Commandée par Les Echos, l’étude Tns-Sofres publiée en janvier 2016 sur l’image des syndicats en France mérite une analyse plus fine que les gros titres que cet organe de la presse libérale lui a consacré.
Malgré l’usage des questions « fermées », ne laissant que quelques choix de réponse aux sondés, et le caractère très orienté des propositions faites, elle laisse cependant apparaître une vision au final très contrastée de la relation entre les salariés et les syndicats, sur fond de discrédit de l’Etat et de méfiance forte vis-à-vis du patronat.
Ainsi, la confiance des salariés envers les syndicats pour défendre leurs intérêts reste à un niveau relativement élevé : 51 % d’entre eux expriment cette confiance. Si l’on compare avec les études précédentes, on constate que si, effectivement, cette confiance tend à reculer, c’est par rapport à un pic historique de 58 % exprimé en 2008. En effet, sur le long terme, l’expression de cette confiance n’a jamais été depuis 1982 supérieure à 50 % (à une exception près, début 1997).
L’étude de cette courbe de « confiance » montre d’ailleurs qu’elle est fortement tributaire de la conjoncture sociale. Ainsi, les inflexions positives de la courbe correspondent toujours à des périodes caractérisées par d’une part une offensive libérale marquée, souvent consécutive à une victoire électorale de la droite, et d’autre part un mouvement revendicatif fort, même s’il n’est pas toujours de nature identique. C’est le cas en décembre 1986 (+12 pts par rapport à l’étude précédente), février 1997 (+6 pts), mai 2008 (+9 pts), soit, respectivement, après le mouvement étudiant contre la Loi Devaquet, les suites de la mobilisation de novembre-décembre 1995 (dont les effets n’avaient pas été mesurées avant) et enfin le dernier grand mouvement unitaire contre l’austérité.
Par ailleurs, cette confiance dans les syndicats est fortement conditionnée par la situation individuelle des sondés. Ainsi, et à rebours des discours souvent entendus dans les milieux syndicaux, c’est chez les salariés les plus âgés que la confiance dans les syndicats est la moins forte (46 %). Le différentiel entre hommes et femmes est aussi considérable (47 % – 57 %). Enfin, et c’est là aussi une leçon importante de cette étude, la présence syndicale dans l’entreprise est déterminante : la confiance n’est que de 44 % pour les salariés sans contact avec une organisation syndicale, alors qu’elle est de 11 pts supérieure lorsqu’il y a une activité syndicale sur leur lieu de travail.
Des syndicats largement méconnus
L’étude fait en effet apparaître une méconnaissance, ou au moins un manque de contact entre les salariés et les organisations syndicales.
L’attitude générale des salariés reste en effet largement délégataire et marquée par le poids des élections professionnelles dans notre système social. Ainsi, si 65 % des salariés sondés affirment avoir déjà participé à l’élection de représentants du personnel, c’est la seule forme de « contact syndical » qui est majoritaire. Ils ne sont en effet que 42 % à avoir déjà conseillé à un collègue de s’adresser à un syndicat, à peine 39 % à avoir interrogé un syndicat pour obtenir des informations, et ce chiffre tombe à 27 % pour ce qui est de demander à être défendu ou représenté par un syndicaliste. Moins d’un tiers des sondés (30 %) affirme avoir déjà signé une pétition d’origine syndicale, et un quart seulement s’être syndiqué.
Il est donc assez clair que les salariés n’ont, dans leur majorité, qu’un contact très distant avec les syndicats, qui se limite le plus souvent à l’élection des représentants, phase de l’activité syndicale sans doute la moins représentative de son ensemble, et qui met plus l’accent sur la concurrence entre organisations que sur l’efficacité.
Il y a donc plus un problème de contact entre salariés et syndicats que réellement de confiance. Il est ainsi remarquable que le nombre de ceux qui n’ont jamais eu de contact direct avec un syndicat, mais n’excluent pas d’en avoir, est toujours très élevé : 55 % n’excluent pas de demander à être défendu par un délégué syndical, 42 % de signer une pétition.
Il n’y a que la syndicalisation qui semble représenter un réel obstacle, puisque 38 % des sondés indiquent avoir l’intention de ne jamais se syndiquer.
Reste que, pour les salariés, il y a une vraie aspiration à plus de contact avec les syndicats : 28 % estiment que la syndicalisation progresserait si les syndicats étaient plus à l’écoute, 26 % s’ils étaient plus présents, 21 % s’ils donnaient plus de conseils.
Formes et limites de l’individualisme
Ce blocage à la syndicalisation semble traduire une forme certaine d’individualisme. Ainsi, la première raison avancée pour expliquer la faible syndicalisation en France est un refus global de s’engager (32 %). On retrouve un diagnostic du même genre dans l’adhésion forte (64 %) à l’idée que « les français n’aiment pas se syndiquer ».
D’une façon générale, d’ailleurs, les salariés estiment que le plus efficace dans la défense de leurs intérêts est la démarche individuelle en direction de la hiérarchie (51 %). S’adresser aux syndicats ne convainc que 21 % des salariés sondés, et se coordonner avec d’autres salariés 26 %. On remarquera que la distinction assez factice entre les deux dernières réponses proposées oriente assez largement l’ensemble de l’étude. Si on peut distinguer entre une démarche de coordination « libre » et le recours au syndicat plus institutionnalisé, il s’agit dans les deux cas de la recherche d’une approche collective du problème individuel, qui recueille tout de même 47 % des réponses.
Malgré des années de management « individualisé » visant à casser les solidarités professionnelles, l’individualisme n’est donc pas si marquant dans le salariat.
Il est d’ailleurs notable que parmi les reproches principaux faits aux syndicats, on retrouve le fait qu’ils ne s’occupent que de leurs adhérents (59 %), ce qui est totalement paradoxal avec la réticence à la syndicalisation. On retrouve peu ou prou la même chose dans le fait que les intérêts dont les salariés estiment que les syndicats se préoccupent le plus sont ceux des militants (79 %).
On retrouve dans l’image des syndicats une forme du poujadisme rampant qui associe défiance envers l’engagement dans des organisations, surestimation de leur influence et a priori sur un fonctionnement clanique.
Une aspiration à l’unité et à l’indépendance
A cela s’ajoute une certaine illisibilité du paysage syndical. 63 % des salariés estiment ne pas voir très bien ce qui distingue les syndicats les uns des autres. Les analyses sur la « bipolarisation » du syndicalisme, sur l’accentuation des divergences entre organisations, etc… se limitent donc très largement à la sphère des militants syndicaux. Depuis 2005, ce taux n’a pas sensiblement varié, et a même augmenté.
On retrouve aussi l’idée qu’il y a trop de concurrence entre syndicats (68 %), et même qu’il y a trop de syndicats (56 %, en très nette progression par rapport aux études précédentes).
De même, on retrouve les jugements habituels, véhiculés depuis très longtemps, sur les syndicats « trop politisés » (77 %), ou sur le fait qu’ils ont une approche « trop idéologique » (69 %). Là encore, il y a un paradoxe entre une lecture a priori qui considère les syndicats comme inféodées à des clans politiques, et donc fortement clivés sur des bases politiques, et une lecture in vivo qui exprime l’illisibilité de ces clivages.
Les deux se résolvent finalement dans une double aspiration historique des salariés vis-à-vis des syndicats en France : d’une part l’unité, et d’autre part l’indépendance.
Une vision très nette et sans illusion de la pression patronale
Si une majorité de salariés estime qu’il n’y a pas un bon niveau de confiance entre syndicats et direction dans leur entreprise, condition d’un dialogue social effectivement apaisé, la responsabilité première en revient largement à la direction de l’entreprise, dont ils constatent (38 %) le manque de transparence.
D’une façon générale, d’ailleurs, si les entreprises jouent un rôle positif, pour les salariés, dans la création d’emplois (ce qui tombe sous le sens, puisque ce sont forcément elles qui emploient…), les organisations patronales arrivent bien en bas de la liste de ceux qui participent à ce retour à l’emploi (28 % des salariés), nettement en dessous des syndicats (36 %).
La peur des représailles est citée comme la principale raison de la sous-syndicalisation en France (30 %), refus global de s’engager mis à part.
De même, si une large majorité des salariés est favorable à des remises en cause des rémunérations et du temps de travail si leur entreprise est en difficulté, c’est avec des contreparties qui illustrent bien qu’ils ne se font aucune illusion sur les bonnes intentions patronales : 95 % demandent que les dirigeants et actionnaires voient aussi leurs rémunérations baisser, 91 % que ces remises en cause soient temporaires et revues si la situation de l’entreprise se redresse, 90 % que des garanties soient données en matière d’emploi.
On peut dire que cette enquête témoigne au final d’une conscience de classe diffuse, mais qui s’oppose au modèle idéologique libéral qui voudrait faire croire que salariés et patrons ont les mêmes intérêts dans la défense de « l’entreprise ». Les salariés gardent en tête que celle-ci reste un terrain de luttes constantes.
Déconnexion syndicale ou perte de repères du salariat ?
Les syndicats apparaissent dans les négociations comme trop attachés à des questions de principe, mais au final pour une minorité de salariés (26 %).
Ils apparaissent surtout comme comprenant mal à la fois les besoins des salariés (54 %, sans évolution significative) et les réalités économiques (55 %). Sur ce dernier point, le jugement négatif s’est largement amplifié depuis 2010.
Cependant, les salariés interrogés peinent eux-mêmes à définir clairement ce qui devrait être l’objectif principal des syndicats (et donc le besoin premier des salariés) : si le retour à l’emploi des chômeurs arrive en tête, ce n’est que pour 22 % des sondés, soit guère plus que la défense des acquis sociaux (17 %) ou l’accompagnement des salariés (17 %). Cela témoigne d’une perte globale des repères face à une crise sociale qui met à mal le salariat par tous les biais possible.
Le manque de prise en compte des préoccupations des salariés apparaît cependant comme une raison importante (24 %) de la sous-syndicalisation. A noter que l’introduction de nouveaux items (notamment le fait que les salariés ne voient pas l’utilité de se syndiquer) a fait chuter ces réponses de près de 20 pts.
Par ailleurs, l’image que les syndicats donnent de leurs centres d’intérêts principaux est inversement proportionnel au contact des catégories concernées avec l’appareil syndical. Les salariés citent ainsi en tête (79 %) des intérêts défendus par les organisations les responsables syndicaux (ce qui interroge la perception des campagnes menées sur la défense des droits syndicaux, visiblement largement confondue avec la défense de l’appareil syndical), les salariés des grands groupes (69 %), du public (67 %), ceux qui ont un emploi stable (64 %) ; et on voit en fin de liste les retraités (26 %), les chômeurs (27 %). A noter cependant que la plus forte progression depuis l’enquête précédente concerne les jeunes (+ 9 pts, avec 42 %).
En revanche, l’avis sur leur efficacité est partagé, mais majoritairement favorable : efficaces pour 52 % des salariés, et inefficaces pour 41 %. L’appréciation de l’inefficacité est actuellement dans le haut d’une fourchette assez étroite (entre 35 % et 41 %, avec une pointe négative en 2008, où elle n’était que de 24 %).
On retrouve encore un des paradoxes de cette étude : d’une part les salariés attendent des syndicats de l’écoute, une « mise en phase » avec leurs attentes et une efficacité, mais semblent attendre des syndicats qu’ils puissent découvrir par eux-mêmes ces attentes, et qu’ils soient efficaces sans implication des salariés dans la lutte.
Adhésion à la politique contractuelle ou désillusion sur le rôle de l’Etat ?
Dans la politique contractuelle, les salariés semblent attendre des syndicats plus de réalisme (29 %) et une meilleure coopération avec les directions des entreprises (28 %), soit plus qu’un surcroît de combativité (16 %). Au final, ce qui pèse c’est moins le manque d’action syndicale que la difficulté à faire aboutir les luttes qui est pointée.
Dans la réalisation de l’objectif de création d’emploi, l’Etat apparaît ainsi comme un acteur peu efficace (36 % des salariés estiment qu’il joue un rôle positif, soit autant que pour les syndicats). Le score s’effondre encore plus s’il s’agit d’évaluer le rôle de l’Union européenne (29 %) et celui des « décideurs politiques » (23 %).
Il y a ainsi un lourd discrédit de l’Etat et du politique dans la réponse aux attentes des salariés, qui semblent se retourner vers le local. Mais, si l’idée qu’il faut assouplir les règles sociales est majoritaire (50 %), le refus de tout assouplissement pour maintenir les acquis est aussi largement partagé (42 %), et l’écart entre les deux options se réduit légèrement.
Ce discrédit se retrouve lorsqu’est évoqué le niveau pertinent de définition des règles sociales : l’Etat n’est cité que par 13 % des salariés, avec même une chute notable par rapport à 2013 (- 6 pts).Il n’y a que pour la protection sociale que l’Etat apparaît comme devant être déterminant (44 %), pour tout le reste, l’entreprise est en tête.
Mais, au final, les syndicats apparaissent dans ce cadre comme des remparts à l’arbitraire patronal. Pour 75 % des salariés, toute remise en cause des acquis au niveau de l’entreprise (sous réserve de contreparties concernant l’emploi) suppose un accord majoritaire avec les syndicats.
La conclusion qu’on peut tirer de cette étude est donc là encore paradoxale : les salariés ont très majoritairement le sentiment du caractère indispensable du syndicalisme, même s’il est teinté d’une méfiance traditionnelle vis-à-vis de tout ce qui est institutionnalisé (méfiance qui ne date pas d’hier, si l’on a en tête les débats internes au syndicalisme d’il y a un siècle). En revanche, ils ne retrouvent pas dans les organisations actuelles, dans les formes d’action syndicale, les réponses à leurs attentes, tout en restant majoritairement passifs vis-à-vis des mobilisations et des organisations.
Il apparaît aussi qu’un levier sans doute efficace dans le changement d’attitude des salariés et d’image des syndicats se trouve dans la recherche nécessaire de l’unification syndicale sur la base de l’indépendance vis-à-vis d’un politique largement discrédité.
Hervé Le Fiblec
référence de l’étude : http://www.tns-sofres.com/etudes-et-points-de-vue/limage-des-syndicats-aupres-des-francais-2015