Nicolas Latteur, du CEPAG/FGTB (Belgique) vient de publier « Travailler aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés » (édition du Cerisier, Belgique). Nous reproduisons ici quelques mots de présentation par l’auteur, et plus bas l’introduction du livre (avec l’aimable autorisation de l’éditeur). La postface a été rédigée par Sophie Béroud.
Le CEPAG (Centre d’Education Populaire André Genot) est un mouvement d’
Nicolas Latteur : « La particularité du livre est d’être avant tout basé sur des témoignages de salariés (certains étant syndicalistes) issus de secteurs d’activité très divers (callcenter, restauration rapide, industrie alimentaire, accueil des réfugiés, soins de santé, journalisme, commerce, recherche universitaire, transports, etc.). Ils donnent à lire des réalités souvent impressionnantes sur les conditions de travail, sur les violences subies mais fait également état des aspirations personnelles, de la manière dont le travail peut imprégner chaque individu et posent des questions liées aux modes d’action et stratégies syndicales pour le transformer« .
Voici aussi des vidéos du CEPAG qui permettent de situer le livre, ou aussi d’organiser des débats sur le travail:
https://www.youtube.com/watch?v=XfusfcvELqc&t=29s
https://www.youtube.com/watch?v=il3PGQt1raI&t=570s
[…]
Introduction
Des salariés invisibilisés
D’audits en plans nationaux, l’emploi serait l’objet de toutes les attentions. Il est avancé comme la priorité des priorités politiques. Selon les économistes en vogue, le «coût du travail» est l’un des principaux maux de notre temps. Il entraverait la création d’emplois et la compétitivité d’économies en concurrence.
Souvent invisibles dans les champs médiatiques et politiques, les salariés sont régulièrement amenés à entendre qu’une détérioration de leurs conditions d’emploi et de salaire constitue une garantie pour leur avenir.
Et si, pour interroger ces discours énoncés telles des évidences et pour comprendre ce qui se joue au travail et dans l’emploi, on commençait par s’intéresser à la parole des salariés?
Ce livre invite précisément le lecteur à partir à la rencontre de salariés qui racontent leur travail. Nous voulions rencontrer une diversité d’expériences et comprendre ce qui se joue dans le travail aujourd’hui. Quels regards des salariés portent-ils sur leur travail? Comment a-t-il évolué? Comment peuvent-ils intervenir sur lui, sur ses conditions? Comment voient-ils l’organisation de leur travail? Comment envisagent-ils de poursuivre leur emploi jusqu’à bien plus tard que ce qu’ils avaient prévu?
Au travers de ces récits, on découvre des trajectoires de vie, des expériences professionnelles, des formes d’organisation et des conditions de travail parfois difficilement imaginables.
Ces paroles nous en disent long sur le travail lui-même, sur les conditions qui l’encadrent, sur les regards, les engagements, les espoirs et les désillusions que portent ceux et celles qui ont été sélectionnés sur le marché du travail et à qui il est demandé dans leur condition de salarié de «travailler sous l’autorité d’un employeur».
Ces témoignages nous donnent aussi à rencontrer les efforts des salariés pour comprendre ce qui se joue dans le travail, leurs peurs et leurs angoisses, les menaces qu’ils identifient (par exemple la hiérarchie, la concurrence, les autres catégories socioprofessionnelles, les multinationales), etc. Des stratégies de résistance individuelles et collectives sont aussi décrites. Mais parfois, ce sont des stéréotypes sur des professions qui sont énoncés ou des processus de dominations qui sont légitimés.
Ce projet a émergé au fil d’une pratique – la formation en éducation permanente généralement dans le mouvement syndical – et de constats relatifs à la grande invisibilité des salarié(e)s et de leurs conditions de travail. C’est au fur et à mesure des rencontres avec des travailleurs de secteurs d’activité très divers que s’est imposé le projet de pouvoir rendre compte de ce que nous entendions quotidiennement sur le travail et qui était si peu visible. Un premier ouvrage intitulé «Le travail, une question politique» proposait d’analyser les formes d’organisation du travail contemporaines, leurs effets sur les conditions de travail et d’identifier des formes d’action collective possibles pour y résister.
La rencontre de salariés et le recueil de leurs témoignages nous apparaissaient indispensables afin que le travail et le salariat soient parlés par les salariés eux-mêmes. Cette démarche considère la capacité des personnes rencontrées à porter une parole et une analyse de ce qui se joue au travail. Notre environnement politique, social et médiatique est précisément surchargé du contraire. Les populations y sont réputées aptes uniquement à éprouver et à ressentir (elles souffrent, sont en colère, manifestent leur grogne, etc.).
Dans ce recueil, on ne négligera pas la dimension émotionnelle des récits mais on invitera à prendre en considération leurs dimensions politiques. Nombre de récits témoignent d’une recherche pour comprendre les situations, parfois en considérant qu’on ne peut rien y faire, parfois en s’interrogeant sur les conditions possibles d’un dépassement. Ces paroles permettent de mieux prendre la mesure des réalités des conditions d’emploi et du travail.
Mais notre démarche se garde toutefois d’affirmer que le travail ne pourrait être parlé que par ceux qui l’accomplissent. Elle part néanmoins de la relégation de la parole des salariés en la situant comme étant partie prenante d’un mouvement qui tend à faire d’eux de simples objets articulés par les nécessités des formes d’organisation du travail contemporaines qui voudraient en faire des volontaires à leur propre exploitation. À la différence du management orienté vers la mobilisation des salariés et la prescription des comportements, les récits des salariés font la part belle à l’expérience et expliquent les écarts entre le travail prescrit et le travail réel.
La méthode
Ce travail propose donc de se plonger dans les témoignages de plus de quarante salariés rencontrés en Belgique entre 2013 et 2016. Des conclusions seront proposées à partir de notre lecture de ces témoignages. La postface est rédigée par Sophie Béroud. Ses recherches sur le travail précaire, les classes sociales, l’évolution des conflits du travail et le syndicalisme nous paraissaient intéressantes à croiser avec les paroles des salariés que nous avons rencontrés. Nous souhaitions qu’une autre lecture et qu’un autre regard sur ces témoignages puissent être posés.
Les témoins ont été interviewés entre septembre 2013 et mai 2016. Certains témoins ont été rencontrés avec Francesco Palmeri (animateur de la Cellule de lutte contre les discriminations CLCD-CEPAG) et avec Maurizio Vitullo (formateur CEPAG). Nous avons veillé à rencontrer une certaine diversité de salariés qui est propre au monde du travail contemporain. On pourra lire des témoignages de femmes et d’hommes de diverses origines. On retrouvera des ouvriers, des employés et des cadres, certains étant délégués syndicaux et d’autres n’ayant aucune velléité à le devenir. Nous avons recueilli des récits provenant à la fois d’entreprises capitalistes, d’institutions dites «non marchandes» et de services publics. On peut y découvrir des réalités très diverses : des passions, des joies, des souffrances, des questions, de l’aliénation, des résistances, etc.
Nous avons choisi de rencontrer la plupart des témoins individuellement. Cette démarche nous paraît plus adéquate pour rencontrer des cheminements professionnels et personnels singuliers. Cette rencontre n’est bien évidemment pas neutre pour celles et ceux qui ont accepté de s’y engager. Elle peut réveiller le passé composé d’épisodes de vies non désirés, d’expériences douloureuses comme une orientation professionnelle plus subie que choisie par exemple, ou des moments éprouvants – la perte ou la maladie d’un proche – et ses incidences.
Lorsqu’on demande à des personnes d’expliciter leur activité professionnelle, leurs conditions de travail et les transformations qui sont apparues, on leur demande aussi, de composer une image de soi. Notre position était de recueillir les représentations des personnes rencontrées mais la question normative de ce qui est conforme ou impertinent à dire s’est posée.
À qui être loyal? Pour certains témoins, il ne fallait pas trop charger «leur» entreprise alors que pour d’autres, c’était l’occasion de déposer en ce lieu inattendu, une part importante de ce qui les avait indignés ou désespérés. Pour tous, c’était l’occasion de parler longuement de leur travail et d’y réfléchir. Les entretiens se sont pratiqués à partir d’un questionnaire composé de questions ouvertes sur l’expérience de travail et l’évolution des conditions dans lequel il s’exerce.
La gravité de certaines situations rapportées dans les lignes qui suivent pourrait faire penser que nous avons recherché les situations nécessairement problématiques ou que nous avons essentiellement approché le travail sous l’angle de sa pénibilité. Pourtant, les situations décrites sont tragiquement habituelles dans de nombreux lieux de travail et loin de se cantonner à la question de la pénibilité du travail, ce sont des dimensions multiples que nous avons tenté d’aborder au travers de ces entretiens.
Les témoignages ont été recueillis sous le couvert de l’anonymat. Afin de préserver celui-ci, le nom de l’entreprise, de l’association, ou de l’institution n’est généralement pas divulgué. Ce qui était au départ une proposition – l’anonymat – s’est très rapidement imposé comme une nécessité pour la plupart des témoins. Pour une majorité d’entre eux, il était impensable de témoigner «à visage ouvert», la plupart du temps par crainte de représailles, mais aussi parfois par crainte de voir le récit s’enfermer dans une bataille autour de ce qui s’est réellement passé en tel lieu à tel moment. D’autres préféraient également que le nom de l’entreprise ne soit pas mentionné de peur de nuire à sa réputation ou par attachement à ce qu’elle pouvait représenter.
Le témoignage de plusieurs personnes n’a finalement pas pu figurer dans ce recueil. L’auteur et/ou les témoins ont estimé après réflexion devoir se résoudre à la non-publication de leur témoignage par crainte qu’ils ne soient identifiés et que leur emploi ou leurs conditions de travail ne soient mis à mal. Ces situations sont elles-mêmes lourdes de sens. S’exprimer sur son travail se révèle être aussi un exercice risqué.
Précisons que lorsque des témoins font référence à des organisations syndicales, elles ne sont pas citées directement. Cette discrétion est liée à la préservation de l’anonymat et au fait que les témoignages invitent ainsi à prendre connaissance des différentes formes de syndicalisme en présence et de la manière dont elles sont perçues. Ils peuvent également nourrir une réflexion sur l’adéquation des structures et des pratiques syndicales. Car ces témoignages posent des questions qui renvoient à certaines formes de bureaucratisation des structures, aux difficultés de peser sur des orientations prises et de pratiquer un syndicalisme démocratique et autonome. D’autres invitent à considérer l’importance que représentent les formes d’action collective sur le lieu de travail et soulignent la vitalité des pratiques syndicales. Ils permettent aussi de s’interroger sur les conditions de possibilité de telles pratiques et sur les obstacles qu’elles peuvent rencontrer y compris au sein d’organisations qui se veulent les défendre.
Chaque témoin a été invité à relire son témoignage et à en valider le contenu. Des extraits de chaque récit ont été sélectionnés pour être présentés. Des titres et des intertitres ont été introduits par l’auteur de ces lignes et non par les témoins.
La légitimité de la parole des salariés
Ce travail est sous-tendu par l’affirmation d’une nécessité : celle d’une réappropriation collective et démocratique du travail. La prise de parole des salariés sur leurs conditions de travail et sur les questions relatives au contenu de l’activité contribue précisément à redonner au travail toute sa place dans le champ politique. Le travail salarié n’est pas cet horizon indépassable de souffrances et de maux que l’on pourrait tout au plus réduire ou soigner. Les travailleurs sont les protagonistes d’un conflit social. Le travail se transforme et est de part en part traversé par des arbitrages politiques : que produit-on, dans quelles conditions, qui le décide, avec quelles conséquences sur la société? Ces questions requièrent des arbitrages politiques. Ils engagent la société dans son ensemble. Considérer que l’on peut négliger l’impact de l’exposition de salariés à des substances cancérigènes relève d’un arbitrage politique. Faciliter et privilégier le recours au travail de nuit alors qu’il se traduit par d’importants problèmes de santé pour privilégier la rentabilité du capital relève également d’un arbitrage politique. Considérer que l’on peut réduire le chômage en facilitant le recours aux licenciements relève également d’un arbitrage politique.
Dans une perspective démocratique, les arbitrages sont tranchés par la délibération collective. Or, aujourd’hui, les populations sont souvent exclues des décisions qui les concernent. Et les projets politiques qui mettent en cause l’exigence de soumission des salariés aux appétits d’accumulation du capital sont fortement disqualifiés.
Notre démarche est précisément portée par une affirmation relative aux dangers que représente la sous-estimation des conditions d’emploi et de travail dans toute démarche émancipatrice. Nous les retrouvons dans les propositions relatives à l’allocation universelle qui n’entendent pas y toucher et dans les politiques qui ont pour seul énoncé la création d’emplois et qui négligent qu’ils sont de plus en plus intenables, qu’ils entraînent un nombre croissant de salariés dans la précarité et qu’ils bénéficient de l’arbitraire bureaucratique lié aux politiques d’activation.
Affirmer la légitimité de la parole des salariés sur leur travail, c’est aussi soutenir les conflictualités sociales qui permettent l’émergence de pratiques visant à l’émancipation des salariés et qui passent par le renforcement, la reconstruction et aussi la reconfiguration de contre-pouvoirs. Comme l’énonce Pierre Dardot et Christian Laval : «Instituer le commun dans le domaine de la production implique que l’entreprise, libérée de la domination du capital, devienne une institution démocratique. C’est même d’ailleurs la condition pour que les salariés puissent réorganiser le travail sur des bases explicitement coopératives.»
Il n’y a certes pas de démocratie par la simple narration de parcours de vie. Reste que la légitimité de toute politique progressiste ne peut être définie qu’à partir de l’activité des mouvements sociaux et des interventions de leurs membres. Elle ne peut donc venir d’institutions politiques qui leur font face et tentent de normaliser l’insécurité sociale.
Dans cette perspective, la question de l’auto-organisation démocratique des salariés est centrale afin qu’ils puissent au travers de délibérations collectives intervenir sur le travail, ses conditions et ses formes d’organisation. Il n’y pas de politique démocratique sans intervention des populations dans le champ où se règle leur propre destinée.
Dans les conclusions, on retrouvera précisément ces questions au travers d’un regard porté sur les témoignages et les dynamiques d’aliénation et d’émancipation qu’ils nous font découvrir.
Voyage au cœur du salariat
C’est à un vaste voyage dans la condition salariale que le lecteur est convié. Celle-ci est généralement soit ignorée soit naturalisée pour décrire l’emploi et les conditions de travail.
Le salariat est ce rapport social qui rassemble les personnes qui témoignent dans ce livre. Il est aussi ce rapport social qui sépare celles et ceux qui tentent de vendre leurs forces de travail sur le marché de ceux et celles qui peuvent décider de les acheter pour leur mise en œuvre productive. Cette séparation s’accompagne d’une hiérarchisation et produit des formes d’exploitation, de domination et d’aliénation. Elles marquent profondément – parfois durement – les trajectoires de vie racontées ici.
Irréductible à toute pacification, ce rapport social est aussi le théâtre de résistances et de constructions collectives dans les relations de travail tout comme au sein des institutions politiques. Les mouvements de contestation sur les lieux de travail mais aussi l’existence de systèmes de sécurité sociale illustrent notre propos. Les formes de résistance clandestines que des groupes construisent en définissant des cadences, en refusant des formes de disponibilité (le travail du dimanche par exemple), en recherchant par eux-mêmes comment se protéger de substances sur lesquelles aucune information n’avait été donnée sont des exemples de la vitalité du conflit salarial.
Pour nous, ces témoignages sont aussi une invitation à ne pas laisser le travail entre les mains des pouvoirs qui aujourd’hui en proposent une organisation prétendument rationnelle, conforme aux normes de profitabilité et d’austérité propres aux entreprises privées et aux administrations publiques reconfigurées par plus de trente années de restructuration néolibérale du capitalisme.
Aujourd’hui, les salariés sont confrontés de plein fouet à cette offensive. Au travers de la valorisation des ressources humaines et du management néolibéral, on assiste à l’organisation d’une volonté politique de réformer les consciences des salariés et de les déposséder de toute légitimité à définir collectivement les fins et les moyens de leur travail. Ils devraient désormais être compétitifs, employables et adhérer corps et âme à leur entreprise. L’acquisition des compétences attendues permettrait l’employabilité. Mais celle-ci serait un éternel recommencement car les qualités exigées peuvent être constamment redéfinies. Le très rigide appétit d’accumulation propre au capitalisme exige une grande élasticité de la force de travail. La précarité inhérente à la condition salariale serait désormais réputée indépassable. Aux salariés de se former pour pallier la menace d’obsolescence, même si l’interprétation qui fait du chômage un problème d’inadaptation de la force de travail est fort contestable.
On lira d’ailleurs dans plusieurs témoignages la distance qui sépare cette valorisation tout azimut de la compétition économique et les réalités que cette idéologie nie.
Suivant les commandements de nombre d’institutions (politiques, patronales, etc.), les salariés doivent aujourd’hui s’adapter. Ils devraient intégrer les normes et les contraintes décidées par d’autres pour jouer dans la cour de la «nouvelle donne du travail». La priorité serait dès lors à accorder aux dispositifs qui formeront la force de travail à ce qui est attendu d’elle et non à des dispositifs de définition collective et démocratique du travail et de ses conditions.
Le récit de la guerre économique tend à faire du salarié un soldat qui devra s’investir personnellement pour une nouvelle cause qui le dépasse, celle de son entreprise et de sa compétitivité. Ce récit tend à invisibiliser les conditions de travail et à en faire une question illégitime. A contrario, l’adaptation des individus est centrale dans ce logiciel. Elle s’accompagne d’un déni de leurs capacités à interroger les contextes et les effets qu’ils produisent. Les salariés apparaissent très peu légitimes pour intervenir sur ce qui les concerne.
Plutôt que de considérer l’adaptation aux données de notre époque comme la question politique essentielle (qui correspond à la question «comment normaliser les populations dans un contexte d’insécurité sociale croissante?») et avoir pour seul horizon de devenir «entrepreneur de soi-même» comme le proposent les politiques d’activation, la reconfiguration d’un projet politique et social visant l’autoémancipation des dominés est centrale dans notre perspective.
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