Jean-Marie Pernot, chercheur associé à l’IRES, spécialiste du syndicalisme et notamment des organisations internationales, analyse la réaction de la Fédération syndicale mondiale (FSM) après la chute de Bachar El-Assad en Syrie. La FSM a dénoncé le 5 décembre 2024 (voir le communiqué en note ci-dessous) un processus « terroriste » à l’oeuvre dans la chute d’Alep, puis de Damas, et en sous-main l’oeuvre des « puissances impérialistes » étrangères.
Jean-Marie Pernot (avec Médiapart)
« La FSM perd un ami »
Le 5 décembre 2023, la ville d’Alep, dans le nord de la Syrie, tombait aux mains des rebelles du groupe HTC (Hayat Tahrir al-Cham) qui contrôlait jusque-là la province d’Idlib. La rapidité de l’opération a d’abord surpris. La surprise a été plus grande encore dans les jours qui ont suivi avec la prise de Damas et l’effondrement express du régime de Bachar El-Assad. Ce 5 décembre, la FSM publiait un communiqué dénonçant « l’attaque terroriste contre Alep (qui) fait partie d’un plan pour le Moyen Orient mené par le Etats-Unis, l’OTAN, l’UE et d’autres puissances impérialistes »[1]. Elle ajoutait : « Ces nouveaux développements ouvrent la voie à l’escalade de l’effusion de sang » avant d’appeler « les travailleurs et les syndicats à agir, à condamner les tentatives d’ingérence dans les affaires intérieures de la Syrie ».
Et puis silence ! Plus aucune expression de la part d’une organisation qui, il est vrai, avait été depuis fort longtemps un soutien indéfectible du dictateur censé représenter « les travailleurs et le peuple syriens ». C’est ainsi que depuis toujours était désigné le régime d’Assad dans la FSM, dont on a vu, après l’éviction du tyran, à quel point celui-ci était populaire. Une analyse suivra, sans doute, le temps de reconstituer un discours d’où ne ressortira que la responsabilité des impérialismes, celui bien réel des occidentaux, mais aussi la Turquie, Israël, les États du golfe et en passant toujours sous silence la nature du régime d’Assad et les responsabilités qu’il porte dans la désagrégation de la société syrienne.
La délivrance
Quel que soit ce qui se passe aujourd’hui et se passera désormais en Syrie, on retiendra d’abord l’immense liesse populaire qui a accompagné la chute du régime. Elle a été le signe d’une véritable libération avec l’ouverture des prisons, le décompte des disparus et des exilés, l’ignominie des lieux de détention, les témoignages de tortures immondes, l’ampleur du contrôle politique de la population ; l’état catastrophique de l’économie explique aussi le soulagement car si le clan Assad vivait dans l’opulence, le reste de la population ne connaissait qu’une dégradation continue de ses conditions d’existence depuis 2012. Entre ingérences guerrières et catastrophes naturelles, les Syriens ont été mis à rude épreuve, mais le cynisme des gens au pouvoir a aggravé la situation : une bonne partie des aides financières ont été détournées ou ont servi à l’entretien de l’énorme appareil répressif. Même les alliés iraniens ont fini par se décourager du soutien à Assad.
Cet effondrement a éclaté à la figure de la FSM, c’est-à-dire de ceux qui s’en sont rendus complices pendant des années. Comme dans d’autres circonstances, la FSM désormais se tait ; comme elle s’est toujours tue face à la répression en Iran, comme elle se tait face aux évènements qui dérangent sa vision du monde. C’est peut-être préférable d’ailleurs, parce que lorsqu’elle prend position, on préfèrerait souvent qu’elle se taise : évoquer un risque « d’effusion de sang » pour défendre le régime de Bachar El-Assad pourrait passer pour une plaisanterie si ce n’était pas aussi dramatique.
On se souvient de l’embarras des pro FSM de la CGT lors du congrès confédéral de mars 2023. A la tribune, une représentante de l’opposition iranienne en exil avait évoqué le soutien tacite de la FSM au régime iranien, illustré, entre autres, par la position de vice-président de la FSM de Ali Reza Mahjoob, président de la Maison des travailleurs d’Iran, une annexe du régime des Mollahs. Les représentants de quelques structures de la CGT, adhérentes de la FSM, avaient publié une lettre indignée où ils annonçaient diligenter une enquête pour faire la vérité sur ce « mensonge » qui « mérite d’être puni ». L’enquête en question s’est limitée à un courrier, puis une réponse apaisante du Secrétaire général de la FSM parlant à propos de l’Iran d’un déficit de communication[2].
On rappellera ici le caractère très particulier des relations de la FSM avec le régime de Bachar El-Assad.
Le statut particulier de la Syrie dans la FSM
La Fédération générale des syndicats de Syrie (FGTU) était une pièce très importante sur l’échiquier de la FSM. Outre sa place importante dans les structures de direction, elle était aussi sa porte d’entrée et sa représentante pour l’ensemble du Moyen Orient. Elle était aussi un élément du contrôle du clan El-Assad sur la société syrienne. Implantée dans certaines parties de la population mais surtout dans son abondante bureaucratie d’État, la Fédération était partie prenante du Baasisme, c’est-à-dire qu’elle était organiquement liée au parti Baas ; les responsables syndicaux étaient membres et parfois dirigeants de ce parti, un peu à la façon des social-démocraties en Europe occidentale. L’idéologie du Baas (également influent en Irak) récusait la notion de luttes de classe au nom de « l’unité arabe » : le gouvernement était censé assurer la fusion entre le peuple et ses dirigeants, la conscience nationale arabe étant un mouvement historique qui ne saurait été affaibli par tout autre principe d’opposition, entre les classes notamment. Le Baasisme était cependant considéré jusqu’aux années soixante-dix comme un mouvement progressiste : mais il s’est sérieusement abimé dans l’exercice du pouvoir ; son influence idéologique a décliné en Irak sous Saddam Hussein mais aussi en Syrie, au profit du clan El-Assad, d’abord le père, Hafez El-Assad, entre 1970 et 2000, puis Bachar, le fils, depuis lors. Le clan a maintenu sa domination sur le parti et la société, soutenu par la Fédération syndicale mais surtout par un appareil répressif efficace et omniprésent.
En 2011, le Printemps arabe, né en Tunisie, s’est diffusé en Egypte où il a été réprimé vigoureusement. En Syrie, la protestation a à peine eu le temps de s’exprimer que la répression a pris un tour féroce. Elle a tourné au massacre avec usage massif de la torture et d’armes de guerre contre des manifestants, le régime a emprisonné 130 000 personnes. Après 2013, la guerre n’était plus seulement celle d’Assad contre une grande partie du peuple mais un conflit international, où se mêlaient des groupes armés (Organisation de l’État islamique, Armée syrienne libre, Hezbollah…), avec les interventions de la Turquie, d’Israël, du Qatar, des Etats-Unis, de la France et d’autres encore, mais aussi de l’Iran et de la Russie, dont l’engagement massif aux côtés d’Assad a permis à celui-ci de sauver son pouvoir[3].
Le boulet cependant n’était pas passé loin : en 2012, Bachar el Assad s’est trouvé contraint – y compris par ses alliés russes et iraniens – de jouer le changement : il a modifié (en quelques jours) la Constitution du pays, la composition du gouvernement et la direction du Baas. Mohammad Shaban Azouz, président de la Fédération des syndicats de Syrie a fait son entrée dans la direction resserrée du parti. Il était en même temps, à cette époque, président de la FSM depuis six ans.
Mohamad Shaban Azouz et la Fédération des syndicats de Syrie ont une histoire particulière dans la FSM. Le premier, dirigeant éminent du parti Baas (décédé en 2023) et longtemps président de la FGTU, a été également président de la Cisa (Confédération internationale des syndicats arabes) et de la FSM, le seul à effectuer deux mandats, de 2005 à 2016. Il a été membre du Parlement et président des bureaux des travailleurs et des paysans syriens. Il a été un grand soutien de la fédération mondiale au cours des difficiles années 1990 et au début des années 2000 ; enkystée jusqu’à la fin des années 1980 dans le système soviétique, la FSM avait failli être emportée avec lui ; le congrès tenu à Damas (déjà) en 1994 aurait pu être le dernier avant qu’un groupe de pays (dont les pays du Golfe) entreprennent de la renflouer. Lorsqu’elle avait été priée de quitter Prague en 1990, ce qu’il en restait avait trouvé refuge un court moment à Damas avant de rejoindre Athènes, une localisation plus présentable pour l’organisation mondiale.
Outre la longue présidence de Shaban Azzouz, la FGTU a toujours disposé d’un poste de Vice-président (aujourd’hui Jamal Kadri, secrétaire général de la FGTU) et elle a en général un représentant au secrétariat de la FSM : elle y est représentée aujourd’hui par Adnan Azouz, le fils de Shaban Azouz, qui est par ailleurs responsable du Bureau régional de la FSM pour le Proche Orient.
Dans la guerre civile, la FSM est sans nuance du côté de Assad
Après 2011, et alors qu’Assad faisait bombarder les manifestants opposés à son régime, la FSM a mené des campagnes actives en Grèce, à Chypre, au Liban et en Turquie (pays qui comptent des bases de l’OTAN) contre les interventions militaires en Syrie[4] ; après 2012, elle a tenu régulièrement à Damas des « Forums de solidarité avec les travailleurs et le peuple syrien » (en 2012, 2015 et 2019) : ces forums réunissaient 200 à 250 responsables de syndicats de la FSM et assumaient une solidarité totale avec le régime de Damas sous couvert de soutien au peuple syrien et aux travailleurs ; « Les travailleurs et le peuple syrien » était la locution utilisée pour désigner le régime de Bachar El-Assad. Le peuple y était représenté à travers son chef, c’est à dire une conception très organique du lien dirigeant-dirigé ; elle posait une équivalence dont on a vu avec la chute du tyran à quel point elle était une imposture.
Une délégation de ces forums était systématiquement reçue par Bachar El-Assad. Une représentante d’un syndicat suisse relatait avec beaucoup de précisions (et pas mal de naïveté) son « voyage » au Forum de Damas en 2019 où, après avoir dénoncé les fakenews comme le « soi-disant gazage des Kurdes », elle évoquait : « La surprise du deuxième jour : une délégation des participants est invitée au palais présidentiel et accueillie un par un personnellement par le président de la République arabe de Syrie Bashar Al-Assad »[5].
Comme nous l’avions relaté dans un article en 2023[6], c’est également au forum de 2015 que deux syndicalistes de la CGT des Cheminots de Versailles s’étaient fait épingler par un journaliste de l’Obs. Comme tous les délégués à ces conférences, ils étaient arrivés par Beyrouth et escortés à Damas par « un camarade du Hezbollah » [7].
Les quelques silences de la version française du site de la FSM
Le lecteur français peut n’avoir connu qu’une partie des liens entre la FSM et le régime d’Assad ; le site en français de la FSM est en effet expurgé de plusieurs comptes-rendus de délégations, rencontres, messages qui sont rapportés sur le site mondial de la Fédération, en particulier les forums évoqués ci-dessus. Mais aussi quelques articles qui, dans la période récente, ne figurent pas dans la version française du site :
– Le 25 octobre 2023, le Secrétaire général de la FSM a rencontré à Damas le secrétaire général de la Confédération des syndicats de Syrie, Jamal Kadri, déjà évoqué, par ailleurs vice-président de la FSM et également président de la Cisa: « La réunion a permis de réaffirmer le soutien de la FSM de longue date aux travailleurs et au peuple syriens. Dans le même temps, a été rappelé le soutien de longue date de la FGTU à notre Fédération, en tant que membre de la direction de la FSM et de sa voix dans la région du Moyen-Orient »[8] .
Au cours du même déplacement, le Secrétaire général de la FSM a également rencontré Mr. Hilal Al-Hilal, secrétaire général du parti Bass de Syrie[9] ; ce compte-rendu figure sur le site français, on peut y ajouter une précision : M Hilal Al-Hilal a été le fondateur en 2012 (et le dirigeant jusqu’en 2015) des « Brigades du Baas », une branche militaire du parti Baas (10 000 combattants) qui a participé à une répression particulièrement violente des manifestations de 2012, en particulier à Alep ; il est placé sous sanctions internationales.
– Le secrétaire général de la FSM a enfin rencontré Bachar el-Assad comme le montre cette photo, une photo qui n’apparait pas sur le site français, pas plus que la mention de cette rencontre [10].
On y voit Bachar Al Assad recevant le Secrétaire général de la FSM, Pambis Kyritsis, accompagné de Jamal El Kadri, président de Fédération des syndicats de Syrie (25 octobre 2023)[11].
Ce tri opéré sur le site français de la FSM est-il le signe d’une gêne dans l’étalage des liens entre la FSM et le régime syrien aujourd’hui défait ? Il est vrai que cela fait un peu tache pour l’« organisation mondiale de classe, unitaire et démocratique ».
Jean-Marie Pernot
[1] Déclaration de la FSM sur l’attaque terroriste à Alep, Syrie – WFTU
[2] Voir notre article sur le site de Syndicollectif Iran : y aurait-il du nouveau dans la FSM? | Syndicollectif
[3] Entre autres : Akram Belkaïd, « Syrie, l’année zéro de l’après-dictature » dans Le Monde diplomatique, n° 850, Janvier 2025.
[4] La notice Wikipédia concernant la FSM indique que ces campagnes ont valu à celle-ci de nombreuses critiques décrivant la FSM comme liée au régime syrien. https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9d%C3%A9ration_syndicale_mondiale
[5] https://www.cuba-si.ch/fr/lassociation-suisse-cuba-damas-syrie-rapport-photos/
[6] https://syndicollectif.fr/congres-cgt-2-parlons-de-la-fsm/
[7] https://www.nouvelobs.com/monde/20161007.OBS9495/les-voyages-tres-politiques-de-deux-secretaires-cgt-en-ukraine-et-en-syrie.html.
[8] Action – WFTU – Page 21 (wftucentral.org/ ?lang=en)
[9] https://www.wftucentral.org/rencontre-du-secretaire-general-de-la-fsm-avec-le-secretaire-general-adjoint-du-parti-baas/?lang=fr
[10] Meeting of the WFTU General Secretary meets with the President of Syria, Bashar al-Assad – WFTU (wftucentral.org) ;
[11] On peut aussi voir Jamal Kadri, secrétaire général de la FGTU et vice-président de la FSM, sur You Tube, une vidéo de celui-ci saluant en 2020 les 75 ans de la FSM, dans son bureau sous le grand portrait de Bachar El-Assad GFTU, 75th WFTU Anniversary: Syria – Jamal Kadri, WFTU Vice-President | GFTU – YouTube