bloque pas l’économie quand une majorité de travailleurs est aujourd’hui sous les radars de la capacité d’organisation des syndicats.

 

Ce redéploiement est une condition du recouvrement de la puissance, il ne pourra se réaliser sans un accord entre les syndicats car l’œuvre est immense et le rassemblement des forces nécessaires. A ces quelques conditions (et d’autres sans doute), le mouvement contre les retraites de 2023 pourrait entrer dans l’histoire des relations sociales comme un point d’inflexion dans une tendance longue.

 

[1]Voir Pernot JM, Syndicats, lendemains de crise, Paris, Folio, 2005 (réédition 2010).

[2] Elle s’est toujours montrée plus souple sur l’allongement des durées de cotisation pour une retraite à taux plein, du moins jusqu’à son dernier congrès (juin 2022) qui a refusé tout nouveau rallongement.

[3] Mais qui sont largement développées dans mon ouvrage récent : Pernot JM, Le syndicalisme d’après – Ce qui ne peut plus durer, Bordeaux, éditions du Détour, 2022.

 

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