Pierre Khalfa, ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d’Attac, publie cet article (Partis politiques et mouvements sociaux) dans la revue Les Possibles d’Attac. Il a également exercé des responsabilités nationales dans l’Union syndicale Solidaires.
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Les Possibles — No. 33 Automne 2022
Partis politiques et mouvements sociaux, des rapports à redéfinir
mardi 27 septembre 2022, par Pierre Khalfa
Les rapports entre les partis politiques de gauche et les mouvements sociaux (syndicats et associations d’éducation populaire ou de lutte) sont l’objet de débats récurrents. Historiquement la construction du mouvement ouvrier a vu apparaître trois types de rapports entre les partis et les syndicats : le modèle social-démocrate basé sur la prééminence du parti sur le syndicat, modèle repris et amplifié dans une logique de stricte subordination dans le mouvement communiste ; le modèle travailliste où le parti est à l’origine une création du mouvement syndical et dans lequel ce dernier garde une influence importante tant d’un point de vue politique que financier, même si la direction du parti essaie de limiter cette influence ; le modèle syndicaliste-révolutionnaire ou anarcho- syndicaliste dans lequel parti et syndicat sont strictement séparés, même si des individus peuvent passer de l’un à l’autre.
En France, l’évolution du syndicalisme a été profondément marqué par ce dernier modèle qui s’est d’ailleurs diffusé au-delà du syndicalisme notamment dans le monde associatif. Il faut donc revenir sur le document de référence de ce modèle régulièrement mis en avant dans les débats en France, la Charte d’Amiens.
La Charte d’Amiens et l’ambiguïté d’un texte fondateur
Il s’agit d’un texte très court, issu d’un compromis au congrès de la CGT en 1906, compromis construit entre les différents courants socialistes contre les guesdistes qui voulaient subordonner l’action syndicale – conçue comme action ouvrière directe à visée émancipatrice – à l’action politique réduite, de fait, à l’action parlementaire du parti, en l’occurrence la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) qui naît en 1905 et unifie les différentes tendances du socialisme français, excepté les anarchistes et quelques « indépendants » qui allaient rapidement glisser vers la droite.
Le contenu de la Charte d’Amiens est, comme on peut s’y attendre, fortement marqué par son époque mais aussi porteur de réflexions très actuelles. La marque de l’époque, c’est le fait que la lutte de classes est réduite au terrain économique. Ainsi, il est indiqué que « Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ». La politique est réduite à l’action « des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». A priori, la coupure entre action politique et économique est nette.
Mais à y regarder de près, l’affaire apparaît moins claire. Ainsi il est écrit que le syndicalisme a « une double besogne, quotidienne et d’avenir » : quotidienne, c’est la lutte pour les revendications immédiates ; l’avenir, c’est « l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Mais en quoi cette visée est-elle différente de celle de « la transformation sociale » évoquée de façon assez dédaigneuse comme l’objectif « des partis et des sectes » ? Et surtout, comment exproprier les capitalistes en restant simplement sur le terrain économique ? Comment peut-on penser que la question de l’État et des institutions puisse rester en dehors de cet objectif ?
De plus, sont pointées non seulement, comme on peut s’y attendre, toutes les formes d’exploitation des travailleurs mais aussi, à juste titre, on l’a vu dans la citation supra, toutes les formes d’oppression. Or ces dernières ne se situent pas exclusivement sur le terrain économique. Bref, la Charte d’Amiens est un texte ambigu qui a fait l’objet d’interprétations multiples. On peut en relever trois qui ont traversé le mouvement syndical : la première est de réduire la portée de ce texte à une déclaration d’indépendance des syndicats par rapport aux partis politiques. C’est la position de FO. Même si elle est réductrice, cette interprétation a marqué profondément le mouvement syndical français, à tel point que la CGT, dans la période où les décisions la concernant se prenaient au Bureau politique du PCF, mettait en avant le fait que sa direction comportait une moitié de non-communistes, voulant ainsi donner l’image de son indépendance.
Les deux autres interprétations intègrent de même la question de l’indépendance syndicale mais aussi le fait que le syndicalisme doit accomplir « une double besogne ». L’une défend l’idée que le syndicalisme suffit à tout. Elle s’appuie pour cela sur le fait que la Charte d’Amiens indique que « le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». C’est la position anarcho-syndicaliste, très forte à l’époque mais qui a dépéri depuis. L’autre se focalise sur l’idée de « double besogne, quotidienne et d’avenir ». Dans cette conception, le syndicat se suffit à lui-même. Il est à la fois un organe de mobilisation sociale pour les revendications immédiates et porteur d’un projet de transformation de la société. On peut retrouver cette conception dans la CFDT des années 1970 ou aujourd’hui dans Solidaires, la FSU ou la CGT, même si des débats récurrents existent sur ce sujet dans ces organisations.
La longue marche vers l’indépendance
Ce texte fondateur, élevé rapidement au niveau d’un mythe, ne va pas résister longtemps aux réalités politiques et aux évènements. Tout d’abord, au niveau individuel, comme nous l’avons indiqué plus haut, les passages sont multiples entre la CGT et la SFIO, tel pouvant par exemple être à la fois élu municipal ou maire SFIO et secrétaire du syndicat local. Mais surtout cette indépendance proclamée du syndicalisme se brise sur les évènements. La CGT, à l’exception d’une petite minorité, adhère à l’Union sacrée en 1914 et soutient les gouvernements successifs où siègent des dirigeants de la SFIO. Les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste (IC) imposent la subordination des syndicats aux partis communistes. La création en 1921 de l’Internationale syndicale rouge, liée à l’IC, est suivie en France de la création de la CGTU qui s’aligne, progressivement et non sans crise, sur le PCF tandis que la CGT maintenue se situe dans l’orbite de la SFIO. À la suite du changement de stratégie de l’IC en 1934 et du rapprochement du PCF avec la SFIO dans la perspective du Front populaire, la CGT et la CGTU se réunifient en 1936 et la CGT passe sous le contrôle du PCF après la Libération. Le PCF et la CGT soutiennent le gouvernement d’union nationale dirigé par De Gaulle, quitte à condamner les grèves qui ont lieu à l’époque dans nombre de secteurs. Le déclenchement de la Guerre froide voit le PCF et la CGT s’aligner sur l’URSS entraînant une scission avec la création de FO en 1948. Il est d’ailleurs remarquable, dans ce nouveau paysage politique où il faut choisir son camp, que la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), qui fait le choix de l’indépendance en 1948, se soit organisée officiellement en tendances explicitement politiques (socialistes, communistes, trotskistes et anarchistes).
Dans cette situation, le couple PCF/CGT, auquel il faut ajouter différents mouvements gravitant dans l’orbite du Parti, forme un véritable écosystème politique dans lequel les passages de responsabilité d’une organisation à l’autre sont monnaie courante. On assiste ainsi à une véritable symbiose entre l’organisation syndicale et le parti politique dans le cadre d’une hégémonie globale s’exerçant d’ailleurs aussi au niveau international avec l’URSS, celle du stalinisme. Certes comme on l’a noté plus haut, le Bureau confédéral de la CGT comportait une moitié de non communistes, mais les principaux dirigeants de la CGT siègent au Bureau politique et au Comité central du PCF. FO, où se retrouvent aussi avec les socialistes certains trotskistes et anarchistes, n’est d’ailleurs pas en reste même si l’osmose avec une SFIO, qui entre progressivement en crise dans les années 1950 suite à son alignement atlantiste et à la guerre d’Algérie, est moins apparente au premier abord. La Charte d’Amiens semble avoir vécu.
Elle va progressivement reprendre de la vigueur sur l’impact de plusieurs évolutions. Tout d’abord, la crise du stalinisme se déclenche très rapidement et va voir ses effets s’amplifier année après année : rupture avec Tito en 1948, répression de la révolte ouvrière en 1953 en RDA, dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev en 1956, intervention soviétique en Hongrie et vote en France des pouvoirs spéciaux en Algérie la même année, refus du PCF et de la CGT de soutenir clairement le FLN et la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, mai 1968 où le PCF et la CGT, contrairement à la CFDT, passent largement à côté du mouvement étudiant et ne saisissent pas les potentialités politiques de la grève générale, intervention soviétique en Tchécoslovaquie en août 1968 qu’ils condamnent.
C’est cependant l’évolution à gauche de la CFTC avec la création de la CFDT en 1964 qui transforme profondément le champ syndical. Sous l’influence de militants du PSU – parti créé en rupture avec la position de la SFIO sur la guerre d’Algérie – se développe une organisation syndicale combative, anticapitaliste et antistalinienne, bien qu’unitaire, qui jouera un rôle majeur à la fin des années 1960 et en particulier en mai 1968. C’est la CFDT qui remet au goût du jour la Charte d’Amiens avec la reprise de l’idée que le mouvement syndical, tout en étant indépendant des partis politiques, doit être porteur d’un projet de transformation sociale à l’époque identifié par le triptyque « propriété sociale des moyens de production, autogestion, planification démocratique »… avant de se « recentrer » dès 1979 dans un syndicalisme d’accompagnement et d’aménagement à la marge du capitalisme. Depuis, la CFDT professe, sous couvert d’indépendance syndicale et du rejet d’engagement partisan, un refus quasi constant de combattre les politiques néolibérales des gouvernements successifs.
Mais c’est l’expérience de l’Union de la gauche et ses multiples conséquences qui vont redéfinir les rapports entre le mouvement syndical et les partis politiques. Il serait trop long d’entrer ici dans toutes les péripéties qui ont marqué ce processus qui commence vers le milieu des années 1960 pour s’achever en 1984 avec le départ des ministres communistes du gouvernement. Marqué par une première importante chute électorale du PCF au premier tour de l’élection présidentielle de 1981, le soutien au gouvernement d’Union de la gauche par la CGT la met en porte-à-faux quand éclatent les premières luttes contre les restructurations, notamment dans la sidérurgie, ou les luttes des travailleurs immigrés dans l’automobile quand le premier ministre Pierre Mauroy les dénoncent comme « agités par des groupes religieux et politiques ». Le changement radical de politique économique et sociale avec « le tournant de la rigueur » voit le PS basculer dans le néolibéralisme et le couple PCF/CGT dans l’opposition. Mais cela ne suffit pas à enrayer la chute électorale du PCF qui paie à la fois ses zig-zags politiques, son fonctionnement interne, son incapacité à rompre avec l’Union soviétique (soutien à l’intervention soviétique en Afghanistan, « bilan globalement positif » de l’URSS, refus de soutenir Solidarnosc face au coup d’État en Pologne) et son décalage par rapport aux nouvelles aspirations apparues dans la société.
Même si la CGT, comme d’ailleurs le reste du mouvement syndical, connaît une crise profonde, elle reste une organisation de masse. Le lien PCF/CGT pouvait fonctionner dans une situation où le PCF était le « parti de la classe ouvrière ». Ce lien ne pouvait perdurer avec un PCF rabougri et aux résultats électoraux désastreux, ce d’autant plus que la fin de l’URSS fait s’effondrer tout un pan de l’imaginaire communiste. Une fois cet imaginaire disparu, l’identité de classe qui structurait les rapports entre le PCF et la CGT s’est d’autant plus vite effondrée que la restructuration du capital a entrainé une dispersion des salarié.es avec notamment la fin des grandes concentrations ouvrières, le tout sur fond de défaites sociales considérables.
Progressivement la CGT va donc s’émanciper du PCF, même si de nombreux militants et responsables gardent la carte du Parti. Il faut d’ailleurs noter que les difficultés du couple PCF/CGT se retrouvent à l’extrême gauche. Là aussi régnait une conception similaire à celle défendue par le stalinisme au nom d’une adhésion aux principes fondateurs de l’IC et d’une conception de l’organisation politique comme avant-garde. L’activité syndicale devait être subordonnée à la ligne du parti. Dans ce cas aussi cette conception est remise en cause. Ainsi, par exemple, en 1989, les militants de la LCR, qui participent à la création de SUD-PTT, refusent de suivre les injonctions de la direction de cette organisation. Cette dernière, ne jurant que par les confédérations traditionnelles, voulait empêcher que SUD-PTT ne présente des listes au plan national lors des élections professionnelles.
Le mouvement social de décembre 1995, dans lequel la FSU et SUD-PTT jouent un rôle important, montre que le relais des partis de gauche n’est pas indispensable pour qu’existe une mobilisation sociale d’ampleur qui peut même faire reculer, au moins partiellement, le gouvernement. L’expérience de la « gauche plurielle » entre 1997 et 2002 accélère encore le processus de prise de distance vis-à-vis des partis puisque l’on voit le PCF participer à un gouvernement qui privatise à tour de bras, y compris des services publics comme France Télécom. Il s’effondrera à l’élection présidentielle de 2002. Mais cette indépendance retrouvée de la CGT n’est pas exempte d’ambiguïté. La question du rapport au politique n’est pas pour autant clarifiée. D’une part, le rapport aux partis politiques est souvent strictement défini en négatif par le refus du lien de subordination (c’est aussi le cas pour la FSU et Solidaires), d’autre part l’idée d’une « double besogne » du syndicalisme et donc le fait de porter un projet de transformation sociale avec les conséquences que cela entraîne dans les rapports à avoir avec les autres forces du mouvement social est difficilement assumée. La question de l’indépendance par rapport aux partis politiques devient un thème majeur bien au-delà du mouvement syndical. Deux exemples qui concernent le mouvement altermondialiste : la charte des Forums sociaux mondiaux les définit comme un espace « non partisan » – la réalité concrète est évidemment tout autre – et Attac interdit à ses adhérent.es de se prévaloir de l’appartenance à l’association si elles ou ils se présentent à une élection.
Deux exemples récents illustrent les difficultés que peuvent soulever les rapports entre mouvements sociaux et partis politiques. Le premier est celui de « La marée populaire » contre la politique du gouvernement Macron en 2018 qui a associé des organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires, UNEF), une cinquantaine d’associations très diverses et des partis politiques (LFI, PCF, EELV, NPA). Cette initiative, qui s’est traduite par des manifestations le 26 mai dans toute la France, avait un caractère historique au sens où pour la première fois depuis des années une initiative était co-organisée en commun par un large front politico-social. Or, la dynamique attendue n’a pas été au rendez- vous. Les manifestations du 26 mai, pour importantes qu’elles aient été, n’ont pas permis un saut qualitatif dans la mobilisation sociale et, de ce fait, cette initiative est restée sans lendemain. Il est d’ailleurs à noter qu’elle a été dénoncée par la CFDT et par FO comme « politique » et donc nuisible pour l’image du syndicalisme.
Le second exemple est celui du collectif « Plus jamais ça ». Créé au début de la crise sanitaire, il regroupe des organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires, Confédération Paysanne) et une dizaine d’associations (Attac, Fondation Copernic, Amis de la Terre, Oxfam, Greenpeace, Dal, etc.). Ce collectif a produit un certain nombre de documents de grande qualité, dont un « Plan de rupture », véritable programme de mesures à mettre en œuvre. Cependant, il est resté très largement une démarche de sommet malgré l’existence de collectifs locaux et a peu infusé dans l’ensemble des organisations participantes. Il n’a pas été capable d’initiatives de mobilisation de masse et la tentative de dialogue avec les partis politiques de gauche a tourné court.
Partis et mouvements sociaux dans une crise similaire
Partis et mouvements sociaux n’ont pas le même rapport au politique. Les partis ont pour objectif d’arriver au pouvoir et agissent essentiellement dans le champ électoral. Ils agissent donc dans un univers fortement concurrentiel et institutionnalisé. La fin du XIXe siècle voit l’apparition des premiers partis de masse – l’exemple emblématique en est la social-démocratie allemande – qui permet un engagement massif des catégories populaires dans l’action politique. On assiste à une transformation sociologique du personnel politique : passage du notable à la petite bourgeoisie (avocats, journalistes, etc.) puis même aux ouvriers avec les partis communistes. Cependant, dès leur apparition, des analyses prémonitoires (Max Weber, Robert Michels, Moisei Ostrogorski) mettent en avant le caractère oligarchique des partis de masse, notamment à partir d’une analyse de la social-démocratie allemande, avec la création d’une couche de professionnels de la politique dont le statut social et les conditions matérielles de vie dépendent étroitement de leur activité politique. Même si les mouvements sociaux se situent dans le champ des contre- pouvoirs et si leur institutionnalisation est moins importante, ils sont aussi touchés par des phénomènes similaires qui croissent avec la taille de l’organisation. C’est donc assez logiquement dans le mouvement syndical que se font le plus sentir « les dangers professionnels du pouvoir », pour reprendre ici la formule que Khristian Rakovsky appliquait à la dégénérescence de l’appareil d’État de la jeune Union soviétique.
Ces problèmes, loin de s’amoindrir, ont eu tendance à se renforcer ces dernières décennies. Dans les partis politiques de gauche – social-démocrate ou communiste – le dévouement militant, combiné à la fidélité à la direction, pouvait permettre un déroulement de carrière et d’accéder ainsi à des postes de haute responsabilité. Les partis jouaient un rôle non négligeable dans la promotion sociale de leurs membres. L’effondrement du communisme et la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme a profondément transformé la situation. C’est au sein des grandes écoles de la classe dirigeante (ENA, Sciences- po, etc.) que se recrutent maintenant l’essentiel de celles et ceux qui, non seulement vont diriger le parti, mais sont appelés ensuite à gouverner. L’osmose avec les classes populaires, qui malgré tout caractérisait le fonctionnement antérieur, s’est transformée en une symbiose avec la classe dirigeante dont les membres et le personnel politique ont suivi le même cursus et possèdent le même capital culturel que les dirigeants de la social-démocratie.
La situation est évidemment différente dans les mouvements sociaux qui subissent néanmoins les effets de leur institutionnalisation. Elle touche particulièrement le mouvement syndical avec la multiplication des instances de concertation, la permanentisation inévitable qui s’ensuit, la reconnaissance sociale qui va souvent avec, et la difficulté d’un travail de terrain proche des salarié.es. Certes, des règles de rotation des mandats et de limitation du temps de permanence des responsables peuvent en atténuer les défauts, mais, outre qu’elles sont loin d’être généralisées, elles ont du mal à être appliquées au vu des difficultés actuelles du syndicalisme, notamment en matière de renouvellement des responsabilités. Pour le dire brutalement, ça ne se bouscule pas au portillon. Non seulement faire du syndicalisme, c’est aussi prendre des risques personnels pour beaucoup, et on ne peut ainsi réduire l’engagement syndical à un plan de carrière, mais surtout pour nombre de personnes qui pourraient être tentés par un engagement syndical, ce dernier apparaît contradictoire avec la poursuite d’une « carrière » dans l’entreprise, ce d’autant plus la motivation idéologique s’est affaiblie. Il est donc indéniable que la coupure entre salarié.es et syndicalistes s’est aggravée ces dernières décennies. Ce phénomène touche aussi le monde associatif avec une professionnalisation accrue, professionnalisation difficilement évitable au vu de la complexité de plus en plus importante des sujets traités.
L’affadissement puis la disparition d’une perspective unifiante qui structurait l’imaginaire social, tel le communisme ou le socialisme, n’a pas eu que des effets négatifs. Elle a permis que des contradictions, mises longtemps sous le boisseau resurgissent. La conception qui hiérarchisait les combats et les priorités en les soumettant à la question sociale et aux organisations qui la représentent a été battue en brèche. C’est le cas, par exemple de la lutte contre l’oppression des femmes ou contre les racismes et des questions écologiques. Il y a maintenant des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique. S’il y a encore des partis de gauche et des syndicats, on peut considérer que le mouvement ouvrier, en tant que mouvement d’émancipation, regroupant partis, syndicats et associations, lié à une classe sociale particulière et capable de focaliser tous les combats sociaux, n’existe plus. Première conséquence de cette situation, les mobilisations sociales ne sont plus polarisées automatiquement par les partis de gauche et les syndicats. Elles peuvent devenir un enjeu de confrontation avec l’extrême droite comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Mais l’absence de projet émancipateur a une seconde conséquence qui renvoie aux comportements individuels. La logique entrepreneuriale, propre au néolibéralisme, dans laquelle il est moins question de défendre un projet que de faire sa propre promotion, a envahi la sphère politique. Elle se retrouve non seulement dans des partis politiques mais aussi dans des associations et dans des initiatives citoyennes. Les mésaventures de « La primaire populaire » en est une illustration manifeste.
Redéfinir la nature des liens
L’indépendance des mouvements sociaux par rapport aux partis politiques est un acquis sur lequel on ne peut revenir. Elle signifie que les orientations des mouvements sociaux sont définis par eux-mêmes en leur sein et ne sont pas dépendantes de celles de tel ou tel parti politique. Cette absence de liens de subordination ne peut cependant être l’alpha et l’oméga des rapports entre mouvements sociaux et partis politiques. Si l’indépendance de décision des mouvements sociaux est une condition nécessaire à leur développement, elle n’est pas une stratégie en elle-même et n’est en aucune manière la garantie d’un quelconque succès. Le bilan des luttes sociales de ces dernières années montre l’extrême difficulté des mobilisations sociales à obtenir par elles-mêmes des victoires significatives. Cette difficulté doit d’autant plus nous interroger qu’il s’agit pour l’essentiel de luttes défensives visant à bloquer tel ou tel projet gouvernemental et non pas de mouvements visant à transformer la situation dans un sens progressiste. La « double besogne » de la Charte d’Amiens, qui articule conquête sociales concrètes et transformation sociale globale, s’est réduite à la défense de l’existant et même cette dernière est la plupart du temps en échec. Année après année, les mobilisations sociales pourtant d’ampleur se sont brisées la plupart du temps sur le mur de l’intransigeance gouvernementale.
C’est cet obstacle qu’il faut lever. Cela est d’autant plus nécessaire que l’offensive néolibérale vise à restructurer la société selon ses propres critères et elle utilise l’État pour cela. Le néolibéralisme est un projet politique global qui peut difficilement être combattu morceau par morceau. D’où la nécessité d’une alternative politique qui doit se situer au même niveau et qui ne peut pas faire l’impasse de l’action institutionnelle. Cela entraîne la nécessité d’une redéfinition des rapports entre partis politiques et mouvements sociaux.
Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Ils doivent cependant aussi balayer devant leur porte. Le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas comme on peut l’entendre quelquefois de « donner un débouché politique aux luttes », ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.
Or la situation actuelle est favorable à une telle perspective. La création de la NUPES recompose le champ politique et peut changer la donne. D’une part, elle s’est constituée sur la base d’une rupture claire avec le néolibéralisme et le productivisme ainsi qu’avec la politique suivie depuis des décennies par une social-démocratie passée au néolibéralisme. Cette rupture est la première condition, essentielle, même si des divergences continuent d’exister en sein de la NUPES. D’autre part, il s’agit d’un cadre unitaire, ce qui à la fois évite d’avoir à choisir de soutenir tel ou tel parti plutôt que tel autre, mais aussi rend crédible l’idée d’une alternative politique possible recréant ainsi un espoir qui avait largement disparu.
Il s’agit certes pour le moment d’une alliance électorale qui existe essentiellement sur le terrain parlementaire, ce qui est une de ses limites. Simple alliance de partis, elle est soumise aux aléas des rapports de forces entre partis. Or, la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique nécessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté
transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la NUPES, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico- social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.
août 2022
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