Nous publions ci-dessous une interview de Arthur Hay, secrétaire général du syndicat CGT des livreurs à vélo de Bordeaux. Elle décrit la réflexion qui émerge parmi les livreurs et dans la CGT sur la notion de « salariat« . Cette interview fait suite à une conférence de presse prévue le 29 octobre 2020 (annulée pour cause de COVID) et qui s’intitulait : « La CGT à l’assaut des plateformes ». A cette occasion la confédération avait mis à disposition un dossier de presse décrivant la réflexion juridique de la CGT sur les plateformes, avec des innovations qui peuvent faire débat.
- Télécharger le dossier CGT complet : [CGT] DP _ Coursier_ConferencePresse
- Extrait du dossier de presse :
[…] « Ces « nouvelles » formes de travail (autoentreprenariat, ubérisation…) ne représentent pas un nombre très élevé de travailleurs et la requalification en contrat de travail est évidente, les tribunaux nous donnent raison (TakeEatEasy, Deliveroo, et Uber récemment). Cependant, ces situations nous ont fait mesurer à quel point la définition actuelle du salariat est devenue obsolète. La question à se poser n’est pas celle du statut (indépendants, salariés, etc.), mais de la réalité du travail. Il faut repenser la définition des travailleurs qui doivent être couverts par les mêmes droits, par le Code du travail. C’est pour cela que pour définir les travailleurs à qui il faut garantir des droits juridiquement reconnus (le Code du travail, de la Sécurité sociale), il faut nous extraire des définitions juridiques actuelles pour aller vers une définition qui tienne davantage compte de ce qu’est le travail aujourd’hui. Voici la définition que nous pourrions proposer : « Les travailleurs à qui il faut attacher les mêmes droits, appliquer le Code du travail, sont les travailleurs n’ayant pas la pleine maîtrise de leur activité, sachant que quelqu’un d’autre tire profit de leur travail. »[…]
La CGT à l’assaut des plateformes
- Interview de Arthur Hay, secrétaire général du syndicat CGT des coursiers à vélo de Gironde et membre de la coopérative des Coursiers bordelais.
Est-ce que ça marche le syndicat des livreurs à vélo CGT ?
Arthur Hay- Oui cela marche bien. Nous avons fait grève le 30 octobre. Au départ, c’est moi qui ai pris l’initiative à Bordeaux en demandant un soutien de la CGT. Aucun des livreurs n’était syndicaliste. Ensemble, nous avons monté le syndicat. Il y avait un peu de réticence à voir un syndicat. Moi aussi j’avais des a priori. Même ceux qui ont participé aux grèves avaient des a priori négatifs sur ce qu’est un syndicat et la CGT. C’est dans l’action que nous avons montré ce que c’était qu’une organisation de travailleurs luttant pour leurs droits. On entendait des réflexions sur la CGT « politisée », « communiste », ou sur le syndicat qui se bat pour ses propres intérêts et pas ceux des travailleurs, etc. Le grand classique venant de ceux qui ne savent pas ce qu’est un syndicat.
Où en est votre implantation ?
A.H- Nous sommes à Bordeaux, Lyon, Limoges, Toulouse, Nantes. A Rennes nous allons bientôt rencontrer des coursiers. Et probablement d’autres villes. Il y a eu des mouvements de grèves dans plein de villes. Et la plupart comprennent maintenant qu’il faut une organisation solide, qui dépasse le cadre local, pour faire plier le gouvernement pour le moment insensible à nos demandes. Nous travaillons pour Deliveroo, mais d’autres plates-formes aussi. Nous étions au départ en vélo, maintenant beaucoup en scooter. Très peu en voiture, mais cela commence, car les distances sont de plus en plus grandes. Mais il n’y a pas de VTC (transport de personnes) à la CGT. Nous sommes rattachés à la fédération des transports CGT.
Dans votre tract, on lit vos revendications sur les droits sociaux, mais il n’y a pas de demande de rattachement au statut juridique du salariat. C’est voulu ?
A.H- Ce n’est pas un oubli ! Nous axons notre combat sur trois questions. Premièrement obtenir des droits précis, sans être forcément rattachés au statut de salarié. Nous voulons que notre employeur assume sa responsabilité pour nos droits, qu’il paye des cotisations, qu’il mette en place une sécurité au travail. Le deuxième axe est l’obtention du droit aux prudhommes. Mais si nous proposons cela, cela veut bien dire que nous sommes tous des salariés « déguisés », en quelque sorte. Il faudra arriver au statut de salarié, mais nous préférons le poser de cette manière, par des droits concrets. En effet, la revendication du salariat demande une longue construction, et cela n’implique pas forcément le succès assuré dans les conditions de travail. Cela ne règle pas nos problèmes. On commence donc par les droits, tous les droits. Les plates-formes mettent beaucoup d’énergie à installer un discours fallacieux sur le « livreur autonome, entreprenant et libre ». Mais les livreurs voient bien le mensonge. Mais si les plates-formes se maintiennent dans un travail de plus en plus subordonné, alors on va tendre nous aussi vers la revendication d’une salarisation.
Et le troisième axe ?
A.H- C’est la création de coopératives qui ne dépendent plus des plates-formes. Comme à Paris avec la SCOP OLVO. Je suis moi-même dans une coopérative à Bordeaux. Quand on a créé le syndicat, la plate-forme m’a viré. Il a bien fallu trouver autre chose. Donc avec des collègues, nous avons créé la SCOP les Coursiers bordelais. Nous sommes à la fois syndicalistes et coopérateurs, depuis trois ans maintenant. Nous avons 7 salariés, dont 4 coopérateurs. Et nous sommes dans une fédération de coopératives, dont les valeurs peuvent être partagées par la CGT. On ne peut être coopérateur que si on comprend bien le but de l’entreprise. Nous formons les nouveaux entrants à cet effet.
Dans le document CGT pour la conférence de presse, on peut lire que la définition historique du statut de salarié, avec la « subordination », est devenu « obsolète ». Il est proposé de réfléchir à un statut de « travailleur » définit comme celui ou celle « n’ayant pas la pleine maîtrise » de son action, et que « quelqu’un d’autre en tire profit ». N’est-ce pas là une petite « révolution » pour les juristes de la CGT ?
A.H- Oui nous avons eu une réflexion commune avec les juristes CGT. Nous pensons qu’à partir du moment où on travaille sans avoir la maîtrise de son travail, ou même si cette maîtrise existe, alors les droits doivent être accrochés à ce travail. Être obligé de passer par la subordination pour bénéficier des droits, c’est dommage ! On réfléchit donc à la question de « l’autonomie » dans le salariat. Il y a effectivement une révolution numérique qui peut permettre d’organiser le travail de manière plus libre. Sans avoir par exemple à subir de mauvaises conditions, comme les 3X8 ou autre. Si des travailleurs organisent eux-mêmes leur travail, mais au bénéfice de quelqu’un qui va récupérer les bénéfices, alors ils doivent avoir le droit de bénéficier de la Sécurité sociale et tous les autres droits des travailleurs. C’est une réflexion que nous avons dans le Collectif national des livreurs CGT.
Est-ce que votre syndicat avait participé à la rencontre de Bruxelles en 2018, organisée par l’Altersummit (collectif européen où participent la CGT, Solidaires, la FGTB de Belgique, des associations, etc.), et réunissant des travailleurs de plates-formes de plusieurs pays ?
A.H- Oui j’ai participé à cette initiative. Nous y avons créé la Fédération transnationale des livreurs. D’autres nous ont rejoint. Nous mettons beaucoup d’informations en commun, notamment sur les techniques utilisées par les plates-formes pour diviser, mais aussi pour prendre de l’avance sur ce qui peut se passer dans les pays où la justice commence à faire son travail. Nous sommes par exemple informés par les Italiens de la signature d’une fausse convention collective entre une association qui réunit plusieurs plates-formes, et un syndicat lié à l’extrême-droite qui agit pour que les livreurs soient rattachés à cette convention, encore pire que le statut d’indépendant. Il y a beaucoup d’obligations pour les livreurs et très peu de devoirs pour les entreprises !
Donc oui la Fédération fonctionne. On travaille main dans la main. Mais nous n’avons pas mis en place un système de représentation européen. Personne n’intervient au niveau européen au nom de la Fédération. Certes la Commission européenne a l’intention de déposer une directive sur les travailleurs de plates-formes. Et il y a des collectifs et des syndicats de livreurs qui sont dans cette perspective, dont le nôtre. Chaque organisation se positionne, mais nous avons tous nos spécificités. Dans la Fédération, il y a des « collectifs », des « syndicats », etc. C’est un fonctionnement souple. Mais cela marche bien. Nous avons déjà fait des grèves européennes, ou relayé les actions des autres. Par exemple le 30 octobre dernier avec les Italiens, et une action nationale en France le 5 décembre. En ce moment, on assiste à un vrai soulèvement commun, y compris en France dans des villes où rien n’est encore organisé. On s’organise à l’échelle de Europe, mais il faut parler plusieurs langues. Il faut du temps et des moyens.
Propos recueillis par Jean-Claude Mamet le 24 novembre 2020.