Cet article est traduit du site In These Times (USA), par Patrick Le Tréhondat que nous remercions. Il montre comment à New-York des syndicalistes et des travailleur-euses Uber luttent contre le système des plates-formes en construisant des coopératives. Avec Uber, il faut « payer pour travailler« , ce qui est le comble du capitalisme!
A New York, une coopérative de conducteurs veut démolir le modèle d’exploitation d’Uber
Hamilton Nolan
Ken Lewis a grandi sur l’île de Grenade, et a été témoin des suites de la révolution de 1979. « Je me souviens du pouvoir des coopératives, des gens qui obtenaient des terres, qui transformaient des lieux stériles en lieux productifs », dit-il. Cette image est restée gravée dans sa mémoire après qu’il ait déménagé à New York pour ses études supérieures et qu’il ait commencé à conduire un taxi en plus de ses études. Aujourd’hui, plusieurs décennies plus tard, Lewis a enfin l’occasion de mettre en pratique le pouvoir des coopératives, au service des chauffeurs avec lesquels il a travaillé si longtemps.
Il est l’un des trois cofondateurs de The Drivers Cooperative (TDC), qui vise à réaliser un rêve de longue date des New-Yorkais pressés et socialement responsables : une application de covoiturage qui vous fasse sentir bien. Lorsqu’elle sera lancée au public au début de l’année prochaine, TDC deviendra la première coopérative de covoiturage de la ville de New York appartenant à des travailleurs, une plate-forme détenue par les conducteurs eux-mêmes, plutôt que par de gros investisseurs. L’idée effrontée de ses fondateurs est que TDC peut en fait obtenir un avantage concurrentiel sur Uber et Lyft en supprimant les pratiques les plus scandaleuses de ce duopole dominant. « La façon dont le modèle [Uber] est organisé est extractive. Il prend de l’argent et ne rend pas grand-chose. Imaginez une entreprise qui ne produit pas de bénéfices, mais qui crée des milliardaires », explique M. Lewis. « Cet argent vient des conducteurs. »
Erik Forman, un militant syndical et organisateur chevronné, a appris à connaître le côté sombre de ce modèle d’extraction lorsqu’il travaillait comme membre du personnel de l’Independent Drivers Guild, un groupe affilié à un syndicat qui organise des conducteurs de covoiturage à New York. Les entreprises qui opèrent dans ce secteur font régulièrement peser une grande partie du risque d’emploi sur les chauffeurs en les classant comme « entrepreneurs indépendants » plutôt que comme des employés. Ces sociétés répercutent également les coûts liés à l’emploi sur les travailleurs, les obligeant à payer leur propre voiture et son entretien (sans parler de « choses » comme les prestations de santé). Au lieu d’être payés pour travailler, en d’autres termes, le voiturage via des applications fait que les personnes paient pour travailler. Lorsqu’Uber a été lancé à New York en 2011, il s’agissait d’une alternative attrayante pour de nombreuses personnes qui avaient été chauffeurs de taxi auparavant, avec un salaire décent et peu de réglementations. Mais dans les années qui ont suivi, Uber a réduit les taux de rémunération alors que le nombre de chauffeurs augmentait, laissant beaucoup de ceux qui avaient contracté des emprunts pour acheter des voitures pour leur travail seuls face à leurs dettes.
Forman, qui a connu d’âpres batailles syndicales avec les grandes entreprises, a réalisé que pour le même effort, les travailleurs pourraient probablement créer leur propre entreprise ce qui l’a conduit aider à fonder la coopérative de voiturage. « L’industrie semble avoir besoin d’un changement de système basé sur la propriété des travailleurs » dit-il. « [TDC] n’est pas une autre entreprise qui essaie de soutirer de l’argent aux conducteurs. C’est tout le contraire ».
En fait, le refus de l’exploitation est aussi un avantage financier de The Drivers Cooperative. D’une part, les milliards de dollars qu’Uber a dépensés pour commercialiser le concept du voiturage signifient que TDC n’a guère besoin de gros budgets publicitaires. Leur plan est de se développer en construisant un réseau de conducteurs, en utilisant la presse et le bouche-à-oreille. Et alors qu’Uber et Lyft prennent environ un quart de l’argent de chaque voyage (dont une partie pour payer tout ce marketing), la coopérative prévoit de ne prendre que 15%. En assurant le pouvoir d’achat de tous les membres, ils espèrent réduire les dépenses sur des coûts comme l’essence et l’assurance – dépenses que les chauffeurs d’Uber et Lyft doivent gérer seuls. Ils prévoient que tout cela devrait se traduire par 8 à 10% de revenus supplémentaires pour les conducteurs à chaque trajet, tout en étant capable de battre leurs concurrents sur le plan des prix. Et s’il reste des bénéfices à la coopérative à la fin de l’année, ils seront versés aux chauffeurs sous forme de dividendes.
Personne ne comprend mieux le contraste fondamental avec le modèle commercial d’Uber que la troisième cofondatrice de la coopérative, Alissa Orlando – qui travaillait pour Uber. Son passage à la tête des opérations d’Uber en Afrique de l’Est l’a laissée désillusionnée par le contrôle prédateur de l’entreprise sur ses conducteurs, incarné par la façon dont elle réduisait unilatéralement les revenus, désactivait complètement l’application des conducteurs ou leur accordait des prêts automobiles insoutenables, tout en prétendant qu’ils travaillaient ensemble. « Uber a appelé les conducteurs “partenaires” dans la mesure où cela l’aidait à maintenir un statut réglementaire favorable, dit Orlando, mais ils n’ont jamais été des partenaires».
Elle utilise maintenant son expérience dans le domaine du capital-risque et des entreprises basées sur des plates-formes pour le compte de TDC, un travail plus gratifiant qui lui permet de mieux dormir la nuit. Elle a rencontré des chauffeurs de la ville de New York pour les recruter dans la coopérative, et a entendu d’innombrables histoires sur les choix impossibles que les chauffeurs sont obligés de faire. Une conductrice a raconté qu’une demi-douzaine de passagers monte dans sa voiture sans masque chaque semaine, mais que si elle s’y oppose, ils lui donnent une mauvaise note. « Elle doit faire le choix entre s’assurer qu’elle est en sécurité, et la menace potentielle d’une désactivation [de son application] » explique Orlando.
Mohammad Hossen, un chauffeur de voiturage qui siège au conseil consultatif de la coopérative, affirme que la pandémie a accéléré l’urgence du nouveau projet. Ses revenus provenant de la conduite ont chuté des deux tiers, pour atteindre seulement 100 dollars par jour, et les coûts de désinfectant et d’autres mesures de sécurité – payés de sa poche – ont augmenté. Cette situation difficile lui a permis de recruter d’autres chauffeurs pour la coopérative, qui attendent pendant des heures à l’aéroport pour obtenir une course. « Au bout du compte, vous n’avez ni vie, ni sécurité, ni avenir, conclut Hossen, nous nous en rendons compte, et nous souffrons. »
Cette situation pourrait changer lorsque les conducteurs seront propriétaires de leur propre entreprise. La coopérative des chauffeurs démarre ce mois-ci un projet pilote de transport de travailleurs pour la Cooperative Home Care Associates[1], basée dans le Bronx, un exemple de coopération entre coopératives. Les fondateurs espèrent recruter à terme plusieurs milliers de chauffeurs dans la ville, et affirment que le recrutement se passe bien. Ils ont l’intention de lancer leur propre application et d’ouvrir leurs portes au cours du premier trimestre 2021. Leur objectif final, disent-ils, est d’atteindre 10 % du marché du voiturage de la ville de New York, qui représente un chiffre d’affaires de 5 milliards de dollars, et de s’étendre à d’autres villes. Pour l’instant, cependant, ils se contenteront de concrétiser une bonne idée à New York.
10 décembre 2020
Source : Article publié sur le site de In These Times
Traduction Patrick Le Tréhondat
[1] La Cooperative Home Care Associates (CHCA) apporte des soins à domicile. NdT.